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Contes créoles

La Geste de Petit Jean

Petit Jean et Monsieur Sans Fâcher

Quelques contes créole
recueillis par Mme Schont, 1935.

Petit Jean, après cette aventure, était revenu auprès des siens qui étaient toujours aussi pauvres.

Une année, il y eut une grande crise et beaucoup de chômage et pas beaucoup à manger.

Le frère aîné de Petit Jean, Grand Jean qui était fort et bête, résolut d'aller chercher du travail.

Il arriva devant une grande habitation et vit une affiche. Il ne savait pas lire, mais il entra dans l'habitation, et le maître lui expliqua que l'affiche promettait du travail à celui qui ne se fâcherait pas; que celui qui se fâcherait serait mangé.

Grand Jean fit promesse qu'il saurait ne pas se fâcher.

Le lendemain, le maître l'envoya garder un troupeau de bœufs. Grand Jean garda le troupeau tout le jour, et personne ne lui donna à manger. En rentrant de son travail, il ne se plaignit pourtant pas, se souvenant de sa promesse.

Il garda les bœufs un jour encore, et personne ne le fit manger. En rentrant du travail, le soir, il ne sut pas cacher sa colère. Il dit: «J'ai faim et je suis plus que fâché qu'on me fasse travailler sans me donner à manger». Et le Diable, car c'était lui le maître, le dévora.

*

Sa vieille mère attendit longtemps que son fils revint et lui rapportât un peu d'argent. Las d'attendre le grand frère, Petit Jean déclara qu'à son tour il voulait chercher du travail et gagner un peu d'argent pour sa mère.

Il partit donc et arriva à la même ferme, vit l'affiche et la lut, car lui savait lire. Il entra dans la ferme et se présenta au Diable qui lui demanda s'il savait lire. «Non», dit Petit Jean. Alors le Diable lui expliqua à quelle condition il donnait du travail : il fallait qu’il travaille sans jamais se fâcher. Celui qui se fâcherait serait mis à mort par l'autre. «Quant à moi, je m'appelle Monsieur Sans Fâcher.»

Petit Jean écouta bien et accepta la condition.

*

Le lendemain matin, le maître l'envoya dans la forêt pour couper du bois et scier des planches. Il lui donna une tâche que 10 hommes en 10 jours n'auraient pas achevée.

Petit Jean se mit au travail; les heures passaient: 8 heures, 10 heures, 11 heures! Il commençait à avoir faim. Vers midi enfin, il vit venir une servante qui apportait son repas. Il y avait un petit peu de pain: un quart de livre peut-être, et deux morceaux de viande: un petit et un gros. Petit Jean s'installa pour manger. Il prit le petit morceau de viande, et, pendant qu'il le mangeait, un serpent se jeta sur le gros morceau et l'avala. C'était un des fils du Diable qui avait pris la forme du serpent.

Petit Jean s'en doutait un peu, saisit son sabre1 et coupa la tête du serpent.

Puis il retourna auprès de Monsieur Sans Fâcher et lui dit: «Pourquoi permettez-vous qu'on m'envoie à manger si tard, et qu'un serpent vienne manger mon plus beau morceau de viande?

Le Diable lui demanda: «Êtes-vous fâché?» et Petit Jean répondit: «Je ne me fâche pas pour si peu de chose; d'ailleurs je n'ai pas perdu mon temps: j'ai tué le serpent. Etes-vous fâché?» Et le Diable répondit: «Mais non, je ne suis pas fâché.»

*

Le lendemain, Petit Jean devait rassembler les broussailles et l’herbe verte pour faire des boucans2. Il avait réuni une douzaine de boucans, quand survint un coq, non pas un petit coq grain3, mais un gros coq madère4 qui éparpilla tous les tas préparés pour y mettre le feu. C'était le second fils du Diable. Petit Jean, avec sa fourche, tua le coq madère et s'en retourna auprès de Monsieur Sans Fâcher à qui il dit «Je crois que j'ai tué un des coqs de votre basse-cour qui a défait tout mon travail de la journée. Êtes-vous fâché?» Diable répondit: «Pas encore», et le renvoya à son travail.

La journée était ardente, et on ne lui apporta ni à boire ni a manger. Il supporta la faim et rentra, la journée achevée.

On lui servit a dîner, mais à peine se fut-il installé pour manger que Monsieur Sans Fâcher lui ordonna d'accompagner ses deux filles dans le pré voisin, pour y faire leurs petits besoins.

Petit Jean ne protesta pas, se leva, sortit avec les filles du Diable, et les attendit. Mais il s'impatienta, car il avait faim, et elles n'en finissaient pas. Il les étrangla et retourna à son repas. Il dit à Monsieur Sans Fâcher: «Elles m'ont fait tellement attendre que j'ai préféré les étrangler. Êtes-vous fâché?» Le Diable répondit: «Pas encore.»

*

Le lendemain, il l'envoya garder ses bœufs. Pendant que Petit Jean était au pré pour les garder, un boucher vint lui offrir un bon prix pour un boeuf gras. Petit Jean vendit la plus grande partie du troupeau au boucher, mais il voulut qu'on lui remit les queues. Il prit les queues et les enfonça dans la vase d'une mare, de sorte que la touffe de poils flottait à la surface. Puis il réunit le reste du troupeau autour de la mare, et alla dire à Monsieur Sans Fâcher qu'il avait vendu une partie du troupeau, qu'une autre partie s'était noyée dans la mare, et le pria de venir l'aider pour les en tirer.

Ensemble, ils tirèrent sur une des queues. Petit Jean fit semblant seulement; mais Monsieur Sans Fâcher, qui commençait à être furieux, dans sa rage muette, tira trop fort. Naturellement, la queue lui resta dans la main, et il tomba à la renverse sur un tesson de bouteille qui le blessa.

Pendant qu'il était à terre, Petit Jean lui demanda:

«Êtes-vous fâché? - Non, je ne le suis pas encore», répondit Monsieur Sans Fâcher.

*

Petit Jean envoya le produit de la vente à sa mère. Le jour suivant, il dut garder un troupeau de chevaux. Des acheteurs vinrent le trouver, et il vendit tout le troupeau. Et ainsi, de jour en jour, chaque nouveau troupeau qu'on lui confiait: chevaux, moutons, cabris, il vendit tout, et chaque fois le pauvre Diable dut avaler sa colère et affirmer qu'il n'était pas encore fâché.

Petit Jean avait maintenant vendu toutes les bêtes du Diable, et celui-ci en avait vraiment assez. Mais il comprenait bien qu'il n'arriverait pas lui-même à se débarrasser de Petit Jean.

*

Le Diable avait un vieux grand-père qui était le Roi des Diables. Il savait s'y prendre pour tuer qui que ce soit, homme ou diable. Monsieur Sans Fâcher pensa que le Roi viendrait bien à bout de Petit Jean. Seulement, il fallait l'y faire aller.

Monsieur Sans Fâcher inventa une ruse. Il lui restait un troisième fils; il lui fit prendre la forme d'un mouton, et il ordonna a Petit Jean de suivre le mouton qui devait ainsi entraîner Petit Jean chez le Roi des Diables.

Petit Jean obéit et suivit le mouton un bout de chemin. Puis il tira son couteau et l'égorgea. Il revint auprès du maître et lui dit: «Ce mouton n'avançait pas; aussi, je l'ai tué. Êtes-vous fâché?»

Le Diable répondit: «Non, pas encore»; mais rentrant chez lui, pour se soulager de sa colère, il donna quelques gifles à sa femme. Petit Jean intervint et bouscula le Diable qui tomba par terre, et il lui demanda: «Êtes-vous fâché?» Le Diable répondit: «Non, pas encore

*

Le lendemain, il ordonna à Petit Jean de reprendre la route qui conduisait à la cabane de son grand-père.

Petit Jean voulut en finir, lui aussi. Il suivit la route et alla tout droit chez le Roi des Diables. Le Roi l'accueillit et lui donna un siège. Il s'assit et regarda autour de lui, et d'un coup d'oeil il vit tous les malheurs qui le menaçaient.

Mais on le traita bien, on lui donna à manger, et le Roi lui montra le lit sur lequel il devait passer la nuit.

Petit Jean porta son siège près du lit, et il vit que le Grand Diable lui avait préparé un piège. Il attendit que la nuit fut complètement tombée. Alors, il prit, son siège et le lança vigoureusement sur le lit. Le siège se brisa, vola en éclats. Petit Jean courut se cacher derrière la porte, car il entendait le pas du Roi des Diables qui venait pour voir le résultat.

Il entra et s'avança vers le lit; petit Jean tira son couteau et, s'approchant par derrière, lui porta plusieurs coups, lui fit des entailles telles que le Roi des Diables en mourut.

Puis, petit Jean visita toute la maison du Grand Diable. Dans une salle qui contenait beaucoup de machines qui servaient aux maléfices du Diable, il découvrit la carabine avec laquelle le Roi des Diables tuait les autres Diables qui ne lui obéissaient plus.

Il la prit et revint auprès de Monsieur Sans Fâcher à qui il dit: «J'ai tue le Roi des Diables, êtes-vous fâché?»

Le Diable répondit toujours: «Non, pas encore.» Mais il avait maintenant très peur, car il se disait: «Si petit Jean a tué le Roi des Diables, que ne fera-t-il pas!»

*

Alors, il prit conseil de sa vieille mère. C'était une diablesse très rusée. Elle lui dit : « Voici ce qu'il faut faire. Cette nuit, à peine minuit passé, je grimperai dans l'arbre sur lequel perchent nos poules ; et les coqs se mettront à chanter, et les poules à glousser. Alors, tu enverras Petit Jean voir ce qui se passe. Tu profiteras de son absence pour prendre, dans sa chambre, la carabine, et tu le tueras.»

La nuit, on mit ce projet à exécution. Mais Petit Jean, quand le Diable l'envoya vérifier pourquoi les poules et les coqs dans l’arbre s'agitaient, sortit en emportant la carabine.

Arrivé sous l'arbre, il vit la vieille diablesse perchée dans les branches, et il tira sur elle. Elle tomba du premier coup.

Quand le Diable entendit le bruit du coup de feu, il accourut et cria: «Qu'as-tu fait là? Tu as tué ma mère!»

Et Petit Jean de dire: «Êtes-vous fâché?»

Diable hurla: «Certainement: il y a de quoi.»

Il avait perdu le pari; il n'était plus Monsieur Sans Fâcher, puisqu'il était fâché. Et Petit Jean le tua d'un coup de carabine.

Puis il s'empara de toutes ses richesses, et épousa la femme du Diable. Il faut savoir qu'elle n'était pas une diablesse, et qu'elle était même très belle.

*

Il y eut une grande noce. On dit qu'on y servit le vin dans des paniers et le pain dans des bouteilles. J'y suis allé pour voir si on s'amusait bien, mais on ne me jeta qu'un os et on ne me donna qu'un coup de pied qui m'a fait tomber ici pour vous raconter cela.

Notes

  1. Le sabre à canne qui sert aussi à couper du bois.
     
  2. Tas d'herbes et de broussailles qu'on brûle.
     
  3. Race pour le combat de coqs, de l'anglais: game.
     
  4. Grosse race, appelée ainsi de leur île d'origine.

boule 

Viré monté