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Droits linguistiques en Haïti: Montréal, le 19 octobre 2017 |
Dans notre texte «L’État haïtien et la question linguistique: timides mutations, grands défis» (Le National, Port-au-Prince, 27 août 2017), nous avons circonscrit de manière succincte les faibles structures mises en place par l’État dans le domaine linguistique de 1941 à nos jours. Nous y avons retracé des structures ainsi que des décrets et lois qui, pour l’essentiel, indiquent que l’État haïtien n’est toujours pas porteur d’une vision d’ensemble de l’aménagement simultané des deux langues officielles du pays, le créole et le français. C’est précisément cette carence de vision qui pose problème notamment dans le système éducatif national et qui permet d’expliquer, en amont, les errements de l’État dans la vie des langues au pays. Pareille carence de vision permet également de comprendre pourquoi l’État, cultivant le statu quo, n’a pris aucune initiative d’envergure nationale dans le domaine éducatif depuis la réforme Bernard de 1979.
Pour contribuer, nous aussi, à combler le vide induit par la carence de vision de l’État en matière linguistique, nous avons identifié, le 7 février 2017, dans notre texte «Les grands chantiers de l’aménagement linguistique d’Haïti (2017 – 2021)», les domaines d’intervention où devraient intervenir l’Exécutif, le législatif, ainsi que les universités et institutions des droits humains. Tel est également le fil conducteur de notre plus récent article paru le 12 octobre 2017 dans Le National, «Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti: une même perspective historique».
Il y a lieu de préciser que la culture des droits humains est relativement récente en Haïti; elle a été formalisée de manière inédite par la Constitution de 1987 qui constitue la référence juridique pionnière dans l’optique de l’établissement d’un État de droit post duvaliériste au pays. Aussi avons-nous plaidé, dans notre texte «Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti: une même perspective historique» pour que les «droits linguistiques» soient bien compris et bien situés dans le dispositif des droits humains fondamentaux en Haïti. Cette neuve manière d’appréhender le problème linguistique haïtien a l’avantage de le circonscrire, en le préservant des dérives idéologiques, sur le terrain d’un droit premier qui permet et assure l’expression de tous les autres droits citoyens consignés dans la Constitution de 1987. Dans cette vision que nous offrons en partage, la survenue des «droits linguistiques» en Haïti, à contre-courant des «rituels militants», sera une conquête citoyenne à enraciner un jour prochain aux plans législatif et institutionnel afin d’en assurer l’efficience et la durabilité.
«Nationalisme essentialiste» contre sciences du langage
Il faut prendre la mesure que nous sommes en présence d’un paradoxe qui ne manque pas d’étonner nombre d’observateurs.
D’une part, en ce qui a trait au créole, certains s’arriment à un «nationalisme essentialiste», vision selon laquelle seule la langue créole définit «l’identité haïtienne». Dans cette équation réductionniste, langue = identité; plutôt que d’exprimer l’identité, le créole EST l’identité haïtienne. Ce «nationalisme essentialiste», qui n’est pas sans rappeler certains aspects du totalitarisme noiriste cher à l’«École des Griots», s’est illustré dernièrement sous la plume du linguiste Frenand Léger, membre fondateur de l’ONG Académie créole. Dissertant… en français sur les procédés typographiques utilisés par le romancier Gary Victor, procédés qui «(…) servent à triplement inféoder [sic] la langue kreyòl», Frenand Léger s’interroge à l’aune d’un extraordinaire babil sermonnaire: «Pourquoi s’ingénier sur le plan littéraire à transformer, à adapter LA LANGUE DE L’AUTRE [sic; les majuscules sont de RB-O] pour se l’approprier alors qu’il est tout à fait possible aujourd’hui d’utiliser sa propre langue maternelle tout en contribuant à son développement et à l’enrichissement de son code écrit?» (Frenand Léger: «Le traitement du kreyòl dans les trois premiers romans de Gary Victor», revue Legs et littérature no 9, Port-au-Prince, janvier 2017). Ce «nationalisme essentialiste», qui se veut hégémonique face à toute pensée critique, entend s’opposer à l’aménagement simultané des deux langues officielles consécutif à l’établissement d’une politique linguistique d’État. L’enfermement catéchétique que couve le «nationalisme essentialiste» oblitère sinon nie la réalité des violents rapports de classes sociales en Haïti et pointe sans états d’âme LE responsable de tous les maux du pays, le français, car «Fransé sé danjé» et «Haïti est un pays essentiellement monolingue (…) Haïti est des plus monolingues des pays monolingues» (Yves Dejean: «Rebati», 12 juin 2010). Car en voulant assurer la légitime défense du créole, le «nationalisme essentialiste» s’affiche contre-productif: «Le nationalisme est donc ici réactif et stérile et bien entendu, il se fait antinomique à la démocratie conçue comme une pure lubie du monde occidental» (Laënnec Hurbon: «Démocratisation, identité culturelle et identité nationale en Haïti», in «Pouvoirs dans la Caraïbe», 10 | 1998: «Haïti: l’oraison démocratique»).
D’autre part, les sciences du langage n’offrent aucune (im)posture conceptuelle, aucun cadre analytique permettant d’établir une prétendue symétrie, terme à terme et de nature idéologique, entre la langue et l’identité. Les sciences du langage observent et décrivent objectivement les langues dans leur fonctionnement, dans leur inscription sociale et historique sans réduire la langue-système à l’identité nationale qui, elle, s’articule en strates polysémiques. S’il est vrai que l’histoire des nationalismes atteste une relative adéquation du discours identitaire et du discours sur la langue, il est essentiel de ne pas confondre ces discours –qui relèvent de l’idéologie, de l’interprétation idéologique du monde--, et les sciences du langage comme tel. S’il est également vrai que certains courants de pensée posent la langue, convention sociale, dont on dit qu’elle est la marque par excellence de l’identité d’un peuple, et qu’elle exprime son habitus culturel, il est essentiel de ne pas confondre les marqueurs anthropologiques et sociologiques de l’identité et leur véhicule, la langue. Il est ainsi possible d’exprimer l’identité nationale à travers la langue d’une communauté linguistique et/ou au moyen d’une langue seconde dans un contexte donné. La construction de l’identité culturelle passe par la langue, s’exprime par la langue –elle ne s’y réduit pas comme c’est le cas sous la loupe déformante du «nationalisme essentialiste».
Langue, discours et identité culturelle
Dans une étude de grande amplitude analytique parue dans la revue Ela (Études de linguistique appliquée, 2001/3, n° 123-124), «Langue, discours et identité culturelle», le linguiste Patrick Charaudeau (Université de Paris 13, Centre d’analyse du discours) interpelle de manière pertinente l’équation langue, discours et identité culturelle:
«La langue a-t-elle un rôle identitaire? C’est une idée qui remonte au temps où les langues commencent à être codifiées sous forme de dictionnaires et surtout de grammaires. En Europe, au Moyen-Âge, commencent à fleurir des grammaires correspondant à l’effort pour tenter d’unifier des peuples dont les composantes régionales et féodales sont en guerre entre elles. Plus tard, au XIXe siècle, la formule «une langue, un peuple, une nation» a contribué, à la fois, à la délimitation de territoires nationaux et au déclenchement de conflits pour la défense ou l’appropriation de ces territoires, aidant ainsi à la création d’une «conscience nationale».
L’on voit par là que ce n’est pas la langue en soi qui constitue l’identité: encore une fois, elle exprime un corps d’idées qu’émet une communauté linguistique dans un contexte donné et à un moment précis de son histoire pour nommer l’identité nationale ainsi que les rapports sociaux à l’œuvre dans un territoire. Dans le cas d’Haïti, le «nationalisme essentialiste», à travers ses prétentions linguistiques et le réductionnisme identitaire qu’il promeut, obscurcit l’horizon et alimente la confusion quant à l’analyse de la situation linguistique du pays.
La co-officialité du français et du créole est une conquête décisive de la Constitution de 1987, notamment en ce que l’article 5 de cette loi-mère dispose que «Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune: le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la République». Aussi, il est éclairant de soutenir que la co-officialité du français et du créole invalide totalement le réductionnisme identitaire à l’œuvre dans les prétentions hégémoniques du «nationalisme essentialiste»: ce qu’établit l’article 5 de la loi-mère n’est pas du tout de l’ordre d’une définition réductionniste de l’identité nationale. La Constitution de 1987 consigne plutôt l’universalité des «droits linguistiques» tel que nous l’avons indiqué par l’éclairage de notre article «Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti: une même perspective historique». C’est le lieu de rappeler en quoi consistent les «droits linguistiques», qui sont l’«Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d'une communauté linguistique tels que le droit à l'usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d'être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels» (Gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017).
La carence de vision linguistique de l’État ainsi que la sous-culture du statu quo au ministère de l’Éducation nationale en matière de politique linguistique éducative exigent que les institutions de la société civile —et en particulier les organisations des droits humains—, s’emparent de manière concertée, aux côtés des Barreaux d’Haïti, de la complexe question des «droits linguistiques» au pays. En vue de faire des propositions constructives et d’initier des actions rassembleuses vers l’élaboration d’une politique linguistique nationale.