Sommaire
Ailleurs, à Basse-Pointe (Martinique)
Allégeance multiple
Bati, fossoyeur à Basse-Pointe
Le cimetière
Le rêve et la mort
Savoir des morts
Pouvoir des morts
Diglossie magico-religieuse
Bati, un pratiquant surordonné
Bricolage rituel
Notes
Références bibliographiques
La littérature ethno-religieuse ne sest guère
intéressée au personnage du fossoyeur, bien quil
ait joué, et continue de jouer, un rôle central dans
les rites funéraires. En effet, le fossoyeur est partout
quil possède un statut socialement reconnu ou
quil sagisse dune fonction assumée de manière
non réglée lun des premiers fondateurs
du groupe, du clan, de la tribu ou de la nation, puisquà
travers le geste dinhumer, non seulement il forge des ancêtres,
défunts qui deviennent tels après un rituel délévation,
instaurant une lignée dont pourront se réclamer les
vivants, mais il sacralise dans le même temps lespace
vital du groupe, définissant les contours du territoire que
ce dernier pourra réclamer comme sien. Lobservance
dune période de deuil est, à cet égard,
lun des premiers fondements de la mémoire collective. Toutefois, la place du fossoyeur comme spécialiste
de linhumation semble plus particulièrement significative
chez les chrétiens, dune part, et les animistes
négro-africains, dautre part. Ailleurs, elle semble
réduite à sa plus simple expression, car chez les
hindouistes, les défunts sont le plus souvent brûlés
sur des bûchers; chez la plupart des Amérindiens, lacte
dinhumation est assumé collectivement par les proches,
tandis que chez les musulmans, on les ensevelit presque à
la sauvette, à même le sol, quasiment, sans pompes
ni atours. Témoin, dans ce dernier cas, de cette inhumation
que décrit lécrivain sénégalais
Malick Fall dans La plaie (1967: 21):
Dans son village natal, les corps étaient
enterrés presque chauds; à peine avait-on pleuré
un homme que sa tombe était ouverte, fin prêts les
croque-morts et tournés vers lest les officiants
accourus.
Le fossoyeur en tant que professionnel
est donc une figure forte du christianisme tel quil
sest développé en Europe à partir de
la conversion de Rome et dans ses expansions coloniales aux Caraïbes
et en Amérique latine. Cette figure contraste fortement avec
lapparat qui entoure les funérailles, surtout en terre
créole où ces dernières apparaissent comme
une revanche sur une existence médiocre, voire misérable.
Emmanuel Lévinas (1993: 100) note à ce propos:
Les vivants enlèvent le déshonneur
de la décomposition anonyme par lhonneur des obsèques.
Ainsi transforment-ils le mort en souvenir vivant. Dans lacte
de linhumation, il y a une relation exceptionnelle des vivants
avec les morts.
Demblée, on y remarque une figure
fantomatique, presque invisible, méprisée et redoutée
tout à la fois: le fossoyeur est, en effet, le dernier vivant
à être en contact avec le mort. Il est celui qui descend
dans lobscurité du caveau pour y ranger le cercueil,
déplaçant, empilant, brisant parfois les restes des
défunts antérieurs pour faire de la place. Il joue
en quelque sorte le rôle de passeur, de psychopompe
vers lau-delà. Dans les cimetières exigus des
Antilles, ces fameux cimetières des pauvres où
existent majoritairement de simples tombes creusées dans
la terre, recouvertes de sable et entourées de conques de
lambi, surmontées de croix rudimentaires où se distingue
à grand peine le patronyme du défunt tracé
dune main malhabile, le fossoyeur a la redoutable tâche
de déplacer les morts. Par décision de lautorité
municipale, il ramasse régulièrement ossements et
débris de cercueils des défunts qui nont plus
de parents (en fait, les tombes qui ne sont plus visitées
à la Toussaint) pour les jeter dans ce carré infâme
du cimetière qui a pour nom la fosse commune.
Quand les lieux sont trop petits pour en disposer, il doit même
brûler ces restes désormais désacralisés.
Cette deuxième inhumation, qui est en réalité
une deuxième mort, pare le fossoyeur dune aura encore
plus effrayante, car cette fois-ci, il touche le mort, le manipule,
le brûle et le réduit en poussière, leffaçant
ainsi définitivement de la mémoire des vivants. Ce contact permanent avec la mort fait du fossoyeur
un pourvoyeur permanent dos, de parcelles ou de jus de cadavres
à tous ceux qui, mèltjô (melchiors),
manntô (mentors) et autres quimboiseurs font, en Martinique,
profession de communiquer avec lau-delà et de convoquer
les esprits. Parfois, il arrive quil soit lui-même sorcier
ou soupçonné de lêtre par la communauté. Ailleurs, à Basse-Pointe
(Martinique) Désireux dapprocher le personnage
du fossoyeur, nous avons interrogé quatre informateurs dans
différents points de lîle: lun à
Rivière-Pilote, au sud; le second à Fort-de-France,
au centre; le troisième au Robert, au centre-est et enfin
le dernier à Basse-Pointe, à lextrême-nord.
Nous avons finalement privilégié cette dernière
commune, parce quelle est, avec Macouba, lendroit de
la Martinique où vivent le plus grand nombre de Martiniquais
dascendance indienne. Celui où la pratique de lhindouisme
créole est la plus vivace et la mieux diffusée en
dehors de cette communauté. Nous avons été
également sensibles au fait que cette région de la
Martinique a gardé trace de la présence amérindienne
de la manière la plus spectaculaire qui soit: la douzaine
de cupules creusées à même un énorme
rocher de rivière plat, au lieu-dit Rivière Roche,
gardent encore leur secret. “Table des apôtres”,
avec ses 12 ou 13 polissoirs, creusée par quelque Marron?
Ou au contraire lieu dun culte au zémis, ces fameuses
divinités des premiers habitants de lîle? Nul
ne le sait vraiment. Aux côtés des réminiscences
amérindiennes et de la greffe hindouiste, la religion chrétienne
et le tjenbwa (quimbois) nègre occupent lessentiel
de lespace religieux à Basse-Pointe. Notre intérêt
était au départ centré moins sur la pratique
du métier de fossoyeur en tant que tel que sur le désir
détablir une photographie du syncrétisme religieux
créole entre 1987 et 1992. Nous voulions comprendre, dune
part, comment les Pointois parvenaient concrètement à
faire allégeance à des cultes aussi différents
et dautre part si la notion de syncrétisme largement
utilisée pour décrire et définir les cultes
afro-américains (vaudou haïtien, santeria cubaine, candomblé
brésilien, etc.) avait, dans ce cas despèce,
une véritable pertinence. Le fossoyeur, de par son positionnement
dans le dispositif magico-religieux créole, nous sembla le
mieux placé pour nous permettre de comprendre le fonctionnement
du syncrétisme, non pas seulement à léchelle
de la société globale mais à celui du croyant/pratiquant. Allégeance multiple Cette belle formule de Simone Henry-Valmore (1988:
30) définit bien la religiosité créole sans
pour autant préciser le positionnement des différents
types de pratiquants:
Ainsi naître aux Antilles, ce nest
pas naître sans identité et sans dieu. Ce serait
plutôt naître avec une surabondance didentités
et de magico-religieux.
En effet, à Basse-Pointe, il ny a
ni chrétiens ni hindouistes ni adeptes du tjenbwa
mais une communauté qui fait allégeance de manière
ouverte au christianisme, semi-ouverte à lhindouisme
et masquée aux pratiques sorcières nègres.
Trois continents religieux sentrechoquent dans limaginaire
religieux des Pointois: celui de lEurope, de lAsie et
de lAfrique. Cela en terre antillaise et donc américaine,
où malgré leur désapparition, selon
le mot dEdouard Glissant, les Amérindiens et leur culture
nont pas totalement disparu des gestes quotidiens. Pêche1,
petite agriculture et vannerie transportent encore de larges pans
de techniques amérindiennes, et limaginaire créole,
à travers les contes notamment, charrie, à linsu
des Pointois (et des Martiniquais en général), de
forts éléments amérindiens, comme la
montré Raymond Relouzat (1989). Ainsi les chrétiens
les plus zélés nhésitent pas à
faire des cérémonies de Bondyé-Kouli
pour demander des grâces à Nagourmira ou à Maliyémen;
les hindouistes les plus fervents font baptiser leurs enfants à
léglise chrétienne, organisent leurs communions
privée et solennelle et font inhumer leurs parents défunts
à la suite dune messe denterrement en bonne et
due forme; quand aux adeptes du kenbwa lesquels ne
savouent jamais comme tels ils prennent lhostie
à la messe le dimanche et participent incognito aux fêtes
rituelles hindouistes. On aura compris quà Basse-Pointe
règne une subtile hiérarchie magico-religieuse:
- en haut: le christianisme avec son église de pierre,
ses pompes et ses uvres, religion officielle, celle que
pratique avec force démonstrations la micro-élite
locale.
- au milieu: lhindouisme, pourchassé jusquau
début du XXe siècle par la hiérarchie catholique
qui nhésita pas à faire détruire
des temples et des objets du culte (livres sacrés, statuettes,
etc.), mais qui, à la faveur du réveil identitaire
martiniquais de la fin des années 70, a regagné
du terrain, acquérant du même coup une image plus
ou moins prestigieuse. Cest ainsi que la revendication
de lindianité a revalorisé le
Bondyé-Kouli aux yeux des Créoles noirs
et mulâtres.
- en bas: le tjenbwa, que certains ethnologues considèrent
comme une dégénérescence du vaudou, décrété,
dès les premiers temps de la colonisation, pratique diabolique
digne des barbares africains, que beaucoup pratiquent
mais que tout un chacun redoute.
On notera au passage que cette hiérarchisation
religieuse ne correspond pas tout à fait à la hiérarchisation
raciale héritée du système colonial, lequel
plaçait:
- en haut: le Blanc créole ou béké.
- au milieu: le Mulâtre et les autres métis (chaben,
kap, bata-siryen, bata-chinwa, etc.)
- en bas: le Noir ou nèg.
- au fond: lIndien ou kouli.
Placé au dernier rang de léchelle
pigmentocratique de la société créole traditionnelle,
lIndien-Kouli en occupe, au niveau religieux, un rang supérieur
à celui du Noir, y compris aux yeux des Békés
qui accordaient à leurs travailleurs hindous de vieux hangars,
des cases abandonnées ou des citernes hors dusage (temple
de lHabitation Le Galion, dans la commune de Trinité)
où ils pouvaient librement exercer leur culte. La raison,
non explicite, dune telle mansuétude était la
volonté des planteurs blancs de vassaliser les Indiens-Kouli
tout en les incitant à repousser toute forme dalliance
avec leurs alter ego noirs. A lépoque de notre enquête,
il convient toutefois de noter que lamélioration des
conditions de vie des Indo-Martiniquais avait entraîné
une indéniable revalorisation de leur statut social, dabord
à leurs propres yeux, ensuite à ceux de lensemble
de la société martiniquaise, et donc pointoise. Le
signe le plus frappant de cette évolution était que
beaucoup de jeunes Indiens-Kouli déclaraient vouloir trouver
leurs partenaires sexuels ou leurs conjoints au sein du groupe indien
ou métis indien, alors que dans les décennies précédentes
prévalait un souci de se fondre par métissage dans
la population créole générale. Bati, fossoyeur à Basse-Pointe Notre informateur, lunique fossoyeur de
la commune de Basse-Pointe (et accessoirement de celle, voisine,
de Macouba), surnommé par tous Bati, était un homme
dune soixantaine dannées, de race
noire, légèrement métissé de blanc,
qui ne parlait pratiquement que le créole bien quil
put sexprimer relativement correctement en français
et quil sut lire le quotidien local, France-Antilles,
quil utilisait, il est vrai, surtout pour ses pronostics du
PMU dont il était un joueur assidu. Ce dernier élément
révèle demblée quil ny avait
plus darrière-pays2à
la Martinique au moment de notre enquête, car Bati suivait
également à la radio et à la télévision
les informations hippiques et parlait des hippodromes de Vincennes
ou de Chantilly comme sil les avait fréquentés,
alors quil nétait jamais sorti de la Martinique
de sa vie. Deuxième élément révélateur
à ce niveau: louverture sur les autres îles de
la Caraïbe. Basse-Pointe est traditionnellement liée
par ses marins-pêcheurs à lîle créolo-anglophone
de la Dominique, que lon aperçoit distinctement au
large par beau temps; mais le fait remarquable était la présence
de plus en plus forte de travailleurs immigrés haïtiens
dans les bananeraies de la région. Ces derniers apportaient
dans leurs maigres bagages certaines de leurs croyances liées
au vaudou, et quand Bati sest mis à évoquer
lérection dautels contenant des crânes
déterrés au cimetière, à notre question,
“s ou konnèt an moun ki za fè lèspéryans-tala
pou di vré? (connaissez-vous quelquun qui a déjà
réellement fait cette expérience?), il a répondu:
Enben
man konnèt an boug men
sé an Ayisyen
man konnèt li
sé
pa zôt kay dévwalé sa man di zôt la
(Eh bien
jen connais un, cest un Haïtien
je le connais
ce nest pas vous qui me trahirez
)
Le cimetière A linverse de ses trois autres collègues
que nous avons approchés, Bati nétait ni un
fossoyeur honteux ni un marginal ni un alcoolique. Non seulement
il assumait fièrement ses fonctions mais il sétait
construit une sorte dappentis au fond du cimetière,
non loin de lénorme falaise en contrebas de laquelle
viennent sécraser les vagues furieuses de lAtlantique.
Dans cette espèce de case-à-outils où
il avait également construit un poulailler, il sadonnait
à de menus bricolages mais lutilisait surtout pour
se reposer laprès-midi, quil y eut enterrement
ou pas, vivant ainsi en intimité permanente avec les défunts.
Pourtant, il le reconnaissait volontiers:
Senmityè sé pa an koté
ki sen.
(Le cimetière est un lieu de maléfices.)
Et déviter soigneusement de se trouver
là aux deux heures, selon lui, les plus redoutables, à
savoir midi et minuit:
Enben, sé mové lè
dé lè ki vréman, ou wè, ki ka frapéw,
sé midi épi minui. Davwè lè i midi
gran lajounen, ou ka santi konsidiré sé an silans
ki ka anpôwtéw
sou wè
sé minui, dépi ou bèkté an lapôt-la,
lamenm ou za antré, ou za antré an chèr-dè-poul.
(Eh bien, ce sont de mauvaises heures
deux heures qui
vous frappent vraiment, ce sont midi et minuit. Parce que quand
il est midi, on sent une espèce de silence
vous emporter
quant à minuit, dès que vous êtes sur le pas
de la porte du cimetière, vous entrez en chair de poule.)
(souligné par nous)
Dailleurs, Bati prenait un bain rituel, sorte
de geste purificatoire, chaque fois quil venait de procéder
à une inhumation, et il nest pas indifférent
de savoir que le végétal utilisé pour ce faire
est le paroka ou ponm-kouli, petit fruit
sauvage de couleur orange apporté aux Antilles par les Indiens-Kouli
au XIXe siècle, que ces derniers utilisaient dans
leurs pratiques médicinales et pour agrémenter leurs
repas:
Yo toujou di mwen lè ou wè ou
sôti téré an moun, ki an bon vivan, ki an
inosan, kisiswa sa i yé a, itilizé pawoka pou ou
benyen.
(On ma toujours dit que quand on vient denterrer
quelquun, quil ait été un fêtard
ou un innocent, quel quil ait été, il faut
utiliser du paroka pour se baigner.)
Le rêve et la mort Dans son appentis, Bati sendormait fréquemment
aux heures chaudes de laprès-midi, et cest à
ces instants-là que les morts entraient en communication
avec lui. Jamais quand il était éveillé. Cette
relation du rêve et de la mort remonte aux plus anciens temps
de lhumanité. Dans lépopée de Gilgamèsh,
qui date de 35 siècles avant notre ère, le roi Enkidu
rêve ainsi sa propre mort:
Mon ami, cette nuit
Jai encore fait un rêve:
Le ciel vociférait,
Et la terre y faisait écho
Tandis que moi,
Je me tenais debout entre eux !
Il y avait là un gaillard, seul,
Aux traits sombres
Il me transforma en pigeon
Sétant saisi de moi, il memmena
A la Demeure obscure, la Résidence dIrkalla,
La Demeure doù ne ressortent jamais
Ceux qui y sont entrés.
(traduit de lakkadien par Jean Bottéro,
1992: 144)
Cette relation est due au fait que, comme lexplique
Dominique Zahan (1963: 70) pour les Bambaras:
Le sommeil est considéré comme
un voyage provisoire. Il est le frère de la
mort qui est le plus grand voyage
Les morts apparaissent aux vivants dans leurs rêves,
soit pour leur faire des reproches ou les menacer, soit plus rarement
pour leur donner des conseils. Il ne sagit pas de nimporte
quel décédé mais de ceux pour qui les funérailles
ou linhumation nont pas été accomplies
dans les règles ou qui ont perdu la vie de manière
cruelle ou prématurée (femme en couches, bébé
non encore baptisé, etc.). A notre question:
Kidonk an mounmô ka kontinyé
viv an sèten mannyè kanmenm?
(Donc, dune certaine façon, un mort continue à
vivre?)
Bati nous répondit:
I ka kontinyé viv ann èspri.
Sé toujou ann èspri
padavwè lè
ou ka wè mounmô-a sé an sonj ou ka wèy.
(Il continue à vivre par lesprit. Toujours par
lesprit
parce que quand on voit un mort, cest
en rêve que ça se passe.) Jean-Claude Schmitt (1994: 13) note à cet
égard:
Limaginaire de la mort et du devenir
des morts dans lau-delà constitue universellement
une part essentielle des croyances religieuses des sociétés.
Il prend des formes diverses, mais très largement attestées,
parmi lesquelles les visions et les rêves occupent toujours
une place de premier plan.
Il semble toutefois que dans la culture créole
martiniquaise, il y ait au moins deux types dapparitions de
morts dans les rêves:
- les morts qui se révèlent en priorité
à ceux qui les sollicitent, en particulier aux possesseurs
de crânes (et dautres parties du squelette prélevés
dans les cimetières), individus spécialisés
dans la pratique du quimbois. Qui veut acquérir un crâne
doit obligatoirement passer par un fossoyeur, lequel le négocie
chèrement: entre 40 et 50 000 francs au moment de notre
enquête, soit dix fois le SMIC (Salaire minimum interprofessionnel
de croissance) mensuel. Un os du bras ou de la jambe se vendait
autour de 30 000 francs et un clou de cercueil autour de 20
000. Lacquéreur du crâne vivra dans lanxiété
permanente car le mort ne cessera de le tourmenter pendant son
sommeil, comme nous lindique Bati:
Question:
Men moun-lan éti ou pwan tèt li a, mounmô-a,
i pa ka jenmen viré kont ou an jou? Difèt ou tiréy
adan sèrtjèz li? I pa ka mandéw an
pèman an jou, an réparasyon?
(Mais le mort dont on a pris la tête, il ne se retourne
jamais contre vous un jour? Il ne se révolte pas du fait
quon la ôté de son ? Il ne vous demande
pas réparation un jour?)
Bati:
I pa ka mandéw pèman.
Mounmô-a ou tiré a pa ka mandéw pèman.
Men moun-lan ki ka sèvi diy la, i ka toumantéy.
Sé li ki toumanté.
(Il ne demande pas réparation. Mais celui qui se
sert de son crâne, il le tourmente.)
Question:
Ki mannyè mounmô-a ka toumantéy?
(Comment le mort le tourmente-t-il?)
Bati:
A! I ka fèy fè bétiz! I dèyèy!
I dèyèy! Pandan i kouché lannuit,
si i kité mounmô-a pwan le dessus3
anlèy, i ka koumandéy: Lévé!
Ay fè sa, lévé!. Tout lannuit kon
sa, kifè ou pé pa dômi
(Ah! Il lui fait faire des bêtises! Il le harcèle!
Il le harcèle! Pendant quil est couché la
nuit, sil laisse le mort prendre le dessus, celui-ci va
le commander: Lève-toi! Va faire ceci! Toute
la nuit! Ce qui fait quil vous est impossible de dormir.)
-
les morts qui se révèlent
sans que nul ne les ait sollicités. Ceux-là sont
des bienfaiteurs, comme lexplique Bati:
Question:
Délè yo ka diw kon sa an mounmô
pé vini ralé zotèy ou lannuit, fè
tèl bagay kont ou?
(Parfois, on vous dit quun mort peut venir vous
tirer les orteils pendant la nuit et agir contre vous?)
Bati:
Bon
mounmô-a ki ka vini otiw la, sé
an byenfétè. Sé sé manmanw,
sé sé papaw. Sa za rivé papa mwen
di mwen anba tèl bagay, tèl koté, alé,
ni an lajan ka atann ou. Ou ka alé koté-a épi
pou tout bon, ou ka jwenn lajan-an.
(Bon
le mort qui vient vous chercher est un bienfaiteur.
Quil soit votre mère ou votre père. Il
est déjà arrivé que mon père me
dise que sous telle chose, à tel endroit, se cache
une somme dargent. Vous vous rendez à lendroit
indiqué et pour de bon vous y trouvez largent.)
Mais, bon ou mauvais mort, la réapparition
du défunt possède, aux Antilles, une signification
historico-anthropologique très particulière: le rêve
et la mort sont, à cause de leur impalpabilité/invisibilité,
quasiment les seuls domaines que la colonisation na pas pu
placer sous son emprise. Selon Laënnec Hurbon (1980: 13):
De lAfrique aux Antilles, la déportation
est pour lesclave un processus de désappropriation
de soi, qui va, en principe, jusquà la perte de toute
mémoire. Dans la cale des navires, commence lépreuve
de déracinement irrémédiable. Hors de lAfrique,
cest-à-dire de la terre, de son lignage, de ses coutumes,
donc de ses ancêtres et de ses morts, cest un dénuement
absolu. Un cataclysme en vérité. Dans ce contexte,
les premiers signes de résistance vont apparaître
dans lattention spéciale accordée aux morts
.
Dans la formation de la culture antillaise, le rituel densevelissement
des morts paraît lune des premières manifestations
du refus dadaptation à lesclavage.
Savoir des morts Dès le tout début de nos premiers
entretiens, Jan-Ba nous avait intrigué en affirmant quun
mort possédait 90 pouvoirs de plus quun vivant:
Man ka diw kon sa: mounmô-a ka
ni 90 pouvwè an plis ki an vivan. An vivan, ou pé
pa koumandéy, men an mounmô sé an zèspri.
Sé pa an kô, sé an zèspri. Ou ka fè
mounmô-a fè sa ou lé baw. Sé
pou sa man ka di an mounmô ni 90 pouvwè an plis ki
an vivan. Ant byenfè, dèmi-fè, méchansté,
tjwé, piyé, sé la pouvwè-a yé.
(Je vous le dis: un mort possède 90 pouvoirs de plus
quun vivant. On ne peut pas commander un vivant, mais un
mort est un esprit. Ce nest pas un corps, cest un
esprit. Vous pouvez faire le mort faire ce que vous voulez quil
fasse. Cest la raison pour laquelle je dis quun mort
possède 90 pouvoirs de plus quun vivant. Entre bienfaits,
demi-actions, méchancetés, assassinats, pillages,
cest là que réside le pouvoir.)
Cette formulation quelque peu mystérieuse
indique pourtant très clairement que le mort, ou plutôt
son esprit, sert à faire tantôt le bien,
tantôt le mal cest-à-dire à
se venger de ses ennemis, à senrichir aux dépens
dautrui. Le pouvoir détenu par les morts sappuie
sur un savoir. Souvent, le mort sait où tel trésor
a été caché et il en révèle lemplacement
à celui quil vient visiter en rêve. Jan-Ba nous
en donna un exemple quil avait pu lui-même vérifier:
Misyé Loulou Ramaka, lafanmi Ramaka
ki Baspwent, Akarè, lè misyé-a mô,
i té ni an ti kannari lajan an ô goudwonn
yo té ka kriyé sa lontan sé pyès
5 fwan an tan lontan. Alô mounmô-a té di fonséyè-a
konté an sistenm wôch anlè masonn tèl
kay. Kon masonn-lan té trè épé, i
té pé séré kannari lajan-an
(Il sagit de monsieur Loulou Ramaka, appartenant à
la famille Ramaka qui est de Basse-Pointe, du quartier Hackaërt.
Quand le type est mort, il possédait une petite jarre pleine
de pièces en or on les appelait des goudwonn
à lépoque ce sont des pièces
de 5 francs du temps jadis. Alors, il a dit au fossoyeur de compter
un certain nombre de pierres dans tel mur de telle maison. Comme
ce mur était très épais, il avait pu y cacher
la jarre
)
Cette mansuétude des morts nest jamais
gratuite: le mort échange son savoir contre un service quil
demande au vivant. Il sagit dun véritable troc.
Dans le cas signalé par Jan-Ba, Loulou Ramaka se trouvait
être un grand prêtre indien qui avait dû être
enterré dans lallée centrale du cimetière
de Basse-Pointe, faute de place disponible au moment de son décès:
Sé an fonséyè yo ka kriyé
Wobè ki té téréy an mitan chimen-an.
Men tout moun té ka pasé, ka alé-vini adan
pasaj-la jikatan i rivé plat
enben, an sonj, Loulou
vini di madanm li kon sa: Si ou tiré mwen la mwen
yé a, man ka ka ba zôt de quoi vivre4
men pa gaspiyéy.
(Cest un fossoyeur appelé Robert qui lavait
enterré au milieu du chemin. Mais tout le monde passait
et repassait dans le passage jusquà ce quil
devienne complètement plat
eh bien, en songe, Loulou
est venu dire à sa femme: Si tu menlèves
de là, je te donne de quoi vivre, mais ne le gaspille pas.)
La tête de mort, siège du savoir,
doit être nourrie, nous dit Jan-Ba, sinon elle
sétiole et devient inopérante. Quand on a la
chance de retrouver un crâne avec sa mâchoire inférieure
encore en bon état chose rarissime car cest
là la partie la plus fragile du crâne on tient
là un objet précieux qui se négocie beaucoup
plus cher que les crânes habituels. Cest que les mâchoires
servent à former la parole, à la fabriquer
afin quelle résonne distinctement aux oreilles du vivant
qui rêve, car souvent la parole des morts est incompréhensible.
Elle se résume à une sorte dinterminable nasillement
au sein duquel ne surnagent que de rares mots identifiables. Pouvoir des morts Jan-Ba déclara être daccord
pour nous révéler 89 des fameux 90 pouvoirs dont dispose
un mort, mais pas le dernier, le 90e car ce serait là,
prétendit-il, révéler le secret de la vie et
de la mort. A lentendre, le premier pouvoir des morts est
celui de semer la zizanie entre les vivants, à linstigation
dun possesseur de crâne de décédé:
Enben, ou ka viv byen épi madanm ou
pa èkzanp. Zôt kon dé ti pwason nan dlo, enben
moun-lan lé mété an zizanni, i ka koumandé
tèt mounmô-a touvé monyen mété
an trablati ant madanm épi misyé. Mwen ki ni tèt
mounmô-a, man ka vini gadé kay-la oti koup-la ka
rété a, man ka ba tèt-la apipré ladrès
kay-la, tout ransèyman anlèw. Alô tèt-la
ka pati fè misyony...
(Eh bien, vous vivez en harmonie avec votre épouse,
par exemple. Vous êtes comme des petits poissons dans leau,
eh bien quelquun veut semer la zizanie, il commande à
un mort de trouver le moyen de mettre une querelle entre madame
et monsieur. Si cest moi et que je possède une tête
de mort, je viens observer où habite le couple en question,
je donne à la tête à peu près ladresse
de la maison, tous les renseignements sur le couple. Alors, la
tête sen va accomplir sa mission
)
Cela nest pas pour surprendre, si lon
se rappelle avec René Girard (1972: 380) que avec le
mort, cest la violence contagieuse qui pénètre
dans la communauté et les vivants doivent sen protéger.
Ils isolent le mort, ils font le vide autour de lui. Le mort
a donc le pouvoir de perturber lordre social, ce qui montre
quil ny a pas de séparation nette entre lunivers
des vivants et le royaume des morts, comme lenseigne pourtant
la doctrine chrétienne. La conception de la mort que développe
Jan-Ba est dailleurs fort curieuse puisquil distingue
clairement deux périodes au sein de celle-ci:
- celle pendant laquelle on se souvient encore des morts parce
quils sont encore présents dans la mémoire
de leurs proches parents. Cette période dure environ
deux générations, parfois trois.
- celle pendant laquelle ils disparaissent de toutes les mémoires
et sont donc définitivement morts.
Il semblerait que seuls les morts de la première
période puissent être convoqués par les possesseurs
de têtes de morts, parce quils ont conservé des
souvenirs de leur existence terrestre. Lactivité du
mort est donc fonction du souvenir quen ont les vivants. En
dautres termes, un mort nest pas tout à fait
mort tant que les vivants se souviennent de lui. Cette croyance
expliquerait le culte des morts que représente La Toussaint
à la Martinique et la pratique qui consiste, en cette occasion,
à illuminer les tombes de ses proches comme celles des trépassés
inconnus, disparus depuis longtemps, manière de leur redonner
vie. Cette conception pourrait être rapprochée de celles
de certaines ethnies malgaches qui déterrent leurs morts
un an après leur décès et leur organisent à
grand frais de nouvelles funérailles, moment à partir
duquel ils deviennent des ancêtres, cest-à-dire
des esprits éternels. La différence entre monde malgache
et monde créole réside dans le fait que dans le second,
il ny a pas de culte des ancêtres. Populations déplacées,
emportées dans le maëlstrom de la conquête des
Amériques, broyées culturellement et donc religieusement,
les Créoles sont leurs propres ancêtres ou plus exactement
sont sommés par lhistoire de sen forger de toutes
pièces. Mais les tombes finissent par subir loutrage
du temps et la dernière demeure des esprits se dégrade
définitivement. Il existe pourtant une exception notable
à ce principe: le mort gardien de trésor (exécuté
par le Béké pour le devenir) dont lactivité
perdure par delà les temps. Et pour cause! Lesprit
gardien du trésor est immortel parce quil est associé
à quelque chose qui préoccupe en permanence lhomme:
la richesse. De plus, cette richesse avec laquelle il se confond
figure sous forme dor, élément imputrescible
qui soppose en cela au corps humain voué à la
décomposition et donc à loubli. Dautres pouvoirs détenus par les
morts sont utilisés pour perturber léquilibre
psychique de lindividu, par exemple pour le faire tomber dans
la boisson:
Moun-lan ka mandé mwen twa klou. Lè
i lé météw dan labwason alô i
ka pwan klou-a, i ka mété klou-a tranpé adan
wonm. I ka mété klou-a asou non moun-la ki mô
a. Ek moun-la ki mô a sé fini i ka fini, sé
pa koumansé i ka koumansé. Sétadi pli i fini,
pli wou, ou ka bwè wonm.
(Quelquun me demande trois clous. Quand il veut vous
mettre dans la boisson, alors il prend le clou et le met à
tremper dans du rhum. Il met le clou sur le nom du défunt.
Et le mort, il est bien fini, il ne fait pas que commencer. Cest-à-dire
que plus il finit, plus vous, vous buvez du rhum.)
Et Jan-Ba de nous égrener la liste des prétendus
89 pouvoirs dun mort, pouvoirs au sein desquels
les maléfiques lemportent largement sur les bénéfiques. Diglossie magico-religieuse Sans quil sen rende compte, les croyances
liées à la mort et les pratiques funéraires
de Jan-Ba reflètent un mélange de traditions chrétienne,
hindouiste et africaine. Sagissant des rituels hindouistes,
Ernest Moutoussamy (s.d.) écrit:
Des témoignages recueillis, il ressort
quau début de limmigration, certains Indiens
ont tenté la pratique de lincinération. Mais
face à loffensive du catholicisme et aux exigences
de léconomie de plantation, ils durent renoncer très
vite et accepter denterrer leurs morts.
Sagissant des coyances nègres, H.
Migerel (1987: 47) note:
Lécroulement puis la disparition
des vestiges des pratiques africaines na laissé émerger
quun trait spécifique: le culte des morts.
Comment ces restes de cultes asiatique et africain
parviennent-ils à subsister au sein du christianisme dominant?
Sy fondent-ils sous le mode syncrétique? Ou au contraire
assurent-ils leur pérennité en se dissimulant selon
un système de masques selon lexpression
de Michel Leiris? Pour tenter de répondre à cette
difficile question, lanalyse des rites mortuaires nous semble
la plus appropriée. En effet, à la Toussaint, les
Indiens en profitaient pour offrir un repas rituel, appelé
sanblani, à leurs morts de lannée davant.
Selon Gerry LEtang (1997: 339):
Le semblani se déroule une fois par
an, le premier novembre. Il consiste en un repas rituel offert
au défunt. Ce repas est composé de colombo de coq
et décrevisses, de vadè, de pangnalon, de
café et dalcool.
Ce jour-là, Noirs et Mulâtres investissent
les cimetières, quils transforment, lespace dune
soirée, en un lieu de vie intense: on sasseoit au bord
de la tombe, on sadresse aux défunts, on leur donne
des nouvelles, on discute entre amis, on grignote, on boit, on rit.
On zay (drague) aussi entre adolescents. Ainsi beaucoup damourettes,
qui plus tard se transformeront en relations durables, commencent-elles
entre les ex-voto, les gerbes de fleurs artificielles décolorées
par lardeur du soleil tropical et la blancheur inquiétante
des caveaux. Cette non-séparation du royaume des morts et
de celui des vivants chez les Créoles de toutes origines
ethniques (hormis les Békés) ne sopère
pas sur le mode du mélange harmonieux des rites et des croyances,
chose qui aboutirait nécessairement à une nouvelle
forme de religion, ni non plus sur celui de la simple juxtaposition
de ceux-ci sur un mode macaronique ou harlequinesque. Il nous semble
que lanalyse que fait Jean Bernabé (1983) à
propos de la distribution et de lutilisation des langues à
la Martinique, celle dun continuumdiscontinuum,
pourrait être, analogiquement, appliquée au magico-religieux
créole. On sait que Bernabé distingue, en effet, un
double continuum linguistique:
Français standard |
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|
Français créolisé |
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Créole francisé |
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|
Créole basilectal |
La ligne de frottement, celle du français
créolisé et du créole francisé, forme
un continuum. A Basse-Pointe, dans le discours et les pratiques
du fossoyeur Jan-Ba en tout cas, on peut ainsi distinguer, dans
un premier temps:
|
1. Catholicisme orthodoxe
(longtemps pratiqué par les seuls Békés
à léglise de Balata qui, très symboliquement,
est la reproduction miniature de la Basilique de Montmartre)
|
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Catholicisme négrifié
(veillée mortuaire à la créole,
pélérinages aux vierges de La Salette et de la
Délivrande, cantiques de Noël, etc) |
Kenbwa soft
(séancier, dôktè-fèy, dôwmèz
etc.) |
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|
Kenbwa hard
(tjenbwazè, mèltjô, manntô
etc.) |
|
|
|
2. Catholicisme orthodoxe
|
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Catholicisme hindouisé
(autels où, autour des images de Jésus
et de la Vierge, on place des bougies et on fait brûler
de lencens à la manière hindoue (puja) |
Hindouisme christianisé
(assimilation de la divinité Mariémen à
la Vierge Marie, de Maldévilin à Saint-Michel,
etc.) |
 |
Hindouisme (quasi) orthodoxe
(enterrement selon les rites hindouistes, importation
de livres et de statues de lInde, réapprentissage
du tamoul, etc.) |
Dans un second temps, il convient de prendre
en compte le fait massif quil ny a pas dadeptes
exclusifs du magico-religieux nègre ou de lhindouisme
orthodoxe, hormis les officiants de ces cultes (manntô ou
mèltjô pour les Noirs / pousari ou prêtres hindouistes
pour les Koulis) qui ne sont quune poignée dindividus.
Il nous faut donc recomposer notre tableau de la manière
suivante: Puis, dans un troisième temps, cela pour prendre en compte
les zones dinterpénétration du kenbwa et du Bondyé-Kouli: Comment le pratiquant fonctionne-t-il entre ces
différents pôles? Un peu comme le locuteur de la conception
bernabéenne qui distingue:
- les locuteurs extra-ordonnés,
- les locuteurs superordonnés (maîtrisant lensemble
de léchelle lectale),
- les locuteurs surordonnés (maîtrisant moyennement
la langue haute et assez bien la basse),
- les locuteurs sous-ordonnés (ne maîtrisant que
la langue basse).
Mais léchelle magico-religieuse est
beaucoup plus complexe que léchelle sociolinguistique,
puisque celle-ci comporte 7 pôles (comme le montrent nos différents
schémas) alors que celle-là nen comporte que
4. Les pratiquants extra-ordonnés sont les Métropolitains
ou Zorèy de passage en Martinique pour une période
limitée, qui fréquentent les églises chrétiennes
sans être réellement sensibles à une quelconque
différence au niveau de leurs coreligionnaires créoles,
qui sintéressent de manière exotique aux cérémonies
hindouistes, quils ont été les premiers à
photographier et filmer, ou qui, plus rarement, par curiosité
ou pour les besoins dune recherche universitaire, pénètrent
dans lunivers du quimbois. Les pratiquants superordonnés
sont les Mulâtres, les bourgeois noirs, indiens et chinois.
Les pratiquants surordonnés constituent le gros de
la population martiniquaise: ils ont une connaissance moyenne du
christianisme grâce au catéchisme et, pour les plus
fervents, la lecture de la Bible, une connaissance également
moyenne de lhindouisme quand ils résident dans des
régions comme Basse-Pointe, et une connaissance médiocre
du quimbois. Les pratiquants sous-ordonnés sont les
spécialistes du quimbois et les officiants du
Bondyé-Kouli ainsi que leurs adeptes les plus fidèles. Bati, un pratiquant surordonné
Notre fossoyeur de Basse-Pointe peut être
considéré comme un pratiquant sur-ordonné,
contrairement à beaucoup de ses collègues qui sont
plutôt des sous-ordonnés. Ainsi faisait-il
souvent allusion à ce quil appelait (en français
dans son discours en créole) la légende des morts
qui avait tout lair de la résurrection générale
des morts à la fin du monde, tel que le prévoit le
Bati:
Mé lè ou wè Latousen rivé, man
pa ka rivé dômi
man kay kouché délè,
man sôti an zafè mwen, man fatidjé men sé
konsidiré an légende des morts. Man
ka wè timanmay, ti bébé, tout kalté
modèl enfirmité ki ni, bagay man pa janmen wè.
(Mais quand arrive La Toussaint, je narrive pas
à mendormir
je vais me coucher parfois, après
avoir fait mes petites affaires, très fatigué mais
cest comme sil sagissait dune légende
des morts. Je vois des enfants, des bébés,
toutes sortes de gens infirmes, des choses que je nai jamais
vues avant.)
Toujours en relation avec le catholicisme standard,
il saffirmait protégé par un ange gardien:
Epi man ni an mounmô, sé konsidiré
sé an zanj gardyen pou mwen. Sé konsidiré
sé an zanj gardyen mé sé an kouli.
Cet Indien lui était apparu pendant quil
construisait son appentis/poulailler au fond du cimetière.
A un moment, il entendit une voix qui le hélait et crut quil
sagissait de son fils. Se dirigeant alors vers lendroit
doù provenait la voix, il ne vit personne. Aussitôt,
il se mit à injurier celle-ci, lui demandant de le laisser
en paix. Au bout dun quart dheure, le même manège
recommença. Bati sécria alors quil savait
pertinemment que le mort se trouvait là depuis le matin car
le marteau quil utilisait lui glissait systématiquement
des mains alors quil ne transpirait pas. La voix se tut et
trois jours après, tandis quil dormait à côté
de son épouse, le vyé ti kouli (vieil homme
Indien de petite taille) se planta au bord du lit conjugal. Bati
hurla de frayeur mais son épouse ne vit rien du tout et lui
ordonna daller dormir au rez-de-chaussée. Le lendemain,
le défunt lui apparut à nouveau et lui dit en plein
jour cette fois-ci :
Mi mwen ! Ou té lé konnèt
mwen
(Me voici ! Tu voulais me connaître
)
Bati répondit en français:
Je suis à ta disposition pour le bienfait, non pour
le mal.
Et lapparition de lui révéler
quà lendroit exact où Bati était
en train de construire son appentis, existait autrefois un senmityè
kouli (carré du cimetière réservé
aux Indiens). Mais il ne sagissait pas du tout dune
violation de sépulture (puisque lhindouisme ne pratique
pas systématiquement linhumation) mais dun dérangement,
ce qui met Bati en relation directe avec le quimbois hard. Ce dérangement
vient du fait que le vyé ti kouli se trouvait être
le gardien dun trésor en pièces dor, qui
avaient été enfouies au pied dun poirier-pays.
On connaît cette vieille coutume coloniale antillaise: le
maître blanc qui veut protéger son trésor en
cas de révolte des esclaves décide de lenterrer
dans un lieu connu de lui seul. Il fait un esclave lui creuser un
trou où il cache son bien, puis il tue le nègre quil
enterre à son tour au même endroit afin que celui-ci
devienne le gardien du trésor. Ce rêve de Bati peut être ainsi décrypté:
Catholicisme standard |
---------- |
légende des morts (résurrection).
Ange gardien
|
Hindouisme christianisé |
---------- |
vyé ti kouli enterré
(au lieu dêtre brûlé).
|
Quimbois hard |
---------- |
gardien de trésor enfoui |
A propos du quimbois hard, il faut se garder de
lidée quil nétait lié quau
seul univers des nègres. A la question de savoir quelle apparence
avait le Diable, Bati nous répondit sans la moindre hésitation:
Djab-la sé an bèl Bétjé!
(Le Diable est un bel homme blanc créole!)
Le mal nest donc pas lié,
dans lunivers magico-religieux créole, à la
seule malédiction de Cham, il a aussi partie
liée à la cruauté des maîtres esclavagistes
(la seule et unique partie visible du corps du dorlis ou incube,
ce sont ses yeux bleus!) et à linterdiction pour les
gens de couleur de toucher à la femme blanche. Sur ce dernier
point, Bati nous dit, toujours en relation avec ce même rêve:
Pannan man ka dômi, man ka wè
sa. Man ka fè dé vizyon. Man ka wè man ka
tonbé anba an falèz. Lè man ka tonbé
an falèz-la, man ka wè an moun, toujou an madanm,
abiyé tou dè blan, gran chivé konsidiré
sé an milatrès. Man ka kriyé-é-é!
Epi man ka wèy ka tjenbé mwen flap!
(Quand je dors, je vois ça. Jai des visions.
Je me vois tomber dune falaise. Tandis que je tombe, je
vois quelquun, toujours une femme, habillée tout
de blanc, avec des cheveux longs de mulâtresse. Je cri-i-i-e!
Et je la vois me rattraper dun coup!)
Bricolage rituel Comme nous lavons donc vu, Bati na
pas acheté son pouvoir en passant, par exemple,
un pacte avec le Diable. Il possède, à lévidence,
un don de médiumnité naturel quil a développé
à son insu, par accointance en quelque sorte avec les morts.
En effet, il semble victime dune véritable persécution
de la part des esprits avec lesquels il entretient une communication
obsessionnelle. Mais Bati ne maîtrise aucun rituel et na
été lobjet daucune initiation. Il est
par conséquent contraint de sadonner à du bricolage
rituel, car rien dans la culture créole, rien dans son héritage
culturel, ne lui a transmis une quelconque maîtrise.
Il na appris aucun rite formel qui lui aurait permis de développer
ses dons de médium. Cest pourquoi il ne contrôle
absolument pas la communication quil entretient avec les morts,
lesquels ont lhabitude dintervenir de manière
intempestive dans son espace-temps. Il devient, final de compte,
linstrument de ces derniers.
Alors, Bati, médium empêché?
Notes 1 On consultera à
ce propos, lédition par Jean Benoist dun manuscrit
anonyme de 1776, Dissertation sur les pesches des Antilles,
in Civilisations précolombiennes de la Caraïbe,
Presses Universitaires Créoles, LHarmattan, Paris,
1991, p. 225-286. 2 Nous ne partageons
pas lidée dEdouard Glissant développée
dans le Discours antillais (1981), selon laquelle lexiguïté
de la Martinique a empêché la constitution dun
arrière-pays culturel. A notre sens, jusquà
la fin des années 60, le petit nombre de routes carrossables
dans le Nord de lîle et le côté extrêmement
montagneux de cette région ont favorisé lémergence
disolats culturels à Morne-des-Esses, dans lextrême-nord
(Basse-Pointe Macouba Grand-Rivière), où
la culture traditionnelle créole (veillées mortuaires,
musique bèl-air, etc.) a pu se développer de manière
autonome. 3 En français
dans le discours de linformateur. 4 Idem. Références bibliographiques Anonyme, “Dissertation sur les pesches des
Antilles” (J. Benoist éd.), Civilisations précolombiennes
de la Caraïbe, PUC / L’Harmattan, Paris, 1991, p.
225-286. BERNABE, Jean, Fondal-Natal, grammaire basilectale
approchée des créoles martiniquais et guadeloupéens,
L’Harmattan, Paris, 1983. BOTTERO, Jean, L’épopée
de Gilgamesh, le grand homme qui ne voulait pas mourir (traduit
de l’akkadien), Gallimard, Paris, 1992. CARE, revue (n° 5), La mort introuvable,
Imprimerie guadeloupéenne des Editions Sociales, 1980. FALL, Malick, La plaie, Les Nouvelles
Editions Africaines, Paris, 1980. GIRARD, René, La violence et le sacré,
Grasset, Paris, 1972. GLISSANT, Edouard :
- Le Discours antillais, Le Seuil, Paris, 1981.
- Poétique de la Relation, Gallimard, Paris, 1990.
HENRY-VALMORE, Simone, Dieux en exil,
Gallimard, Paris, 1988. L’ETANG, Gerry, La grâce, le sacrifice
et l’oracle. De l’Inde à la Martinique, les avatars
de l’hindouisme, Presses Universitaires du Septentrion,
Villeneuve d’Ascq, 1997. Le monde funéraire aux Antilles, Chambre syndicale
des entrepreneurs de Pompes Funèbres de la Guadeloupe, Pointe-à-Pitre,
sans date. LEVINAS, Emmanuel, Dieu, la mort et le temps,
“ Le Livre de Poche ”, Biblio essais, Paris, 1993. MIGEREL, Hélène, La migration
des zombis, survivances de la magie antillaise en France, Editions
Caribéennes, Paris, 1987. RELOUZAT, Raymond, Le référent
ethno-culturel dans le conte créole, L’Harmattan,
Paris, 1989. SCHMITT, Jean-Claude, Les revenants, les vivants
et les morts dans la société médiévale,
Gallimard, Paris, 1994. ZAHAN, Dominique, , Imprimerie Darantière,
Dijon, 1963. |