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Au visiteur lumineux
Jean Bernabé, Jean-Luc Bonniol, Raphaël Confiant, Gerry LEtang
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Ibis
Rouge Editions - 2000 - ISBN 2-84450-078-1 |
Cette influence de Jean Benoist sest exercée au travers de ses propres écrits, qui ont directement servi de repères à toute une génération de chercheurs, grâce à leur incomparable fécondité théorique et conceptuelle et au travers dun enseignement qui a su faire passer toutes les avancées dune pensée. Mais elle sest aussi inscrite dans un lieu emblématique, lancienne habitation de Fonds Saint-Jacques à la Martinique, où Jean Benoist installa, à la fin des années soixante, alors quil était Professeur à lUniversité de Montréal, le Centre de recherches caraïbes. Ce lieu a contribué, pendant plus dune décennie, à laccueil des chercheurs, résidents et non résidents: ils ont pu y profiter de lexceptionnelle richesse documentaire rassemblée dans la bibliothèque du Centre, qui en faisait une ressource unique, du moins dans le cadre de la Martinique et de la Guadeloupe. Mais ce lieu sest aussi constitué en structure éditoriale grâce à la publication de toute une série dopuscules, grâce auxquels étaient fournis au public des articles majeurs difficilement accessibles, ainsi que des études originales Cette influence sest poursuivie dans lOcéan indien, grâce à limpulsion que Jean Benoist sut donner au milieu intellectuel local par le truchement dun séminaire fondateur tenu à lUniversité de la Réunion, et grâce aux quelques textes majeurs qui suivirent, comme Structure et changement de la société rurale réunionnaise et Paysans de la Réunion. Textes qui surent trouver une audience locale et même revenir, comme un écho lointain, vers les Antilles
Car cest peut-être le privilège de lethnologue, à linstar de lécrivain ou de lartiste, et à la différence des autres spécialistes des sciences sociales, comme lhistorien, parfois enfermé dans le passé, ou le géographe, plutôt posté du côté de lespace, ou même le sociologue, essentiellement préoccupé par le présent, que de se situer dans une longue durée qui prend en compte le devenir du passé dans le présent, une longue durée où des sociétés en quête delles-mêmes peuvent trouver du sens et découvrir quelques réponses aux questions quelles se posent. Il y a certainement une dialectique qui sinstalle entre lethnologue et son objet détude, lethnologue se construisant à son contact et la société étudiée accédant grâce à lui à une meilleure connaissance delle-même, et pouvant se doter par là dinstruments intellectuels pour penser son destin et éventuellement lorienter.
Parmi les meilleures traditions du monde académique figure celle de lhommage: tous ceux qui ont côtoyé une figure intellectuelle majeure, et qui désirent signaler par là une dette de la pensée, lui offrent, pour chacun dentre eux, une contribution personnelle, tout en produisant ensemble une somme qui prolonge luvre de celui qui est honoré Il était important, dans le cas de Jean Benoist, que cet hommage au visiteur lumineux qui, par la seule force de sa pensée, a su éclairer des forces sociales et des formes culturelles qui étaient restées jusquà lui opaques, voire même invisibles, soit lémanation de la terre créole elle-même. Cet ouvrage est ainsi édité dans lîle où il a commencé sa carrière intellectuelle, par un groupe de recherches (le GEREC-F1) qui depuis 25 ans se donne pour tâche dinventorier les multiples facettes du réel créole, et ce volume rassemble essentiellement ceux qui ont pu se reconnaître dans son enseignement créole. Tel quel, il népuise pas toutes les dimensions dune uvre qui, à un certain moment de son développement, a pu se déployer dans dautres directions. Mais il constitue certainement la reconnaissance la plus intime de lémergence dune pensée face à un lieu, qui est aussi lhistoire de la rencontre dun homme et dun terrain. Des affinités électives ainsi établies, il fallait certainement que cette première manifestation officielle dhommage, alors que Jean Benoist va quitter la scène universitaire quil a occupée pendant plus de quarante ans (mais non point encore la scène intellectuelle!), prenne cette forme spécifique et localisée qui illustre une fidélité réciproque.
Les facettes de luvre de Jean Benoist sont multiples: médecin de formation, il a arpenté tout le territoire de lanthropologie, de lanthropologie biologique (sa thèse de sciences sur le métissage à la Martinique) à lanthropologie religieuse (son dernier ouvrage sur les hindouismes créoles), en passant par lethnologie des sociétés de plantation et de leurs marges, la sociologie de la départementalisation, lethnomusicologie, lanthropologie médicale (qui a constitué son dernier champ principal dinvestissement). On trouvera donc dans cet ouvrage une grande diversité de contributions: certaines portent sur luvre elle-même, et son influence; la plupart tirent un fil qui, dune manière ou dune autre, se rattache à cette uvre. Fil de lhistoire de lesclavage et de ses échappées; fil du foncier comme ancrage majeur des structures sociales dans des îles de plantation; fil de lidentité et de lethnicité dans des terres où ont perduré les distinctions fondées sur lorigine; fil du religieux et du corps mortel de lhomme et, au delà, fil des recours de divers ordres, de la biomédecine à la magie, face à la maladie et aux diverses séquences du malheur; fil de la langue, comme donnée culturelle la plus évidente, par laquelle une société se dit et se représente, en particulier au travers des productions littérairement élaborées, quelles soient orales ou écrites
Sil est une dimension de la pensée de Jean Benoist qui doit en dernière instance être soulignée, cest la leçon générale quil a su tirer du cas créole et sa contribution à lanalyse du processus de créolisation, qui font de son uvre une contribution majeure à la réflexion sur les sociétés plurielles contemporaines. Tout le problème est de savoir quel peut être le devenir de sociétés qui ont été composées à partir de populations de diverses origines, et qui nont cessé de recevoir de nouveaux apports durant toute leur histoire. Il sagit de sociétés nécessairement habitées par lAutre, et il se pose donc, pour tout individu membre de telles sociétés, une question fondamentale: comment cohabiter avec cet Autre ? Ce quon peut appeler le paradoxe créole est dassocier au départ la contrainte sociale la plus forte (impérieuse domination de classe, redoublée à lépoque de lesclavage par une différence de statut juridique, elle-même prolongée par une distinction persistante par lapparence et/ou lorigine) avec une grande fluidité culturelle: on ne peut que constater, en particulier aux Antilles, labsence de communautés qui senfermeraient dans un strict particularisme culturel; il existe au contraire un patrimoine culturel commun auquel chacun peut avoir accès, même si diverses traditions peuvent continuer à y coexister: la langue est le meilleur exemple dune telle configuration, avec dun côté le partage du créole entre tous les acteurs sociaux et de lautre la partition pérenne créole / français. Une telle configuration peut être considérée comme le résultat dun certain rapport entre la société etlindividu, celui-ci disposant dune marge de manuvre pour déployer des jeux complexes en choisissant le comportement approprié à un contexte dans le répertoire de modèles culturels qui lui est proposé, se bricolant une conduite qui pourrait apparaître comme un simple assemblage de matériaux hétéroclites mais à laquelle il a la capacité de donner un sens global Ainsi, dans ce toujours possible recours à la tradition de lAutre est incorporé celui-ci, comme un reflet au niveau culturel du métissage dit biologique: reconnaissance de lAutre en soi-même, à partir de la différence cumulée de ses ancêtres, création dun produit fondamentalement nouveau, irréductible à la somme de ses composantes
Jean Benoist a eu loccasion dinsister sur la valeur davant-garde des sociétés créoles face au devenir de nos sociétés contemporaines, et à ce quil est convenu dappeler la post-modernité, reprenant en particulier les intuitions dEdouard Glissant qui conçoit la créolisation comme une préfiguration du Tout-Monde. Il rejoint, à sa manière, le mouvement de la créolité, dont il a pu saluer la fécondité créatrice, reconnaissant, au passage de la dépendance au recentrement dun monde, la puissance de ces forges terribles qui ont broyé la diversité pour mieux en extraire un suc à la fois particulier et universel, apte à combler lautochtone aussi bien que lhumanité tout entière.