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Anthony Phelps: La mémoire contre l'oubli

par Saint-John Kauss

Né à Port-au-Prince le 25 août 1928. Anthony Phelps fit des études élémentaires et secondaires à l’institution Saint-Louis-de-Gonzague. Entre 1950 et 1953, il séjourna aux États-Unis et au Canada où il étudia la chimie, la céramique et la photographie. De retour en Haïti, il fonda en 1960, avec l’aide de quelques amis, le groupe Haïti Littéraire. Il fut également co-fondateur de la revue Semences (1961) et de la station Radio Cacique (1961), où il réalisa des émissions hebdomadaires de poésie et de théâtre. Il mit également sur pied et anima le groupe de comédiens "Prisme". Il avait publié entre-temps quatre plaquettes de poésie: Rachat, poème radiophonique réalisé en 1953 à Radio Canada, Été (1960), Présence (1961) et Éclats de silence (1962). En raison d’une vie culturelle et littéraire trop “chargée”, mais surtout tendancieuse, il fit un bref séjour dans les geôles du président-à-vie. Forcé de quitter le pays, il s’établit à Montréal, en mai 1964, y fit du théâtre, du journalisme, se fit engager comme journaliste à Radio-Canada en 1966, puis fonda une petite entreprise spécialisée dans l’édition de poésie sur disques. Ses premiers poèmes publiés à Montréal parurent dans Image et Verbe (1966), recueil de collages d’Irène Chiasson. Il fit également paraître sous le sceau des Disques Coumbite quelques poèmes groupés sous le titre suggestif de Mon pays que voici (1966), de même que Les araignées du soir (1967).  Puis vinrent ses Points cardinaux (1967) et Mon pays que voici suivi de Les dits du fou-aux-cailloux (1968), édité à Paris. Il produisit une pièce, Le conditionnel, publiée également à Montréal en 1968. Un langage sans heurt, qui va du conte (Et moi je suis une île, 1973) jusqu'à son premier roman (Moins l'infini, 1973) édité à Paris, puis traduit en espagnol (1975), en russe (1975) et en allemand (1976). Au cours de cette même année, les Éditions Nouvelle Optique firent paraître son Mémoire en colin-maillard (roman). Pour accomplir cet itinéraire fabuleux qu'il s'était proposé, il publiera coup sur coup: Motifs pour le temps saisonnier (poésie, 1976), La bélière caraïbe (poésie, Prix Casa de las Américas, 1980), Même le soleil est nu (poésie, 1983), Haïti! Haïti! (roman, 1985), en collaboration avec Gary Klang, Orchidée nègre (poésie, prix Casa de las Américas, 1987), puis Les doubles quatrains mauves (poésie, 1995), Immobile voyageuse de Picas et autres silences (poésie, 2000), Femme Amérique (poésie, 2004),Une phrase lente de violoncelles (poésie,2005), La contrainte de l’inachevé (roman, 2006), et finalement Le mannequin (nouvelles, 2009). Il a été plusieurs fois boursier du Conseil des Arts du Canada et membre du jury des prix Casa de las Américas.  Son roman Un nègre spécial qui devait pourtant paraître aux Éditions La Presse à Montréal, a vu le jour sous un autre nom (Mémoire en colin-maillard).

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De 1934 à 1957, le pays semblait connaître un vent de liberté et de démocratie. Sous les présidences de Sténio Vincent (1930-1941), d’Élie Lescot (1941-1946), de Dumarsais Estimé (1946-1950), de Paul-Eugène Magloire (1950-1956), à part quelques soubresauts de palais ou d'équipe, HAITI connut la paix sociale en un certain sens. La modernité d'Haïti apparaissait au grand jour. Ce fut le temps des grandes réalisations comme la construction de la Centrale d'électricité de Péligre, l'érection de la zone du Bicentenaire, le Stade Silvio Cator, la réfection de la ville de Belladère, la construction des Cités à Delmas (ci-devant Saint-Martin), etc. Personne n'avait en tête qu'on aurait un jour les Chimères, les SD ou les Tontons-Macoutes.

La Révolution de 1946, qui sous-entend la présence des Noirs au timon de l'État, n'était pas une révolution comme on s'applique encore à le dire. C'était surtout un changement d'équipe grâce aux bévues du Président Elie Lescot face à la question de couleur. D'après certains témoignages, tous les couloirs du Palais National étaient clairs ou presque blancs, nonobstant la présence de certains arrière-petits-fils d'anciens affranchis ou noirs libres devenus riches. Aussi bien dans les Facultés de l'unique Université du pays que dans les clubs sociaux ou littéraires, Haïti était représenté par ces hommes aux teintes arabes, mulâtres de leur état et si cultivés. Ils avaient tous étudiés comme autrefois en France et parlaient si bien. Ils occupaient presque toutes les fonctions de l'État jusqu'à la présidence. Sauf quelques-uns comme Dumarsais Estimé, député et nègre des Verrettes. De cette question de couleur et de compétence naquit facilement le changement d'équipe de 1946 et tout le lot d'entraves à venir avec le duvaliérisme noiriste, partisan de la Négritude d'État.

L'équipe de Dumarsais Estimé (1946-1950), criait le mot d'ordre du pouvoir aux plus nombreux, donc les Noirs, alors que les Mulâtres soulignaient plutôt que le pouvoir devrait aller aux plus capables. Cette vieille rengaine datant du XIXe siècle avec Boyer Bazelais ne pouvait plus refléter l'état actuel du pays. Nous sommes maintenant vers la moitié du XXe siècle. Que de femmes libres aimaient l'administration de Dumarsais Estimé! L'équipe entière, coureurs de jupes et de jupons, balayait les rues de Port-au-Prince dans l'espoir de la réjouissance d'une mulâtresse. Le même comportement ayant pour base la couleur de peau, fut noté lors de la présidence Jean-Pierre Boyer (1818-1843) de l'autre côté de la frontière, c'est-à-dire en République Dominicaine chez les militaires haïtiens occupant l'ile entière, et plus tard sous le gouvernement des Duvalier. Ce trouble obsessionnel et qui est compulsif chez l'Haïtien noir, trouvera son apogée sous les Duvalier avec la racaille au pouvoir. Tout macoute digne de ce nom devrait avoir au moins une maîtresse claire ou grimelle.

Le 10 mai 1950, l'Armée, en la personne du Général Paul-Eugène Magloire, déposa Dumarsais Estimé. Cette prise du pouvoir par l'armée aurait mis fin aux fantasmes des Noirs qui seront traumatisés à jamais par cette expérience unique et moderne. François Duvalier qui était Ministre de Dumarsais Estimé fera payer cette incartade politique à Magloire suite à sa montée au timon des Affaires de l'État. A son arrivée, tout magloiriste devra plier bagage sous peine d'arrestations illégales ou sous l'accusation d'atteinte à la Sûreté de l'État. Le Général Paul Magloire, qui était un peu débonnaire, avait placé sous sa protection ses camarades de promotion et les anciens amis et fonctionnaires de Lescot. Tout ce beau monde devra alors quitter le pays ou s'adapter, c'est-à-dire se soumettre au nouveau régime. Ce fut la naissance de la dictature la plus rétrograde et sanguinaire après Faustin Soulouque (1847-1859) et Lysius Salomon (1879-1888). Soulouque avait ses Zinglins, et Duvalier ses Tontons Macoutes, les tristement célèbres Volontaires de la Sécurité Nationale (VSN).

Le 22 septembre 1957, François Duvalier arriva au pouvoir. Pour avoir bien compris que l'Armée était un danger et le resterait dans sa mission de surveiller tout politicien ou gouvernant haïtien suivant les diktats de l'Oncle Sam, il aurait formé le Corps des VSN ainsi que son service secret, le SD (Service de Duvalier). Comme les SS d'Hitler, ce service aurait pour rôle d'infiltrer et de surveiller pour Duvalier. Avant même l'arrivée d'un débarquement contre son gouvernement, il le savait déjà. Duvalier avait à sa disposition non seulement les membres de ce service, mais il utilisait aussi le pouvoir des hougans et mambos, prêtres du vaudou, pour la voyance à courte et longue distance. Plusieurs adversaires étaient faits prisonniers avant même d'avoir exécuté leur plan. Des familles entières, surtout de Jacmel (Sud-est) et de Jérémie (Sud-ouest), étaient ainsi éliminées depuis le grand-père jusqu'au nouveau né. Le kidnapping d'État était aussi à l'ordre du jour pour les disparitions soudaines et la prison à Fort-Dimanche grâce aux SD.

François Duvalier (1957-1971) a pu être Président d'Haïti grâce à au moins trois facteurs: son passé en tant que médecin de campagne, l'Armée d'Haïti et l'Ambassade américaine. Comme médecin, il eut à serpenter HAITI de long en large lors des traitements contre le Pian des paysans. Ainsi, il s'était fait beaucoup de connaissances qui deviendront par la suite des partisans pour sa campagne électorale. Dans l'Armée, il avait beaucoup compté sur des hommes comme Jacques Gracia, Breton Claude, Gérard Constant, Claude Raymond, le General Kébreau, et consorts. Ce dernier l'avait préféré à Daniel Fignolé, et tout cela était terminé par un bain de sang au Bel-Air et l'exil du Président provisoire Fignolé (25 mai 1957-14 juin 1957). D'aucuns pensaient et pensent encore que Jacques Gracia fut un illettré et un vendu de l'Armée. Au contraire, cet homme fut un stratège hors-pair et clerc de profession. En tant que simple officier, il était à cette époque responsable des Correspondances entre les officiers supérieurs et le Haut État-major. D'où ses connaissances de la bonne marche de l’Armée et de ses secrets.  De parents beaucoup plus pauvres que ceux de François Duvalier, ils habitaient, paraît-il, le même quartier. Jacques Gracia rentra dans les rangs, et Duvalier en médecine. Ils s'étaient rencontrés plusieurs années plus tard lors de la campagne de Duvalier à Miragoâne. 

Duvalier s'était fait réélire en 1961 et en 1964 comme Président à vie de la République d'Haïti. Sous son gouvernement, les Dominicains étaient plutôt tranquilles et les Américains confus. Par la formation de son propre Corps de milice et de répression, les VSN ou Tontons Macoutes, Duvalier avait pu maitriser et décapiter l'armée et tenait en respect les politiciens de tous poils ainsi que l'Ambassade américaine. A sa mort le 21 avril 1971, ses adversaires fêtaient dans la diaspora et ses valets pleuraient à Port-au-Prince. Le 22 avril 1971, son fils Jean-Claude Duvalier de 19 ans prendra le pouvoir et sera nommé à son tour Président à vie comme par magie. Ce fut le début du pouvoir héréditaire en Haïti. 

Le Président Jean-Claude Duvalier (22 avril 1971-7 février 1986), en mariant Michèle Bennett déjà mariée une première fois, savait-il ce qu'il faisait. Pourquoi cette dame en lieu et place d'une jeune fille arabe? D'aucuns disaient que le Président était même fiancé à une des Saliba de Port-au-Prince. Mais Michèle Bennett que les dinosaures de l'ancien régime de François Duvalier n'aimaient pas, avait tout fait pour réaliser son rêve, ou plutôt le rêve des mulâtres d'Haïti. Aidée de Roger Lafontant, homme de main, et de Théo Achille, homme de cœur, elle s'était faufilée dans les coulisses du Palais National, comme la Joute de Pétion (1807-1818) et de Boyer (1818-1843), et s'était faite élire, elle aussi, Première Dame à vie de la République. Le Président Jean-Claude Duvalier, fils de mangeur de mulâtres comme l'ont été Salomon et Soulouque d'ailleurs, redonnait espoir, de par ce geste matrimonial, à ce clan, à cette classe longtemps retirée de la Chose Publique. Comme au bon vieux temps, sous Sténio Vincent (1930-1941) ou Lescot (1941-1946), le Palais National s'est mulâtrisé et l'administration publique éclaircie et rafraichie, mais cette fois-ci par des macouteaux d'un autre ordre: les fils des anciens mulâtres collaborateurs. Déjà sous François Duvalier, le mot d'ordre était d'éclaircir la famille haïtienne. On ne peut qu'imaginer que toute réussite sociale haïtienne de l'époque passe nécessairement par la prise pour épouse ou concubine d'une femme claire ou mulâtresse.

En un mot, Jean-Claude Duvalier n'avait fait que poursuivre un agenda politique en tant que Président d'Haïti. A la différence de René Préval (1996-2001) débonnaire et aussi d'une insouciance déconcertante, J.-C. Duvalier était une figure de marque du duvaliérisme vieillissant. Il fallait rajeunir le régime par la mise à la présidence de cet enfant de 19 ans, pas même brillant à l'école. De ce jour, toutes les familles haïtiennes, petites ou grandes, pensent à un président pouvant sortir de leur rang. Les mécanismes d'action politique montés par son père François avant sa mort ont fait leurs frais. Jean-Claude Duvalier (22 avril 1971-7 février 1986), avec l'aide de ses ministres, amis de longue date de son père, avait quand même gouverné le pays pendant au moins quinze ans.

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C'est dans ce contexte de politique noiriste, à bas le mulâtrisme, qu`a  évolué le poète mulâtre Anthony Phelps. Plusieurs de ses camarades d’hier l’accusent, à tort ou à raison, d’être avant tout un "poète cérébral"...  Qu'importe! "Je fais métier de poète", dira plus tard Anthony Phelps. En effet, la littérature haïtienne trouve dans ce bouillant poète l’image complète d’un écrivain de valeur, discipliné et conscient du manque de talent que connaît cet art. Son œuvre, de par ses qualités musicales, s'est tournée vers le beau et le mystérieux, vers l'inconcision et l'enfantement de rythmes nouveaux, vers des images qui donnent l'impression de repousser la raison. Par sa prévoyance et son opportunisme, Phelps a bien su canaliser les tendances d'une génération d'exilés. Perméable aux grands courants littéraires de l'étranger, grand curieux, il s'inspire volontiers des littératures américaine et européenne. Nourri de grands poètes, sa poésie est de force et de vigueur. Principal animateur du groupe Haïti Littéraire, d'ailleurs assez vite dissout par l'exil, il est aussi le poète le plus brillant et le plus prolifique de tous. C'est, sans aucun doute, l'un des plus puissants poètes haïtiens de ce siècle. Dit-il,

Je suis l’aubain dans la cité des hommes de ma race...
                                                  (Mon pays que voici)

Malheureusement, les rares études portées sur l'oeuvre d'Anthony Phelps ne font guère état des poètes hors d'Haïti qu’il a indéniablement influencé.  À lire Terre Québec (1964) de Paul Chamberland, Terre des Hommes (1967) de Michèle Lalonde et certaines oeuvres de François Piazza (Les Chants de l'Amérique, 1965; L'Identification, 1966), on se confond aussi dans l'illusion quotidienne d'une "perspective d'errance et de glorification du passé". C'est comme si Phelps n'avait rien inventé, mais tout suggéré et vulgarisé.  Dans l'effervescence d'une foule de chantres mineurs, au sein des préoccupations sociales et politiques, au milieu de ces éclats de voix nostalgiques de l'Haïti d'hier et de demain, l'homme s'est fabriqué un "métier de poète". Dans l'atmosphère d'une poésie bourgeoise, travaillée, ciselée, on ne peut moins lui enlever la place d'un poète abondant, envoûtant, mystérieux, dont les délicatesses et les subtilités excessives lui valent bien le titre de poète du charme.  À lire Anthony Phelps, cependant, on a toujours la sensation d'avoir déjà lu ses poèmes qui ne servent alors qu'à alimenter le prix d'une écriture constamment renouvelée. Poésie qui catalyse les polémiques - courtoisement traitée de "cérébrale" - mais aussi qui relance la crédibilité du poème!

Terre Caraïbe
au chemin lent des escargots
le temps blessé se cicatrise
et l’âge mûr
celui qu’en moi-même je déchiffre
ne tremble point quand le vent fait tempête.
Son nœud n’est plus en marge
mais au centre du centre
et qui n’est point désert mais lieu désaltérant.

(Capitaine de mes douleurs, in La bélière caraïbe)

Si  Présence (1961), sa seconde plaquette de poésie, semble avoir forcé la porte du sacré, c'est que le poète n'a apporté à la lecture de ce poème de moins d'une dizaine de pages qu'une écriture dépouillée, qu'un langage ordinaire et qu'une poésie légère. Avec Points cardinaux (1967), une amélioration nette fit surface, sans pour autant atteindre vraiment la cadence du vent. Néanmoins, le poète nous a fait part de son amour pour une ville, Montréal, et de son contentement d'y être.  L'éloquence et la narration que l'on connaît aujourd'hui de sa poésie s'y trouvaient déjà.

J’étais ce garçon qui marchait plus vite que le silence
avec en poche sa bille maîtresse
son pion rouge des jeux de marelle.
(…)
J’étais cet écolier aux doigts de musicien,
sur sa baguette rêveuse
la mémoire du bois chantait dans son pupitre
chansons de voiles et de pirates.

J’étais cet écolier à la main dessinatrice.
Sur le poli de son cartable
naviguaient des petits bateaux d’eau douce
bateaux de douces légendes.
(Une phrase lente de violoncelle)

Mais c'est avec Mon Pays que voici (1968) qu'Anthony Phelps s'est surtout fait connaître à travers le monde de l'art. Dans des poèmes à caractère fugitif, il nous a fait part d'un certain sentiment de l'entropie et de la renaissance.  Des vers psychédéliques, avares de périphrases qui nous mettent en présence d'un univers momifié, malveillant et exploiteur.  Il y a chanté ses ancêtres indiens à la manière de n'importe quel habitant des réserves du Nevada.  Mon Pays que voici est peut-être le troisième exemple, après les Poèmes Quisqueyens (1926) de Frédéric Burr-Reynaud et Le Grand devoir (1962) de Roger Dorsinville, d'une pièce qui s'intéresse vraiment aux thèmes précolombiens d'inspiration amérindienne. Ce livre aura sans doute le mérite d'avoir permis à son auteur de sortir pour toujours de l'enfance et de l'enfantillage littéraire. Alliant le rêve à la réalité, le mystère à l'histoire, il s'est rapproché, d'une part de Paul Valéry et de Saint-John Perse par sa recherche d'une éthique fondée essentiellement sur l'esthétique et, d'autre part, des poètes tels que Paul Claudel, John Donne, Dylan Thomas, Walt Whitman, Carl Sandburg, Francis Ponge, Hölderlin et Maïakovski, par sa propre éloquence.

Je viens sur la musique de mes mots,
sur l’aile du poème et les quatorze pieds du vers
enseigner une nouvelle partition
renouveler le répertoire des voix plaintives et cassées
car des maîtres de cœur surannés et pervers
ont ramené la Geste unique
aux dimensions de l’anecdote
et des intellectuels aux fines mains
versés dans l’art des mots sonores
ont maintenu le peuple dans le mystère et l’ignorance (…) 

                                    (Mon pays que voici)

 

Le poète refait aussi l`Histoire de son pays traîné dans la boue des morts:

Terre déliée au cœur d’étoile chaude
Fille bâtarde de Colomb et de la mer
nous sommes du Nouveau Monde
et nous vivons dans le présent (…)
Sur les socles de la mémoire
dans la farine de nos mots
nous pétrissons pour toi des visages nouveaux
il te faut des héros vivants et non des morts (...)
Ô mon pays que voici.

                        (Mon pays que voici)

 

Anthony Phelps a le don d'inventer l'existence.  Il sait tourner autour d'une voyance toute rimbaldienne, comme s'identifier au verbe; ce que Mallarmé, inconscient, nommerait "ce quelque chose de sacré". Avec La bélière caraïbe (1980), des trouvailles assez impressionnantes, des fois injustifiées, mais toujours passionnantes, sifflent et bougent. Le rythme et les images, la sensation des couleurs font irruption à tout bout de champ. Ce livre est définitivement un véritable laboratoire de mots. Les pièces qui s'y retrouvent donnent la mesure d'une recherche insatiable et passionnée.

J’ouvre mes mots lucarnes sur d’autres mers
et d’autres incendies
pliant le rythme à ma mesure et mon usage
et j’investis le texte écru filé pour quelques uns
hors des vains lieux du bavardage.

(Capitaine de mes douleurs, in La bélière caraïbe)

 

Et le poète prend possession des lucarnes et de sa Terre fébrile avec peine:

(…)
Monarque chiromancien aux ailes inquiètes
volant à l’aveuglette vers un futur dénoué
sans masque ni goudron
j’ai choisi sans contrainte
la couleur de mes yeux d’automne
et je fais le tour de ma parole midi
comme un nouveau propriétaire
prend possession de son espace.

(Capitaine de mes douleurs, in La bélière caraïbe)

 

Et il nota que nomade fut-il :

Nomade je fus de très vieille mémoire.

         (Nomade je fus, in La bélière caraïbe)

Il en ressort que l'artiste nous a longtemps laissé l'impression d'écrire, à travers sons et lumières, une poésie transpercée de mots sublimes jusqu'à la jonction des choses. C'est le poète-soleil aux portes des banquises. Des oeuvres d'acier faites à partir d'éléments si simples et si élégants qu'elles nous entraînent dans les multiples secrets - imbibés d'imprévus et de mauvais souvenirs - de l'espace et de la réalité. Anthony Phelps témoigne tantôt de sa "Terre fébrile", tantôt de son "Lieu natal" (Même le soleil est nu, 1983), et nous fait beaucoup penser à Dylan Thomas, ce poète irlandais plus vulnérable que sa "Ville principale".  Quoi qu'il en soit, Même le soleil est nu (1983) est un livre fascinant, par les paysages grandioses qu'il évoque, par l'élégance du style et la douleur déclarée du poète face aux malheurs de son pays.

(…)

Ma ville principale est un berlingot 

ma ville principale

où les aveugles jouent à la courte paille

pour savoir qui qui qui sera mangé

au long festin des larmes mortes.

        (Ma ville principale, in Mêmele soleil est nu)

Orchidée nègre (1985), dont le titre respire bien l'air de la Négritude, est l'amplification du langage qui se fait jour pour éclairer le vécu.  Les phrases se rythment au pas d'un athlète en délire.  C'est en somme une poésie "de plein-air, de l'espace le plus ouvert, jetée (parfois) dans le monde" du surréel.  Phelps, comme Kenneth White1, est surtout poète "là où il parvient à s'oublier, à oublier tout ce bric-à-brac idéologique (...), là où il cesse de discourir pour enfin dire".  Le poète White est "concis, précis, solitaire", l'autre est "bavard, confus, soucieux d'épater la galerie". Par ailleurs, à l'instar de A. M. Klein dont l'étourdissante "virtuosité stylistique a pour prétexte l'impossibilité de transposer dans un récit"2, le poème chez Anthony Phelps prend la forme d'une "expression verbale (qui) stylise et transforme, en un certain sens, l'événement qu'elle décrit.  L'orientation est donnée par la tendance, le pathos, le destinataire, la censure préalable, la réserve des stéréotypes".

Comme deux guitares sur un même fauteuil
se reconnaissent en douze cordes
ici le rêve est en suspens et me regarde dans les yeux.
Ici tout est espoir la vie est à son paradis.

                      (Le siècle se défait…, in Orchidée nègre)

Orchidée nègre tresse sauvage de mon désir
tes yeux de foudre en vacances rejettent l’ailleurs
saignant le pain de mes guitares
voleuses d’été de tous mes lieux de pierres.

 (…)
Orchidée nègre
je te laisse mon testament de grenades
grains receleurs de jus doux acide
et mon désert de l’écriture
où parfois pousse une oasis.

(Orchidée nègre, in Orchidée nègre)

Pierre Vadeboncoeur, dans une étude critique3 consacrée à Victor Hugo, soutient que celui-ci est "un artiste dont la médiocre intelligence expose au ridicule l'immense génie et dont l'immense génie projette la médiocre intelligence dans une fâcheuse lumière (...)". Victor Hugo, précise-t-il, "puisqu'il se prend pour un penseur, adopte la forme du discours, laquelle justement n'est pas une forme, ce qui entraîne alors l'auteur non pas à réaliser un objet proportionné mais à parler tant qu'il estime avoir quelque chose à dire... (...)  Comme son invention d'images, de mots et de lyrisme est intarissable, d'autres images et d'autres mots sont toujours là qui attendent et le sollicitent plus avant dans son poème, qu'il vaudrait peut-être mieux dès lors appeler son texte. (...)  Un trait surprenant mais immensément répandu chez Hugo, c'est son prosaïsme.  Il a établi une vaste partie de son oeuvre poétique sur deux principes, entre autres, qui lui permettent d'ailleurs d'écrire à perte de vue.  Dans les deux cas, c'est la prose et non le poème qui conviendrait premièrement à la substance traitée. (...) Un de ces principes: il s'agit de l'exploitation  oratoire de la pensée (...). Un deuxième, c'est l'emploi du récit.  Dans ce cas, ce sont les besoins de la narration qui conduisent la plume, mesurent la longueur du poème et empêchent évidemment ce dernier de prendre forme en tant que poème". On aurait dit le cas d'Anthony Phelps chez qui la forme du discours, l'oraliture et la déclamation évoquent l'exaltation vers la poussée poétique, ce tunnel d'où l'on ne revient jamais!

Ô vanité des voiles creusant routes et sillons
sur chair et terre nouvelles
prétendant que la fumée ne rêve pas.
Enfant de déraison
à nulle autre que toi je ne prête mon rêve.
Ta nuque chemin de découverte
plus que jamais ma vie           
tel navire horizon sous les ongles.

(Enfant de déraison, in Immobile voyageuse de picas et autres silences)

 

Notes

  1. Robert Mélançon, "Kenneth White ou les infortunes du discours", Liberté, 144 (janvier-février 1981): 97-100.
     
  2. Robert Mélançon, "Abraham Moses Klein, poète", Liberté, 146 (avril 1983): 89.
     
  3. Pierre Vadeboncoeur, "Le cas Hugo", Liberté, 145 (décembre 1982): 113-119.

 

À lire  d'Anthony Phelps:

PHELPS, Anthony,

  • Rachat, poème radiophonique réalisé à Radio Canada, Montréal, 1953.
  • Été, poèmes, Port-au-Prince, 1960.
  • Présence, poèmes, Port-au-Prince, 1961.
  • Éclats de silence, poèmes, Port-au-Prince, 1962.
  • Points cardinaux, poèmes, Holt Rinehart & Winston, Montréal, 1967.
  • Les Araignées du soir, poèmes sur disques, Les Disques Coumbite, Montréal, 1967.
  • Pierrot-le-Noir, poèmes (en collaboration avec Jean Richard Laforest et Émile Ollivier), [miméographié], Montréal, 1968.
  • Le conditionnel, théâtre, Holt Rinehart & Winston, Montréal, 1968.
  • Mon pays que voici (suivi de) Les dits du fou-aux-cailloux, poèmes, P.J. Oswald, Paris, 1968.
  • Et moi je suis une île, conte, Leméac, Montréal, 1973.
  • Moins l'infini, roman, Éditeurs Français Réunis, Paris, 1973.  Traduction espagnole, Grupo Editor de Buenos Aires, Buenos Aires, 1975. Traduction russe, Éditions Littérature Étrangère, Moscou, 1975. Traduction allemande, Éditions Aufbau-Verlag, Berlin, 1976.
  • Mémoire en colin-maillard, roman, Nouvelle Optique, Montréal, 1976.
  • Motifs pour le temps saisonnier, poèmes, P.J. Oswald, Paris, 1976.
  • La bélière caraïbe, poèmes, Nouvelle Optique, Montréal, 1980.  Éditions Casa de las Américas, La Havane, 1980.
  • Même le soleil est nu, poèmes, Nouvelle Optique, Montréal, 1983.
  • Haïti! Haïti!, roman (en collaboration avec Gary Klang), Libre Expression, Montréal, 1985.
  • Orchidée Nègre, poèmes, Casa de las Américas, La Havane, 1985 ;  Triptyque, Montréal, 1987.
  • Mon pays que voici/este es mi pais, édition bilingue (français-espagnol), Joan Boldo i Clement, Editores, Mexico, 1987.
  • Les doubles quatrains mauves, poèmes, Mémoire, Port-au-Prince, 1995.
  • Immobile voyageuse de Picas et autres silences, poèmes, CIDIHCA,   Montréal, 2000; Immobile voyageuse de Picas / Immobile Viaggiatrice di Picas, Édition hors commerce, La Rosa Editrice, Torino (Italie), 2000.
  • Femme Amérique, poème, Écrits des forges, Trois-Rivières (Québec), 2004.
  • Une phrase lente de violoncelles, poèmes, Noroît, Montréal, 2005.
  • La contrainte de l’inachevé, roman, Leméac, Montréal, 2006.
  • Le mannequin, nouvelles, Leméac, Montréal, 2009.           

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Sur le we

Anthony Phelps sur le site Îìle-en-Île.

Mon Pays Que Voici, deuxième partie du poème. Extrait audio lue par l'auteur.

 

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 Viré monté