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Haïti: Radiographie d'une dictature
Robert Berrouët-Oriol Montréal, le 22 août 2013
LE PRIX DU JEAN-CLAUDISME Arbitraire, parodie, désocialisation, sous la direction de Pierre Buteau et Lyonel Trouillot • 233 pages • C3 Éditions, Port-au-Prince • 2013. |
«De toutes les passions,
la peur est celle qui affaiblit le plus le jugement»
- Cardinal de Retz
«À mon tour je peux leur demander: qu’ont-ils fait de mon pays1?» éructe avec arrogance et mépris le nazillon Jean-Claude Duvalier le 28 février 2013 lors de sa comparution, à Port-au-Prince, par-devant la Cour d’appel dans le cadre des poursuites engagées contre lui pour crimes contre l’humanité et détournements de fonds publics. Revenu au pays le 18 janvier 2011 –après avoir dilapidé durant son exil doré en France des centaines de millions de dollars2 volés au Trésor public haïtien--, et jouissant de la protection-impunité de l’Exécutif néo-duvaliériste Martelly-Lamothe, le dictateur désormais détenteur d’un passeport diplomatique n’est plus assigné à résidence. Il mène carrosse et grand train, ubuesque reçoit sa «cour», se fait voir en ville et circule librement, distribue l’onction du «parrain» (au sens italien et haïtien du terme) à une promotion sortante de l’École de droit des Gonaïves. Et il a sans doute programmé, avec l’aide de la baronnie tonton-macoute, la récupération du reliquat-magot de 7,6 millions de francs suisses encore aujourd’hui bloqué à Genève par la justice helvétique3… Cette somme a été déposée sur un compte ouvert à l’Union des banques suisses (UBS) au nom de la Fondation Brouilly, une société qui sert à couvrir les avoirs de la famille Duvalier en Suisse. Mais en réalité les sommes provenant du pillage des caisses de l’État par la dynastie Duvalier sont énormes et varient selon les sources. Ainsi, «Le CCFD (Comité catholique contre la faim et pour le développement) a publié une étude sur les biens mal acquis des dictateurs en mars 2007 dans laquelle figurent deux estimations sur la valeur des avoirs détournés par «Bébé Doc». Transparency International chiffre les détournements entre 300 et 800 millions de dollars tandis que l’Office des Nations-unies contre la drogue et le crime les évalue entre 500 millions et 2 milliards de dollars. L’étude du CCFD décrit ensuite le système de détournement utilisé par la famille Duvalier. Ces derniers ordonnaient à la Banque centrale le virement d’importantes sommes vers des prétendues œuvres sociales qu’ils contrôlaient étroitement. Ils auraient également taxé des sacs de farine envoyés par les pays riches à la population haïtienne pour ensuite transférer ces revenus sur leurs comptes en banque.4»
Le jean-claudisme: un pouvoir d’État «kleptocrate»
À ma connaissance, aucune étude, aucun livre n’a jusqu’ici offert un éclairage analytique de premier plan sur les conditions, mécanismes et compromissions mis en œuvre au plan national et international pour le retour en Haïti du nazillon Jean-Claude Duvalier. Mieux: jusqu’à récemment, aucune étude, aucun livre n’avait abordé de front et fait un bilan multisectoriel de la dictature jean-claudiste. Or il est attesté que de 1971 à 1986, Jean-Claude Duvalier a contrôlé un réseau de forces de sécurité (l’armée, le SD-police politique, la milice des «Volontaires de la sécurité nationale», les tonton-macoutes), qui ont commis de graves violations des droits humains, en particulier des détentions arbitraires, des tortures, des disparitions forcées, des exécutions sommaires et des exils forcés.
Alors même que le sociologue Gérard Pierre-Charles, sur le «règne» de Duvalier père, avait dressé la «Radiographie d’une dictature - Haïti et Duvalier5» --un livre de haute qualité, à la démarche analytique systématique, ce qui en fait un incontournable ouvrage de référence--, le jean-claudisme semble jusqu’ici avoir été couvert d’une chape de silence, de non-dits aux multiples accointances, de 1986 à 2013. La transition démocratique d’après 1986, dont les acquis républicains et constitutionnels sont connus mais qui demeure empêtrée dans des luttes claniques pour le pouvoir, cette transition torpillée sous les assauts meurtriers des FAd’H (Forces armées d’Haïti) et autres mercenaires assimilés, puis à travers la logomachie démagogique du populisme d’État, n’avait jusqu’à présent produit aucun ouvrage de référence traitant spécifiquement du jean-claudisme en tant que pouvoir d’État «kleptocrate», répressif, prédateur, piyajè et assassin.
Dans une Haïti encore largement et profondément duvaliérisée, tout semble donc s’être passé comme si un certain «laboratoire» spécialisé en anesthésie de la mémoire collective avait programmé l’oubli, l’amnésie généralisée à l’échelle du pays, la négation de la «kleptocratie duvaliériste» pour instiller dans l’inconscient collectif haïtien l’impunité, le kase fèy kouvri sa, la banalisation de la corruption, des crimes, disparitions, vols qui sont au coeur du terrorisme d’État duvaliériste. Celui-ci s’est constitué en UNE MACHINE DE DESTRUCTION MASSIVE DE LA CITOYENNETÉ dont les effets ont cours encore aujourd’hui dans tous les secteurs de la vie nationale. L’oubli et l’impunité étant de la sorte instillés dans le corps social haïtien, la tentative de réhabilitation de Jean-Claude Duvalier6 étant lancée dans l’espace public, y compris dans le journal Le Nouvelliste7 d’Haïti, le PUN (Parti de l’unité nationale, duvaliériste) peut, en 2013, en même temps que le populisme d’extrême-droite tèt kale, prêcher la «réconciliation nationale» tout en niant dans l’absolu le droit à la justice et à la réparation pour les victimes de la dictature des Duvalier père et fils.
L’installation de la sous-culture de l’oubli et de l’impunité explique l’absence totale, dans le système éducatif national, de manuels et de programmes articulant une réflexion citoyenne à l’étude historique du duvaliérisme en Haïti. L’éducation à la citoyenneté étant orpheline d’une telle perspective depuis 1986, on comprend ainsi qu’une «citoyenneté délinquante» --couplée à la «criminalisation de l’État8»--, ait imprégné aussi profondément le corps social haïtien de la base au sommet, de la paysannerie jusqu’aux castes et classes sociales urbaines. Cette «citoyenneté délinquante» a fomenté, de 1986 à nos jours et dans différents caciquats politiques, des assauts répétés contre les droits fondamentaux du peuple haïtien et le pays en paye encore le prix; elle a également eu ses meurtrières heures de «gloire» lavalasienne, en 2004 notamment, avec «l’Opération Bagdad». Elle se retrouve en 2013 dans tous les appareils d’État, elle est promue et elle fleurit tèt kale dans les bauges, dans les officines d’un gouvernement saltimbanque et d’une présidence saltimbanque dont s’accommodent passablement bien les paternes «amis d’Haïti» ainsi que la MINUSTAH pourvoyeuse de choléra9, car l’essentiel semble se résumer à la tenue d’élections «démocratiques» en Haïti…
Briser la mortifère archéologie du silence et de l’oubli
Un livre exceptionnel et courageux, que je salue volontiers à visière levée, vient pourtant contrer la mise en place de la sous-culture de l’oubli et de l’impunité et contribue à briser cette mortifère archéologie du silence: «Le prix du Jean-claudisme» paru en avril 2013 aux Éditions 3C de Port-au-Prince sous la direction de Pierre Buteau et Lyonel Trouillot. L’ouvrage comprend 9 chapitres écrits par divers contributeurs; les chapitres sont précédés d’une introduction générale de Lyonel Trouillot et des notices biographiques clôturent l’ensemble.
Je souligne dès l’abord que cet ouvrage arrive à point nommé, précisément dans le contexte où le nazillon Jean-Claude Duvalier comparaît par-devant la Cour d’appel dans le cadre des poursuites engagées contre lui par un collectif de plaignants10 pour crimes contre l’humanité et détournements de fonds publics. En cela aussi ce livre est un acte de courage et une contribution éclairante à notre nécessaire devoir de mémoire: sa parution conforte, comme en écho, les témoignages des victimes de la terreur duvaliériste qui, pour la première fois dans notre histoire nationale, osent avec courage et dignité s’exprimer publiquement face à la justice de leur pays et surtout en présence du dictateur en personne –cela malgré les grossières tentatives d’intimidation des victimes perpétrées par les avocats du nazillon et malgré l’attitude ouvertement hostile aux témoins du procureur de l’État. La parution de ce livre s’inscrit également dans une conjoncture à deux vitesses, celle d’un rapport de forces politiques que certains analystes caractérisent comme étant une étape transitionnelle de passation consanguine de pouvoir entre le «martellysme» grimaçant et le jean-claudisme grinçant…
L’introduction de Lyonel Trouillot met bien en perspective le projet éditorial de cette publication. Se voulant une contribution au devoir de mémoire, au devoir de restituer par l’analyse des faits la configuration kleptocrate de la dictature, ce livre grand public s’adresse aux aînés, à «ceux à qui le jean-claudisme a volé leur jeunesse»; il s’adresse également à ces jeunes qui n’ont pas vécu la période jean-claudiste, mais dont certains ont récemment fêté l’anniversaire du dictateur; l’un d’eux dit un jour à Lyonel Trouillot : «Monsieur, vous conviendrez qu’avant c’était mieux»… Entreprise donc de démystification de cet «avant», de la période jean-claudiste que l’on s’est efforcé de présenter comme idyllique, voire paradisiaque, l’ouvrage entend ausculter à l’aune des contributions le «jean-claudisme, régime autiste s’il en fût (…), porteur d’un vide discursif», alors même que «La période jean-claudiste est l’une des plus grandes périodes d’exil économique dans l’histoire de ce pays» (p. 16), postulat que devra démontrer le chapitre 3, «Les stratégies de développement du régime des Duvalier» de Frédéric Gérald Chéry (p.63). Et il n’est pas fortuit que l’exil linguistique, l’exil dans la langue (créole) constitue le premier chapitre du livre.
Échec d’une «politique» éducative: exiler le créole par le refoulement de la Réforme Bernard
En effet, le chapitre 1, «La politique éducative du Jean-claudisme - chronique de l’échec «organisé» d’un projet de réforme» (p. 21) du professeur Guy Alexandre, est un témoignage de premier plan, précieux, qui nous renseigne davantage sur l’introduction du créole comme «langue d’enseignement des premières années de l’École fondamentale» (p. 24), la loi qui l’institue en 1979, ainsi que sur l’échec programmé de la Réforme Bernard par les mandarins du pouvoir. Ce chapitre précise les termes du réaménagement de l’organigramme du système scolaire haïtien, de la reformulation des contenus d’enseignement, du rôle de l’IPN (Institut pédagogique national) chargé de «l’ensemble des tâches d’élaboration de curricula, de recherches pédagogiques, et de formation des maîtres nécessaires à l’aménagement des conditions techniques de la réforme» (p. 25), tâches qui n’ont pas pu être réalisées en totalité ni de manière durable. S’il se confirme ainsi que la Réforme Bernard a été lancée avec un lourd déficit de la formation des maîtres et de matériel didactique unilingue et bilingue créole–français, on retiendra également que sa généralisation n’a pas été engagée (p. 34). Car «le fait est que les responsables du régime (…) n’étaient porteurs d’aucune vision véritable des problèmes d’éducation.» Il est ainsi attesté que la minorisation institutionnelle du créole s’est étalée malgré les premières mesures de la Réforme Bernard, son «exil intérieur» ayant été programmé et confirmé par les mandarins duvaliéristes, les véritables détenteurs du pouvoir d’alors opposé à tout aménagement réel du créole dans le système éducatif national.
Pour sa part, l’historien Pierre Buteau, sur le mode d’une missive décapante –«M. le Président» (chapitre 2, p.37)--, interpelle le nazillon Jean-Claude Duvalier par la lecture critique et argumentée, adossée à l’Histoire, d’une gouvernance anti-nationale ayant produit cette «désocialisation» consignée en sous-titre du livre. Il atteste avec justesse de l’une des «innovations» du duvaliérisme et singulièrement du jean-claudisme: dans la mesure où «Le régime duvaliérien a tout perverti au profit de l’État haïtien» (…), et fomenté «Un État tournant totalement dos à sa société» (p. 52), l’historien assume en toute logique que dans le jean-claudisme «L’État doit être considéré comme faisant partie de votre patrimoine privé» (p. 43), sorte d’auto-justification d’un appareil d’État «kleptocrate» –le jean-claudisme--, et de la corruption systémique dont a hérité la transition de 1986. Et les observations de Pierre Buteau s’avèrent d’autant plus pertinentes que Duvalier père a su «procéder astucieusement à une sorte de rapt de l’univers symbolique haïtien» (p. 51). En clair, «Le duvaliérisme et le jean-claudisme ont précipité l’effondrement de l’État haïtien» (p. 59), et du même mouvement «Le jean-claudisme ou idéologie du paraître» (Patrice Dumont, chapitre 6, p. 125) y a inscrit sa partition hallucinée du «Tout se résume au paraître» (p. 128).
«Dan reken pi dous pase kacho prizon» (Konpè Filo)
Les chapitres 4 (p. 95) et 8 (p. 169): «28 novembre 1980: le dernier tango du «Prince», par Marvel Dandin, et «Le gouvernement de Jean-Claude Duvalier (22 avril 1971 – 7 févier 1986)», par Michel Soukar, sont deux pièces remarquables par leur déploiement chronologique et synthétique, leur capacité à restituer l’histoire à l’aune de la vérité des faits. Témoins et actants, mais avec la distance critique qui convient à leur propos, les auteurs nous font revivre, en structure profonde, les moments-clé du drame national qu’a été le jean-claudisme. Ainsi le lecteur est-il amené à bien saisir que (a) malgré la répression tantôt sélective, tantôt brutale, la période jean-claudiste correspond à un temps fort d’une prise progressive de parole publique par la société civile, très risquée mais inédite en contexte, notamment à travers une presse parlée et écrite frondeuse car porteuse de l’idée de défense des droits en phase avec le vécu quotidien des citoyens; (b) les ouvriers haïtiens surexploités, défiant le régime, ont osé s’organiser à travers leurs syndicats et ont mené des combats de premier plan relayés par une presse indépendante de plus en plus hardie, qui s’est approprié le créole comme outil de communication-conscientisation, mais qui sera assez vite assautée et décapitée par la dictature («bal la fini», répression du 28 novembre 1980 contre la presse et la société civile, etc.)
Parlant de «l’héritage» papadocoquin de 1971, Michel Soukar rappelle que «La situation économique et financière est catastrophique. Les ruraux abandonnent des terres érodées et viennent gonfler les bidonvilles. La famine est endémique, particulièrement dans le Nord’Ouest et sur l’Île de la Gonâve» (p. 173). L’auteur nous remet en mémoire le slogan tape-à-l’œil du nazillon: «Mon père a fait la révolution politique, je ferai la révolution économique» (p. 174). Cette pseudo-révolution économique, s’appuyant sur les maigres infrastructures léguées pas Duvalier père, a su attirer experts et capitaux étrangers de 1972 à 1980 et constituer de fait de «véritables rentes pour le régime» (p. 175). Au royaume du paraître, il y a donc eu «circulation artificielle d’argent, animation et prospérité apparentes, commerçants satisfaits…, tout ceci permet au régime de tenir» (p. 175). Pour sa part, Marvel Dandin découd le désastre jean-claudiste, davantage, en citant fort à propos l’économiste Roland Bélizaire11: «La décennie 70 a vu naître dans le pays une plus forte pénétration des rapports capitalistes, la mise en place de quelques infrastructures de base, l’élargissement du secteur bancaire et financier, l’installation de certaines entreprises à capital national et mixte; bref, une certaine expansion de l’oligarchie et de l’économie, particulièrement avant l’explosion de la crise des années 80. Mais cette nouvelle dynamique s’est réalisée à la faveur des coups de dollars venus de l’étranger, de l’exploitation des masses rurales (le café étant le principal produit d’exportation) et urbaines (dans les zones franches installées à Port-au-Prince» (p. 99-100). Approfondissant ce constat, Marvel Dandin évoque «Un contexte économique apocalyptique» qui démystifie la propagande jean-claudiste chantre d’une «révolution économique» et d’une pseudo «libéralisation». En réalité celles-ci génèrent l’exclusion sociale et sont incapables d’endiguer les vagues successives de «boat peope»… Autrement dit, la tragédie récurrente et sans fin des boat people haïtiens contredit, dans l’horreur des naufrages en haute mer, les «succès» du jean-claudisme en matière de «révolution économique». Marvel Dandin l’illustre avec clarté: «Le naufrage de Cayo Lobos (Bahamas) s’est produit début novembre 1980. Couvrant l’événement qui défrayait la chronique sur le plan international, la presse indépendante haïtienne a décrit en détail le cortège sinistre des cadavres d’Haïtiens jonchant les merveilleuses plages des Bahamas. Ils fuyaient la misère noire et l’horreur de la dictature. Évoquer la détresse qui a amené ces voyageurs clandestins à ce triste sort, c’était tendre un miroir au régime pour qu’il puisse se reconnaître en contemplant sa face hideuse, ce qui devait l’amener à prendre la juste mesure de son échec.» (p. 98). Mais pouvait-il en être autrement d’une «dynastie kleptocrate», gangrénée dès les premières étapes de sa constitution par la corruption et les scandales?
Là encore Michel Soukar nous éclaire avec justesse: «Au début de la présidence du fils, les scandales n’avaient pas manqué. Mais seule la presse étrangère et les journaux haïtiens d’opposition à l’extérieur purent les relater: vente de l’Île de la Tortue, vente du sang et des cadavres haïtiens, trafic de drogue, les souscriptions obligatoires, les opérations de divorce d’étrangers, la traite des braceros haïtiens, etc.» (p. 179). Alors, faut-il encore se demander si le jean-claudisme a vraiment produit la «révolution économique» tant de fois proclamée par les propagandistes du régime?
«Kleptocratie» duvaliériste, développement économique et vertige jean-claudiste
La politique économique de Duvalier père ainsi que les pseudo «succès» du jean-claudisme en matière de «révolution économique» sont analysés dans un cadre plus large et plus académique par le professeur Frédéric Gérald Chéry auteur de l’étude «Les stratégies de développement du régime des Duvalier» (chapitre 3, p. 63). À l’instar de la longue étude de Michel-Rolph Trouillot, «Pour une anthropologie du Jean-Claudisme» (chapitre 9, p. 191), le texte de Frédéric Gérald Chéry mériterait lui aussi un compte-rendu de lecture approfondi, élaboré à part, mais qui ne peut être l’objet de la présente recension dont je voulais limiter le nombre de pages. J’espère pouvoir leur consacrer un autre texte à l’avenir.
Pour l’heure, je retiendrai que la laborieuse étude «Les stratégies de développement du régime des Duvalier» circonscrit «quatre de ces obstacles qui perdurent et scellent jusqu’à ce jour l’insuccès des politiques économiques en Haïti et celles du régime des Duvalier» (p. 80) –l’un de ces obstacles étant «le poids écrasant du président au cœur des décisions économiques» (p. 80); mais l’auteur n’a pas cru bon ou n’a pas su étayer son propos là-dessus… Malgré son approche structurelle macro-économique qui ratisse large, l’étude ne fait pas suffisamment le lien entre la vision macro-économique et l’impact, le rôle des nappes phréatiques, des forts courants souterrains de nature politique –très précisément: la configuration d’un pouvoir d’État essentiellement «kleptocrate»--, qui ont traversé et orienté ladite stratégie de développement. En toute rigueur, il ne s’agissait pas seulement d’un «poids», du «poids écrasant du président au cœur des décisions économiques», mais plutôt d’un système élaboré de gouvernance, d’un système présidentiel caractérisé pour l’essentiel par sa kleptocratie, et celle-ci surdétermine et oriente les autres systèmes qui lui sont subordonnés. Il aurait été sans doute plus éclairant et davantage pertinent d’interpeller et d’analyser «Les stratégies de développement du régime des Duvalier» sous l’angle particulier d’«une kleptocratie» dominant et asservissant l’économie de rente dans le jeu des rapports sociaux de production et de circulation des biens et services…
Michel-Rolph Trouillot, de son côté, dans une magistrale étude intitulée «Pour une anthropologie du Jean-Claudisme» (chapitre 9, p. 191), interroge l’Histoire et le mode d’élaboration de la configuration sociale du pays afin de «lire autrement» le jean-claudisme, dans ses structures profondes et par-delà ses clichés et la signification de son paraître institué. On le voit déjà lorsqu’il pose qu’«entre le bac de 69 et le bac de 88, il y a ce que j’appelle le Jean-Claudisme socio-culturel, le vertige Jean-Claudiste (qui) est à la fois continuité et changement. Il témoigne de tendances profondes, parfois séculaires, du jeu social haïtien, mais il témoigne aussi de nouveaux seuils franchis à l’intérieur de ces tendances.» (p. 197) L’auteur piste la re-stratification du corps social haïtien notamment à travers l’Affaire des timbres (1975) et le Procès de la consolidation (1903-1904). Là encore son constat est cinglant d’actualité: «Le Procès de la consolidation et ses dérives socio-politiques nous révèlent donc, par contraste, l’étendue du désastre Jean-Claudiste. En 1903 comme aujourd’hui, la corruption est générale, elle atteint les familles les plus respectables.» (p. 202) Il nous faudra sans doute réfléchir davantage à la pertinence des thèses de Michel-Rolph Trouillot, en particulier lorsqu’il pose que «L’effritement moral et culturel (…) ne peut se comprendre que dans la désagrégation économique d’une bourgeoisie de plus en plus lumpenisée.» (p. 204-205)
Le chapitre 7, «Aksyon patriyotik» (p. 141) propose en langue créole un survol conséquent de la mobilisation politique de la diaspora haïtienne qui a su avec constance supporter les combats menés en Haïti contre la dictature des Duvalier père et fils.
Enfin, le chapitre 5 (par Magali Comeau Denis, p.115), «Pour lui, pour elle, et pour eux, pour tous nos enfants», se déploie comme un poème qui campe l’éloge de la dignité. S’y profile la mémoire d’Hervé Denis --homme vertical passionné de théâtre, d’Aimé Césaire, Berthold Brecht et Kateb Yacine--, faisant face, aux Casernes Dessalines, aux bourreaux de la dictature regroupés en une association de criminels dénommée «Commission d’enquête spéciale de Jean-Claude Duvalier». Magali Comeau Denis témoigne pour tous les Hervé Denis arrêtés, emprisonnés, torturés, assassinés ou qui ont disparu. Elle tance ceux-là qui font servile courbette devant le nazillon depuis son retour en Haïti, les «amis, cousins, frères de ses propres victimes venus l’acclamer» (p.120) comme pour mettre à distance salutaire «Cette terreur (destinée à) distiller la peur, en imprégner tout un peuple pour le déshumaniser, l’annihiler, pour mieux l’asservir, et s’enrichir, et se perpétuer.» (p. 121) À l’aune de la vérité historique, elle rappelle avec force que «La dictature fut totalitaire, le désastre total. Aujourd’hui encore, comme depuis 1986, les puissances «amies» d’Haïti, fidèles à elles-mêmes, relayant le discours des offenseurs ou banalisant le crime, invitent ce pays, comme si la mémoire faisait obstacle au progrès, à «ne pas revenir sur le passé», car il faut se tourner vers l’avenir, il faut de toute urgence s’atteler à cette reconstruction, il faut… il faut…» (p.122)
Un livre à lire, relire et partager. On aurait souhaité que l’éditeur --malgré l’urgence, on le comprend, de publier cette importante contribution qu’est «LE PRIX DU JEAN-CLAUDISME - Arbitraire, parodie, désocialisation»--, soumette le manuscrit final à une révision linguistique professionnelle avant la sortie du livre. Cela nous aurait épargné les indigestes crampes orthographiques qui polluent l’ensemble. Sur un autre registre, on comprend difficilement que cette publication de qualité, qui fera date en raison de son objet et de sa pertinence, ne consigne ni la parole associative ni celle des témoins qui s’expriment par-devant la Cour d’appel dans le cadre des poursuites engagées contre le nazillon Jean-Claude Duvalier pour crimes contre l’humanité et détournements de fonds publics. Ce choix éditorial douteux sinon sectaire, pour déplorable qu’il soit, n’invalide pourtant pas le travail conséquent des contributeurs: la meilleure façon de le saluer est d’offrir un exemplaire du livre à un ami, un parent, un jeune né après 1986.
Notes
- «Haïti-Duvalier: une seconde séance fixée à la huitaine, après des heures «historiques» à la cour d’appel». AlterPresse, Port-au-Prince, 28 février 2013.
- Un rapport de la Banque mondiale (BM) sur le développement dans le monde, rédigé en 1997 et cité dans l’arrêt suisse, souligne que «Jean-Claude Duvalier s’est exilé en France avec un pactole évalué à 1,6 milliard de dollars». Voir le journal Libération, Paris, 19 septembre 2009. «Bébé Doc - Les comptes sont contés».
- «Bébé Doc - Les comptes sont contés». Journal Libération, Paris, 19 septembre 2009.
- Renaud Vivien. «Le blocage des fonds Duvalier en Suisse - Une dernière chance à saisir pour rendre justice au peuple haïtien.» Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde, 17 juillet 2007.
- Gérard Pierre-Charles. Radiographie d’une dictature - Haïti et Duvalier. Éditions Nouvelle optique, Montréal, 1973; 3e édition: Cresfed, Port-au-Prince, 1986; récente parution: Éditions de l’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, 2013.
- Robert Berrouët-Oriol. «Tentative de réhabilitation de Jean-Claude Duvalier (3e partie) - AU NOM DU PÈRE ET DU FILS ET DE SAINT-NICOLAS…». Article paru sur différents sites et repris en juin 2013 à la rubrique «Interventions citoyennes» du site www.berrouet-oriol.com
- Robert Berrouët-Oriol. «Lettre ouverte d’un poète au quotidien Le Nouvelliste d’Haïti - LA TENTATIVE DE RÉHABILITATION DE JEAN-CLAUDE DUVALIER EST UN FLAGRANT DÉNI DE JUSTICE». Dans Potomitan, 13 février 2013.
- Bayard, J.-F, Ellis, S., Hibou, B. La criminalisation de l’État en Afrique. Éditions Complexe, Bruxelles, 1997.
- Sur la problématique du choléra en Haïti, consulter l’excellente analyse de l’économiste Junia Barreau, «Le choléra en Haïti: dossier en dix points» sur le site http://www.dossierhaiticholera.com/
- «Haïti-Duvalier: des organisations de droits humains saluent la cour d’appel qui exige un mandat d’amener contre l’ex-dictateur». AlterPresse, Port-au-Prince, 22 février 2013. Voir aussi «Haïti-Duvalier: les enjeux de l’instruction de la Cour d’appel. AlterPrese, Port-au-Prince, 27 février 2013. Voir également le Collectif contre l’impunité - COMMUNIQUÉ «L’IMPUNITÉ NE PEUT ÊTRE LE DESTIN D’HAÏTI» daté du 22 septembre 2011, Port-au-Prince. Texte disponible sur le site de l’organisation féministe Kay fanm.
- Roland Bélizaire. «Démocratie, dictature et développement: ruptures et continuités – Le cas d’Haïti (1970-2004)». Colloque international tenu à Port-au-Prince du 14 au 17 novembre 2006. Dans AlterPresse du 20 octobre 2007
AUTRES RÉFÉRENCES À CONSULTER
-
Klein,Yves. «L'État requérant lésé par l'organisation criminelle: l'exemple des cas Abacha et Duvalier». Dans JD Supra Law News, Sausalito, California, 10 janvier 2010.
-
Madelin, Philippe. L’or des dictatures. Éditions Fayard, Paris 1993.
- Masmejan, Denis. «Le clan Duvalier était bien une «organisation criminelle». Journal Le Temps (Suisse et régions).
- «La Suisse bloque les avoirs de Jean-Claude Duvalier». Journal Le Monde, Paris.
- «Les poursuites contre Jean-Claude Duvalier- Haïti, un rendez-vous avec l’Histoire». par la Human Rights Watch, 14 avril 2011.
- Texte de loi appelé «Lex Duvalier» (Loi Duvalier) - Loi fédérale sur la restitution des valeurs patrimoniales d'origine illicite de personnes politiquement exposées (Loi sur la restitution des avoirs illicites, LRAI) du 1er octobre 2010 (État le 1er février 2011).
- Lemoine Patrick. Fort-Dimanche, Fort-la-Mort. [Nouvelle édition revue et augmentée], Freeport (N.Y.) : Fordi 9, 2006, 307 p.
Sur Potomitan
- Y a-t-il vraiment eu un «jean-claudisme?» par Hugues Saint-Fort.