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Je présente ici pour la cinquième année consécutive une sélection des livres de fiction et de non fiction qui m’ont vraiment plu durant cette année. Quelques-uns de ces livres ont fait l’objet d’une recension plus fouillée de ma part et ont déjà paru sur le Net. Cette année, tous portent sur Haïti. J’ai voulu exprimer d’abord mes opinions, mes points de vue, mes questionnements. Voici donc dans l’ordre de mes préférences mes coups de cœur en 2013.
1. Ballade d’un amour inachevé. Roman, par Louis-Philippe Dalembert. Paris: Mercure de France, 2013.
Il y a beaucoup de similarités entre la vie du narrateur de Ballade d’un amour inachevé et la vie de l’auteur lui-même: comme chez le héros du récit qu’il raconte, sa femme est italienne et il partage sa vie entre Haïti, l’Italie et la France; les deux ont échappé de justesse à un tremblement de terre, chez elle, celui de L’Aquila en Italie, et chez lui, celui de Port-au-Prince, en Haïti… Sommes-nous donc en présence d’une autobiographie, définie par Philippe Lejeune (Le Pacte autobiographique, Seuil 1996) comme un «récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité.»?
Difficile de se prononcer nettement. On met toujours en garde dans les traités de littérature d’éviter de confondre le narrateur et l’auteur. Le premier est celui qui raconte l’histoire, c’est lui qui prend en charge le récit, alors que le second peut se définir comme la personne physique qui écrit. D’autre part, il est évident pour tout le monde que l’une des fortes caractéristiques de l’écriture autobiographique réside dans la mise en page du récit écrit à la première personne, ce qui n’est pas le cas ici.
Ballade d’un amour inachevé est du pur Dalembert. On y retrouve ce qui a toujours fait la force de ses textes en prose: la qualité de son style qui mélange allègrement tous les registres de la langue, un humour particulier, un lyrisme éclatant qui accroche le lecteur, et le traitement de sujets contemporains qu’il retouche vigoureusement. Ballade… raconte la lente acceptation/insertion d’un jeune immigré noir prénommé Azaka dans un petit village des Abruzzes, en Italie. Il doit faire face à la méfiance des habitants puisqu’il n’est pas de leur «communauté». C’est un « extracommunautaire, appellation dont était affublé tout natif du Maghreb, d’Europe de l’Est, de l’Asie ou tout Noir non étasunien.» (p. 38). Dans cette atmosphère de crainte, de peur et de forts sentiments anti-immigrés où les habitants affichent ouvertement leurs opinions d’extrême-droite, Azaka va se faire pourtant une petite place au soleil en se faisant laveur de carreaux d’une boutique tenue par un vieil Italien, dont il devint l’homme à tout faire. Plus tard, sur le point de prendre sa retraite, le vieux lui proposa de reprendre son commerce de photocopies. Après beaucoup d’hésitations, il accepta finalement. Bien lui en prit car c’est là qu’il rencontra Mariagrazia, sa future femme. Ainsi commença un grand amour.
Très peu de romans haïtiens sont portés par un lyrisme aussi échevelé, aussi bouleversant. Compte tenu des interrogations que je me suis posées au début de cette courte recension, la fin de ce texte balaie tout doute que le lecteur pourrait se faire à propos de la nature de ce livre que j’ai aimé passionnément malgré le choc immense qui nous est servi dans les dernières pages. Au fait, je n’en dirai pas plus pour ne pas trahir la fin de l’histoire.
2. Claire of the Sea Light. Par Edwidge Danticat. New York: Knopf, 2013.
Dans ce livre, Danticat organise son récit comme une succession de courtes histoires entre lesquelles il semblerait qu’il n’y ait pas de liens car elles pourraient toutes se suffire à elles-mêmes. D’abord, c’est le récit central qui donne au livre son titre Claire of the Sea Light et qui raconte les angoisses d’une petite fille sur le point d’être «donnée» en tant que «restavèk» (domestique non rémunérée) à une personne aisée de la ville. C’est le père de la petite fille nommée Claire Limyè Lanmè Faustin, qui veut «se débarrasser» d’elle afin qu’elle puisse jouir d’une vie meilleure, comme il le pense. Il s’appelle Nozias Faustin, c’est un pauvre pêcheur qui a du mal à joindre les deux bouts. Pour lui, il n’y a pas de meilleur choix que la commerçante locale, Madame Gaëlle, femme aisée qui a eu le malheur d’avoir perdu sa fille Rose dans un accident de la circulation. Nozias adore sa petite Claire qui ne veut pas aller vivre avec Madame Gaëlle. Celle-ci hésite constamment entre le souvenir de sa fille décédée quelques années plus tôt et l’adoption de Claire Limyè Lanmè Faustin.
A côté de ce récit central, il y a plusieurs autres, sept au total, parmi lesquels The Frogs, récit qui, apparemment, ne possède rien en commun avec le précédent et qui décrit une invasion de grenouilles dans la ville du nom de Ville Rose submergée par une chaleur suffocante qui fait exploser ces grenouilles; Ghosts, fascinant portrait de gangs qui mettent la petite ville Cité Pendue, à feu et à sang en même temps qu’il décrit les violences des unités des Forces spéciales gouvernementales; Home, où la romancière raconte les mésaventures de Max Ardin fils revenu à Ville Rose après un séjour de dix ans en Floride; Starfish, petite histoire qui se suffit à elle-même d’une célèbre chroniqueuse de radio, Louise George, qui se fait maitresse d’école pour rendre service à Max Ardin père, le directeur de l’école, mais se fait attaquer par la mère d’un élève… Ces récits anecdotiques semblent n’avoir aucun lien direct avec le récit central de Claire of the Sea Light mais ce n’est qu’une illusion. En réalité, tous les personnages sont, d’une certaine manière, reliés les uns aux autres, que ce soit les pêcheurs, dont Caleb, le bon ami de Nozias Faustin qui est le père de Claire Limyè Lanmè Faustin, plaque tournante du récit; Madame Gaëlle, autre personnage clé du livre, dont l’amitié pour Claire Narcis, mère de Claire Limyè Lanmè, dépasse les clivages de classe si évidents dans cette petite ville de province. Quand Claire Narcis meurt en mettant au monde Claire Limyè Lanmè, Madame Gaëlle n’hésite pas à allaiter elle-même la petite, malgré l’immensité du monde social qui sépare les deux femmes; même Max Ardin père, malgré son caractère difficile, est connecté à Ville Pendue grâce à l’école qu’il dirige d’une main de fer.
Claire of the Sea Light occupe une place à part parmi les textes de fiction de Danticat. La romancière entreprend dans ce livre la description d’une petite communauté haïtienne de l’intérieur où, malgré les conflits de classe et l’exclusion sociale, les individus sont interconnectés et ne peuvent se passer les uns des autres. La diaspora dont la présence et les difficultés existentielles comptent tellement dans les textes de fiction de Danticat reste ici généralement à l’écart et semble être dépassée par le cours des événements. Livre simple mais inoubliable, Claire of the Sea Light ouvre peut-être une nouvelle trajectoire dans la carrière littéraire de Danticat.
P.S. Une recension beaucoup plus complète de Claire of the Sea Light intitulée «La vie, l’amour, la mort» a paru sur le Net en juillet 2013, sous ma signature.
3. The Roving Tree, roman par Elsie Augustave. New York: Akashic Books/ Open Lens, 2013.
Avec ce roman, Elsie Augustave fait une entrée remarquée dans la littérature haïtienne d’expression anglaise. Le livre a tout pour plaire à tous les publics: pour les non natifs, c’est une excellente initiation à la culture populaire haïtienne, quant aux natifs, ils pourront se plonger dans les multiples et récurrents conflits de classe, de couleur, de styles de vie…si jamais il leur était arrivé de vivre en dehors de tout ça. Le roman débute par un prologue dans lequel l’héroïne de l’histoire, Iris Odys, sur le point de mourir après avoir donné naissance à une fille prénommée Zati, reçoit la visite d’une divinité vodou, Aïda Wedo, à qui elle transmet son dernier vœu: celui de pouvoir écrire par-delà la tombe, pour sa fille qui vient de naitre, l’histoire de sa vie, de ses origines sociales et de ses racines ethniques. C’est tout cela que raconte The Roving Tree. C’est l’histoire mille fois arrivée en Haïti d’une jeune femme de la campagne, prénommée Hagathe, travaillant comme domestique chez une famille urbaine de condition socioéconomique supérieure qui, tombée enceinte du maitre de maison, est obligée de rentrer chez elle pour accoucher et refaire sa vie. Bien sûr, Iris, son enfant, n’est pas reconnu par son père et, sans le sou, Hagathe a toutes les peines du monde à l’élever convenablement. Un jour, elle reçoit la visite d’un couple d’universitaires américains dont la femme ne pouvait concevoir et qui voulait adopter sa fille de cinq ans, Iris. Elle accepte la proposition du couple américain, convaincue que sa fille recevra une bonne éducation et surtout qu’elle n’aura pas à faire face en grandissant aux assauts sexuels des «tontons macoutes» du dictateur François Duvalier qui terrorisaient alors la société haïtienne. Le voyage de la petite Iris aux Etats-Unis changea sa vie du jour au lendemain. Elle y termina ses études primaires et secondaires, entreprit des études universitaires, retourna en Haïti pour se familiariser avec la culture haïtienne et faire la connaissance de son père biologique. Cependant, le démon du voyage ne la laissa pas en paix. Iris voyagea aussi en Afrique dont elle découvrit la culture mais ne put pénétrer les mystères.
Partagée entre Haïti, les Etats-Unis et le continent africain, la vie d’Iris Odys, telle qu’elle nous est racontée au-delà de la tombe, est impressionnante. Elsie Augustave laisse le lecteur assommé par tant d’aventures et tant d’expériences. The Roving Tree est tour à tour une plongée dans l’univers de l’exclusion sociale particulière à Haïti, une évocation du racisme américain et un portrait du Congo-Kinshasa des années 1980 avec son cortège de corruption, de pauvreté, et de mainmise du Maréchal sur les corps, les âmes et les esprits des habitants.
4. découdre le désastre suivi de l’ile anaphore, poésie par Robert Berrouet-Oriol. Montréal, Editions Tryptique, 2013.
Robert Berrouet-Oriol a la poésie dans le sang. Il vit par et pour elle. Le monde de la poésie lui rend bien cette passion pour un art qui de tout temps a toujours été d’une exigence maximale. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler que le gouvernement de son pays d’adoption, le Canada, l’a nommé membre du jury du prestigieux Prix de poésie du Gouverneur général du Canada en 2012. En France, en 2010, il a obtenu le très convoité Prix de poésie du Livre insulaire d’Ouessant pour Poème du Décours paru aux Editions Tryptique de Montréal. Ce livre, la même année, a également été finaliste du Prix du Carbet et du Tout-Monde en France.
Dans Découdre le désastre suivi de L’ile anaphore, sa plus récente fiction poétique, Berrouet-Oriol nous captive d’abord par le côté majestueux et le côté somptueux de sa langue. Par définition, le fictionnel est ce qui n’existe pas, ce qui a été inventé. C’est pourquoi il se déroule le plus souvent dans des textes narratifs forgés de toutes pièces par des auteurs qui nous mènent au fil de leur intention. Mais, comment la poésie lyrique peut-elle constituer de la fiction ? Quel type de rapport avons-nous avec la fiction? En fait, tout se passe au niveau de l’œuvre elle-même, de la langue ou du langage du texte. C’est elle qui nous rattache avec la fiction. Peu importe la nature du genre littéraire en question, roman, poésie, théâtre, nouvelle…On comprend alors la vraie nature de notre commerce avec la fiction. La poésie de Berrouet-Oriol nous introduit dans l’univers de la littérature fictionnelle d’abord par le biais du langage. La poésie est langage, le langage est poésie. D’où l’importance de la maitrise des pratiques linguistiques de la littérarité :
Oyez oyez ma langue en rut
à sourdre mortifères failles
cadavéreuses de pile en pile
draine carnaval de mots
contre la matrice bavarde des alphabets
à l’encan halluciné
aux tarlatanes de la scène-séisme
La poésie de Berrouet-Oriol n’est peut-être pas d’accès facile mais c’est le propre de la poésie contemporaine de ne pas se laisser «ouvrir» facilement et de réclamer des «clés». Je recommande intensément ce dernier recueil de Robert Berrouet-Oriol.
5. La vie et ses couleurs. Nouvelles et textes courts autour de la «question de couleur». Textes réunis par Lyonel Trouillot. C3 Editions, 2012.
Dans son texte classique de 1978, réédité en 1987, Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti (CIDIHCA et Les Presses de l’Université de Montréal), la sociologue canadienne, Micheline Labelle, ouvre ainsi son introduction: «Ce qui est désigné en Haïti comme la «question de couleur» haïtienne se réfère en dernière analyse aux luttes historiques qui ont opposé et opposent encore les secteurs «noir» et «mulâtre» des classes dominantes. Cependant, elle implique une problématique de la couleur qui rejaillit sur toute la société haïtienne, infiltrant, à des degrés divers et selon des modalités diverses, l’ensemble des pratiques et des discours. » (page 13).
La vie et ses couleurs, l’ouvrage coordonné par Lyonel Trouillot, traduit bien la puissance de la problématique de la couleur sur l’ensemble de la société haïtienne. Dans ce petit livre de 163 pages, Trouillot rassemble dix textes de fiction à la thématique commune: la «question de couleur». Tous ces textes montrent au-delà de tout doute comment, comme le dit si bien Micheline Labelle, la problématique de la couleur infiltre, à des degrés divers et selon des modalités diverses, l’ensemble des pratiques et des discours.
Tous les contributeurs sont des écrivains nés en Haïti et qui ont déjà produit des œuvres remarquables (Josaphat Robert Large, Jean-Robert Léonidas, Emmelie Prophète, Rodney Saint-Eloi, Evelyne Trouillot, Lyonel Trouillot, Gary Victor,…). Certains vivent en Haïti, tandis que d’autres se sont fixés dans la diaspora ou partagent une existence transnationale, se ressourçant de temps en temps sur la terre natale. La qualité de certains textes laisse à désirer, dans la mesure où le lecteur se trouve complètement dans le noir quand il cherche à retrouver la problématique de la couleur dans l’histoire qui est racontée, mais d’autres textes sont d’une sensibilité si attachante…C’est le cas du très beau texte d’Emmelie Prophète intitulé Je ne suis pas belle (pages 99-105) dont je cite quelques lignes: «On m’a instillé l’idée que je suis trop noire pour être jolie. Je ne sais pas quand cela a commencé, depuis le jour de ma naissance sans doute. Ma cousine est belle. Elle le sait depuis toujours elle aussi, c’est un sauf-conduit qu’on lui a délivré à sa naissance. Elle est juste un plus jeune que moi, de quelques mois. J’ai donc toujours capté les regards qu’on posait sur elle, entendu ce qu’on disait, à la maison comme ailleurs: «grimèl la bèl».
Je recommande particulièrement «Six bières, Monsieur!» de Rodney Saint-Eloi (pages 109-116), «Un jour à la fois» d’Evelyne Trouillot (pages 119-129), «Se kiyès?» de Josaphat Robert Large (pages 27-58), l’un des deux textes écrits en kreyòl dans le recueil, «La couleur n’est rien, la classe est tout» de Lyonel Trouillot (pages 133-150), et, bien sûr, «Madame Dextra» de Gary Victor (pages 153-163).
6. Chronique d’une saison torride, roman par Josy O. Montréal: Mille eaux, 2012.
Si la quatrième de couverture nous apprend que ce roman est le premier d’une septuagénaire, d’autres références (le pseudonyme de l’auteure, Josy O., le nom de la maison d’édition, «Mille eaux» nous renvoient à l’identité de l’écrivaine qui est bien sûr Marie-José Glémaud Ollivier, la veuve du grand écrivain canadien d’origine haïtienne décédé en 2002, Emile Ollivier.
Chronique d’une saison torride se déroule dans une petite république des Caraïbes, du nom de Bohio. On fait tout de suite le rapprochement avec Haïti qui est aussi connue historiquement sous le nom de Quisqueya et Bohio. Mais jamais le nom d’Haïti n’est cité à travers le texte. Grâce à certaines descriptions de personnages et des relations de certains événements, on comprend aussi que l’action se passe entre la fin des années 1980 et le début des années 1990. Le roman raconte l’histoire d’un ambassadeur français fraichement débarqué à Bohio, qui tombe amoureux d’une dame de la haute société locale, la belle Eurydice, et qui se trouve plongé dans les méandres de la politique haïtienne.
Josy O est une superbe écrivaine dont les descriptions de Bohio et de ses élites élégantes, sophistiquées, contrastent fortement avec la boue et la misère qui sont étalées partout dans le pays et les corps décharnés, presque nus des habitants.
7. Le prix du Jean-Claudisme. Arbitraire, parodie, désocialisation. Sous la direction de Pierre Buteau et Lyonel Trouillot. Port-au-Prince: C3 éditions, 2013.
D’une manière générale, l’utilisation du suffixe –isme dans le vocabulaire politique renvoie à un corpus d’idées, de valeurs, et de comportement politique. C’est dans ce sens qu’on peut parler de « gaullisme », de « mitterrandisme »,…Parler de « jean-claudisme » renverrait donc à un imaginaire philosophique rationnel, cohérent et porteur d’une stratégie. Or, ce « duvaliérisme dans sa deuxième phase », pour répéter Lyonel Trouillot, pendant les quinze années où il a sévi en Haïti s’est révélé d’une inanité, d’une incompétence à gouverner, et d’une médiocrité à tout point ridicule. Il n’a fait que perfectionner une entreprise de corruption et de pillage du Trésor public qui a préfiguré ce que nous vivons actuellement en 2013 sous le régime du musicien indécent, obscène et sans vergogne, devenu depuis son accession à la présidence le fier et conscient destructeur du prestige de la fonction présidentielle.
En questionnant la définition du jean-claudisme proposée par Lyonel Trouillot, je ne préconise nullement une défense ou un retour à l’orthodoxie du duvaliérisme. Loin de là. Mon point de vue est le suivant : le duvaliérisme a représenté un totalitarisme et un fascisme tropical (Pierre-Charles 1973; M-R Trouillot 1990) dont les marqueurs de reconnaissance sont les suivants : un faux et virulent nationalisme, un anticommunisme et un antimarxisme primaires, la haine de la démocratie et du régime parlementaire, le culte du parti unique et du chef suprême possédant des qualités charismatiques et des pouvoirs dictatoriaux, l’établissement de la violence et du mysticisme vodou érigé en force de manipulation des masses paysannes.
Face à cette perspective sur le duvaliérisme originel (1957-1971), il est difficile de parler d’un « jean-claudisme ». En effet, le régime du fils (1971-1986) n’a pas élaboré ni laissé un corpus d’idées et de valeurs. Pire, le changement de cap que le fils a prétendu inaugurer: «Mon père a fait la révolution politique, moi, je ferai la révolution économique.» s’est révélé un échec total dans la perspective d’un réel développement économique.
Si je questionne l’utilisation du terme «jean-claudisme» implicitement présenté en tant que doctrine alors que ce régime devrait être considéré comme un régime nul, un vulgaire ramassis d’individus incompétents réunis autour d’un soi-disant chef, chroniquement dépassé par les enjeux de la présidence, il reste que les contributeurs à l’ouvrage collectif dirigé par Pierre Buteau et Lyonel Trouillot ont produit des textes d’une rare lucidité qui décortiquent un pouvoir incompétent et aveugle.
Malgré la qualité des textes retenus par les deux coordonnateurs, je voudrais signaler deux contributions extrêmement intéressantes: celle de Guy Alexandre intitulée La politique éducative du jean-claudisme. Chronique de l’échec « organisé » d’un projet de réforme et celle de Michel-Rolph Trouillot intitulée Pour une anthropologie du jean-claudisme. La première s’avère d’une lecture indispensable pour comprendre les enjeux politiques de toute réforme éducative en Haïti et nous rappelle que la question de l’éducation en Haïti passe inévitablement par la résolution de la question de la langue. La seconde représente une analyse capitale de la société haïtienne: M-R Trouillot pose en toile de fond de la structure sociale haïtienne la faiblesse structurelle de ce qu’il appelle la bourgeoisie des comptoirs. Cette bourgeoisie est incapable, selon Trouillot, de reproduire en son sein ou d’imposer pleinement au reste de la nation les codes idéologiques et culturels qui caractérisent les bourgeoisies du Centre.
Le changement du jean-claudisme tel que le conçoit M-R Trouillot consiste en ceci: «quelque part entre la fin de la Dépression et la mort de François Duvalier, le gros des classes moyennes a cessé de croire aux valeurs bourgeoises et le secteur-guide de ces classes (la petite bourgeoisie) a cessé de les reproduire.» Le jean-claudisme, c’est aussi la déprime intellectuelle et culturelle au sein de la petite bourgeoisie, déprime qui contraste avec l’élan et la fougue qui marquent ce secteur de 1915 à 1965 environ. (page 222).
Une recension beaucoup plus complète de Le prix du jean-claudisme intitulée Y a-t-il vraiment eu un «jean-claudisme?» a été publiée sur le Net en septembre 2013 sous ma signature.
8. Des fleurs pour les héros, roman par Anthony Phelps. Paris: Le temps des cerises, 2013.
Ce roman est une réédition de Moins l’infini publié en 1973. Phelps en a publié trois autres: en 1976, Mémoire en colin-maillard, en 1985 avec Gary Klang Haïti ! Haïti ! et en 2006, La Contrainte de l’inachevé. Mais je doute que son œuvre romanesque soit aussi célèbre que son œuvre poétique. C’est vraiment dommage car Des fleurs pour les héros, en particulier, tout comme une grande partie de son œuvre poétique, témoigne avec un art consommé de l’esprit de résistance qui marque l’écriture de Phelps face à la férocité destructrice de la dictature de Duvalier. Le roman relate les détails de la vie de militant d’un groupe de jeunes qui se battent contre Duvalier par tous les moyens, par la radio, les poèmes, la littérature, les pièces de théâtre, et bien sûr, la lutte armée. Certains tombent, les armes à la main, d’autres sont torturés à mort, ou deviennent fous. C’est peut-être le roman de l’échec dans la mesure où les héros ont été vaincus, la société haïtienne disloquée dans son essence même, et continuant à produire des successions du mal Duvalier dont on ne sait pas quand la source sera tarie.
9. Denizens of Hope, poésie par Denizé Lauture. Traduite du kreyòl vers l’anglais par Jack Hirschman, Boadiba et l’auteur. CC. Marimbo, California, 2013.
Dans ce nouveau recueil de poèmes présentés en kreyòl et en anglais, Denizé Lauture qui enseigne à St. Thomas Aquinas College dans le comté de Rockland situé dans l’état de New York, revient sur sa vie de paysan en Haïti et nous fait revivre son enfance, la catastrophe du 12 janvier 2010, son angoisse pour son pays qui se meurt, vaincu par la faim, la misère, la sécheresse. J’ai toujours considéré les poèmes kreyòl de Denizé Lauture comme la quintessence de l’expressivité kreyòl la plus naturelle. Il les traduit rarement en français (alors qu’il en est tout à fait capable) mais presque toujours en anglais, voulant peut-être signifier par là qu’il prend ses distances avec la langue française, du moins dans le domaine de la création littéraire, mais conserve des affinités avec la langue anglaise. Voici un court poème de Denizé Lauture, ce qui est rare car le plus souvent, ce sont de grandes envolées sur des faits d’histoire ou de l’existence des pauvres d’Haïti.
Powèm Mwen yo Gen Chans
Powèm mwen yo gen chans
Yon fanm mwen renmen
Ki pa renmen m
Renmen yo.
Yo toujou nan men l
Li toujou ap karese yo
Toujou ap peze yo sou kè li
Li konnen tout ti pawòl dous nan yo
Lannwit li kouche ak yo.
Lèmaten li leve ak yo.
Powèm mwen yo gen chans
Yo gen plis chans pase mwen.
10. Gouyad legede, poésie par Jeudinema. New York: Editions Ruptures, 2012.
Ce recueil de poèmes publié en 2012 m’est parvenu en retard. Je tiens toutefois à en dire quelques mots car il en vaut le coup et je l’ai beaucoup aimé. Le poète Jeudinema possède l’art de faire surgir des images fascinantes à partir d’expressions quotidiennes auxquelles peu de locuteurs font attention. Par exemple:
Lèt kaye kase tèt syèl wouj ak san …
Depi lè solèy gen azoumounou
Li pran vakans linèt nwa (page 63)
La langue de Jeudinema est une langue très littéraire qui ne tombe jamais dans la vulgarité ou l’obscénité malgré la hardiesse de certaines thématiques abordées. Ses critiques sociales résonnent au plus profond de nous-mêmes car elles attaquent l’amère et douloureuse réalité haïtienne.
Le poète ne s’en émeut guère cependant car il sait que
Tout kouch sosyal
Gen yon sèl adrès
“Ayiti Toma @simityè.com” (Kouch Sosyal, page 36)
11. A chacun son big-bang, roman par Jean-Robert Léonidas. Zellige, 2012.
A chacun son big-bang est le deuxième roman de Jean-Robert Léonidas qui est médecin praticien mais aussi poète et essayiste. Passionné par la littérature, il a presque laissé tomber la médecine pour se consacrer à l’écriture. Il n’a pas fait le mauvais choix car son talent d’écrivain s’affirme de plus en plus dans les milieux de la francophonie littéraire.
Le héros de ce roman, un jeune homme du nom de Mompela, laisse son village africain qui est détruit par une tempête et s’installe d’abord en Grèce avec son bienfaiteur, puis en Belgique et finalement dans le Nouveau Monde, en Haïti. C’est là qu’il refait sa vie, porté par le souvenir du Congo et de la Grèce. Malgré certaines réserves sur les stratégies narratives adoptées par l’auteur, j’ai pris un grand plaisir à lire A chacun son big-bang. Le lyrisme qui se dégage de son roman est contagieux et son style est inoubliable.
Hugues Saint-Fort
New York, décembre 2013