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L’aménagement du créole à l’épreuve du «Cadre Montréal, le 2. Mars 2021 |
Le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MÉNFP) d’Haïti a récemment émis un communiqué relatif au «Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054» (version de décembre 2020, «à valider») dans lequel il expose les objectifs de ce document «issu d’une activité menée avec l’appui du Projet NECTAR du MÉNFP [et] financé par la coopération française.» Le ministère de l’Éducation n’ayant pas répondu à nos sollicitations, il a été extrêmement difficile d’obtenir la version de décembre 2020 de ce texte: le partage des documents et plus largement le droit à l’information documentée ne font pas partie de la culture administrative des cadres dirigeants de ce ministère, au premier chef Pierre Josué Agénor Cadet, l’actuel ministre, remarquable portefaix du régime néo-duvaliériste du PHTK, le Parti haïtien tèt kale. Le «Cadre d’orientation curriculaire», qui n’a pas encore été formellement adopté par l’État haïtien, doit malgré cela être évalué en toute indépendance par des spécialistes du curriculum, par des didacticiens, des pédagogues, des enseignants et des linguistes dans la mesure où il est destiné à définir l’orientation stratégique, curriculaire et programmatique de l’École haïtienne pour les prochaines décennies. Il doit donc impérativement être soumis à l’analyse critique et au débat public.
Pour déterminer ce qu’il promeut quant à l’aménagement linguistique, il convient de poser en amont une question de fond: ce «Cadre d’orientation curriculaire» définit-il une politique d’aménagement de nos deux langues officielles, le créole et le français, dans le système éducatif national? Et de manière plus ciblée, ce document énonce-t-il les principes directeurs et le cadre de l’aménagement du créole langue maternelle en salle de classe? La réponse à cette question de fond, objet de cet article, oblige à remettre en lumière, très brièvement, certains documents d’orientation antérieurs du ministère de l’Éducation sous l’angle particulier de l’aménagement du créole dans le système éducatif national. L’examen des prétentions linguistiques du «Cadre d’orientation curriculaire» doit être mené sans perdre de vue le contexte politique et social où le ministère de l’Éducation, tel un Titanic voguant à vue et sans gouvernail, est coutumier d’accords bidons et cosmétiques, de «circulaires» prétendument réformistes mais sans lendemain et d’initiatives éducatives en trompe-l’œil. Nous en avons fait la démonstration à l’aide de plusieurs articles, notamment dans «PRATIC»: une plateforme numérique pour l’enseignement à distance en Haïti ou un catalogue statique, fossile et non interactif des programmes du ministère de l’Éducation?» (Le National, 12 mai 2020). Au jour d’aujourd’hui, aucun bilan public émanant du ministère de l’Éducation n’atteste que «PRATIC» n’a pas été autre chose que de la poudre aux yeux, une saga propagandiste principalement destinée, sous couvert d’enseignement à distance par temps de Covid 19, à cultiver les faveurs budgétaires de la coopération internationale sur le dos des élèves qui dans leur grande majorité n’ont accès ni à l’électricité ni à Internet et ne disposent pas d’ordinateurs personnels à la maison. Sur un registre apparenté et en ce qui a trait aux examens de créole, c’est à travers une circulaire rendue publique sur Facebook, en date du 23 janvier 2019, que le ministre de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MÉNFP), Pierre Josué Agénor Cadet, a annoncé que «l’épreuve de créole est désormais obligatoire en classe terminale du secondaire rénové». Selon le ministre, cette décision «prend effet à partir de cette année académique 2018-2019». Nous avons fait l’analyse critique de cette mesure irréaliste, ornementale et non encadrée dans l’article «La circulaire de janvier 2019 du ministère de l’Éducation nationale d’Haïti annonce-t-elle une mesure d’aménagement linguistique?» (Le National, 1er février 2019). Au chapitre des accords bidons et cosmétiques, il y a eu également celui du 8 juillet 2015 entre le MÉNFP et l’Académie créole, le mort-né «Pwotokòl akò ant ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka)» destiné à «faire la promotion du créole dans les écoles» et dont nous avons rendu compte dans l’article «Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale» (Montray kreyòl, 25 juillet 2015). Non seulement cet accord n’a pas eu de suite connue et mesurable de 2015 à 2021, mais encore l’Académie créole, qui se plaint d’être «marginalisée» et sous-financée par l’État et dont l’action est quasi nulle à l’échelle nationale, s’évertue depuis lors à identifier publiquement le ministère de l’Éducation nationale comme étant la principale institution qui s’oppose à la «promotion» du créole dans les écoles. Ni l’Académie créole ni le ministère de l’Éducation, depuis la signature de cet accord en 2015, n’a fourni un quelconque bilan de l’action qu’ils auraient menée en conformité avec les objectifs de cet accord. Et à l’échelle nationale aucune école, publique ou privée, n’a communiqué sur les avancées du créole issues de cet accord.
Quel est aujourd’hui le premier document de référence du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle en ce qui a trait à l’aménagement du créole dans le système éducatif et singulièrement en salle de classe? Le «Cadre d’orientation curriculaire » aura-t-il préséance sur l’inaudible «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» dont nous avons rendu compte dans notre article «Un «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative» (Le National, 31 octobre 2018)? Pour mémoire il y a lieu de rappeler, en lien avec la question de l’aménagement du créole dans le système éducatif national, les principales caractéristiques du «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028». Ce rappel permettra également de voir s’il y a continuité et/ou rupture entre les prétentions de nature linguistique formulées dans ces deux documents d’orientation.
La question qu’il faut donc se poser est la suivante: le «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028», qui entend lui aussi structurer l’enseignement primaire, secondaire, professionnel et universitaire en Haïti sur une période de dix ans, est-il porteur d’une vision de l’aménagement linguistique en salle de classe? De manière plus structurelle, ce «Plan décennal…» consigne-t-il les balises théoriques et programmatiques de la future politique linguistique éducative d’Haïti?
Pour répondre adéquatement à cette question, il importe d’examiner d’abord les «Orientations stratégiques» du ministère de l’Éducation consignées dans le «Plan décennal…»: (…) «le Plan 2018-2028 se fonde donc sur une double approche systémique, par le fait de toucher tous les segments du système scolaire, et stratégique par le choix des axes prioritaires d’intervention établis pour orienter ses actions. En effet, trois axes d’interventions sont ciblés: l’accès dans l’équité, la qualité dans l’équité et la gouvernance. Pour chacun de ces axes, des programmes spécifiques sont identifiés de manière à toucher les sept segments clés du système éducatif haïtien à savoir: la petite enfance, le préscolaire, le fondamental, le secondaire, la formation technique et professionnelle, l’enseignement supérieur et la recherche, l’éducation non formelle et l’alphabétisation. » («Plan décennal…» p. 22)
Premier constat: les «Orientations stratégiques» du ministère de l’Éducation nationale ne formulent pas le projet spécifique de l’aménagement linguistique dans le système éducatif national. Ainsi, au niveau des «Orientations stratégiques» du «Plan décennal…», la question linguistique dans l’enseignement ne fait pas l’objet d’un chapitre particulier: l’idée de l’aménagement linguistique dans les programmes et en salle de classe est disséminée dans des considérations générales du document… Ce premier constat illustre le fait que le ministère de l’Éducation nationale n’est que peu préoccupé par la dimension linguistique de l’enseignement en Haïti. Il s’est ainsi révélé incapable, dans un document de 96 pages préparé par des spécialistes en éducation, d’analyser et de proposer une vision articulée de la question linguistique haïtienne dans ses rapports étroits avec l’enseignement au pays, tous cycles confondus. Ce déficit de vision est une lacune de premier plan et conforte également les craintes que nous avions déjà formulées dans l’article «Plan décennal d’éducation et de formation» en Haïti: inquiétudes quant à l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif national» (Le National, 19 janvier 2018).
Deuxième constat: les «Orientations stratégiques» du ministère de l’Éducation nationale ne font nullement référence à la nécessité d’une véritable politique linguistique éducative en Haïti. Il est à ce titre symptomatique de noter que, parmi les documents consultés par les rédacteurs du «Plan décennal…» (p. 87 et ss), ne figure pas l’étude commanditée par le ministère de l’Éducation nationale, «L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche» (éditions Ateliers de Grafopub, 2000, 272 pages). Ce document comprend des recommandations pourtant innovantes qui n’ont jamais été mises en application, ce qui illustre bien le constat qu’à leur arrivée au ministère de l’Éducation les ministres s’évertuent chacun à sa manière à «réformer» le système sans prendre en compte le travail effectué par leurs prédécesseurs. Au plan linguistique, voici ce que consigne très chichement, il faut le souligner, les «Orientations stratégiques» du «Plan décennal…»: «En résumé, au cours des dix années du plan décennal (2018-2028), de nombreuses actions seront entreprises pour (…) notamment «Renforcer le statut du créole en tant que langue d’enseignement et langue enseignée dans le processus enseignement/apprentissage à tous les niveaux du système éducatif haïtien» («Plan décennal…» p. 28). Et «Pour ce qui concerne la qualité dans l’équité», il s’agira entre autres de «Promouvoir un enseignement de qualité de l’anglais et de l’espagnol à tous les niveaux du système éducatif. » («Plan décennal…» p. 26)
En ce qui a trait à l’aménagement du créole dans le système éducatif national, le «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» consigne la généralité suivante : «Le créole, langue maternelle qui lie tous les Haïtiens, n’occupe pas encore la place qu’il mérite dans le processus d’élaboration et de mise en œuvre des différents instruments servant à orienter et gérer les affaires du pays. On ne le retrouve pas assez dans les stratégies développées pour produire et transmettre des connaissances et développer des savoirs et compétences nécessaires, pour bâtir la cohésion sociale (…)» («Plan décennal…» p. 7)
Toujours en ce qui a trait à l’aménagement des deux langues officielles dans le système éducatif national, le «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» consigne également que «Dans le prolongement de la Réforme Bernard, le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement au 1e cycle du fondamental et langue enseignée à tous les niveaux du système éducatif haïtien. Le français, en tant que langue seconde, sera introduit comme langue enseignée dès la 1èreannée fondamentale dans sa forme orale et progressivement sous toutes ses formes dans les autres années suivant la progression définie dans les programmes d’études développés, et utilisé comme langue d’enseignement dès le 2e cycle fondamental. » («Plan décennal…» p. 26) Ces généralités, même assorties d’une préconisation non encadrée juridiquement –«le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement»--, ne constituent pas un énoncé articulé de politique linguistique éducative comme nous l’avons démontré dans notre article «Un «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative» (Le National, 31 octobre 2018)
Alors même que l’on ne sait toujours pas si le «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» est entré officiellement en vigueur, il y a lieu de préciser que le «Cadre d’orientation curriculaire » --dont on ignore s’il a été élaboré dans la concertation avec les enseignants et les syndicats d’enseignants--, reprend en les recyclant d’anciennes généralités sur l’aménagement du créole dans le système éducatif national. En voici les principales caractéristiques quant à l’aménagement du créole dans le système éducatif national qui, il faut bien le rappeler, n’est financé et administré par le ministère de l’Éducation qu’à hauteur de 20 %, les 80 % de ce système relevant du secteur privé national et international (voir l’article «Quatre choses à savoir sur l’éducation en Haïti», document de la Banque mondiale, 15 mars 2015).
Document de 70 pages subdivisé en plusieurs chapitres et sous-chapitres, le «Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » (version de décembre 2020), une fois qu’il aura officiellement été adopté, constituera la «norme qui détermine les contenus et la forme de l’enseignement» de l’École haïtienne» (p.61). Ainsi conçu, il devrait avoir préséance sur le «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» auquel curieusement il ne fait pas référence. Les auteurs de ce document-cadre assument d’ailleurs que «Ce Cadre d’orientation curriculaire précise (…) un ensemble d’orientations qui, articulées entre elles, constituent le guide stratégique du système éducatif haïtien» (section 1.4.1., p. 17). Les experts en curriculum, en mesure et évaluation et en administration scolaire sauront confirmer ou infirmer la validité des orientations curriculaires contenues dans ce document qui promeut à la fois une «norme» et un «guide stratégique». Voici ce qu’il consigne au chapitre de l’aménagement du créole et du français.
«La politique linguistique définie par le MÉNFP» (p. 40): effet d’annonce, liste d’épicerie partielle ou véritable politique linguistique éducative?
À l’instar du «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028», le «Cadre d’orientation curriculaire» --qui n’a pas été également rédigé en créole en conformité avec les obligations de l’État prévues à l’article 40 de la Constitution de 1987--, ne comprend pas un chapitre entier dédié spécifiquement à l’aménagement linguistique dans le système éducatif national, alors même que ce document, qui entend instituer une «norme» et un «guide stratégique» pour les prochaines décennies, soutient avoir consigné, sans l’élaborer, «La politique linguistique définie par le MÉNFP» (p. 40). Les préconisations linguistiques du «Cadre d’orientation curriculaire» figurent de manière dispersée dans plusieurs sous-chapitres, ce qui s’explique aisément par le fait que contrairement à l’affirmation relevée à la page 40, «La politique linguistique définie par le MÉNFP» ne constitue pas un axe central ou prioritaire dans la vision des concepteurs de ce document. Il est ainsi attesté que les responsables administratifs et politiques du système éducatif haïtien, depuis la réforme Bernard de 1979, ne parviennent toujours pas à formuler une véritable politique linguistique éducative –sans doute par manque de vision, par déficit de leadership politique, par incompétence quant à la compréhension de la complexité de la situation linguistique haïtienne, ou plus prosaïquement parce que l’éducation en Haïti, sous-financée dans les budgets de l’État et sorte de protéiforme «machine à cash», est «gérée» comme un secteur où prédomine l’appétit de la rente, les combines de l’informel à valeur marchande et l’amateurisme grandiloquent de la plupart des ministres de l’Éducation de ces trente dernières années. En fait foi le récent scandale de la dilapidation des fonds du PSUGO, mis sur pied par les «gran manjè» du régime néo-duvaliériste du PHTK, le Parti haïtien tèt kale, au profit des notables et hommes de main de ce pouvoir. Ce pseudo «Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire», le PSUGO, lancé par les néo-tonton makout Michel Martelly et Laurent Lamothe et reconduit par Pierre Josué Agénor Cadet, l’actuel ministre de l’Éducation, a été unanimement dénoncé par les enseignants, les syndicats d’enseignants et divers secteurs de la société civile (voir l’excellente analyse de Charles Tardieu datée du 30 juin 2016, «Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti », ainsi que l’excellente et très fouillée série d’articles parus en Haïti sur le site AlterPresse, «Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti?» (24 juillet 2014), ainsi que «Le PSUGO, une catastrophe programmée», AlterPresse, 4 août 2016.
Recyclant une orientation connue de la réforme Bernard de 1979, et qui a été également véhiculée dans d’autres documents du MÉNFP depuis lors, le «Cadre d’orientation curriculaire» consigne comme suit ses préconisations linguistiques.
Sous le label «Le choix d’un bilinguisme équilibré et ouvert», le «Cadre d’orientation curriculaire » pose que «L’école haïtienne doit permettre à chaque élève de maîtriser les deux langues nationales: le créole et le français. Il doit pouvoir utiliser l’une et l’autre en s’adaptant à toutes les situations de communication de sa vie. C’est aussi à travers ces deux langues qu’il construira une culture riche du patrimoine de son pays et ouverte au monde. Le créole et le français doivent donc être enseignés, tout au long de la scolarité, jusqu’à la fin du secondaire» (p. 16).
Le document consigne également que «(…) l’une et l’autre langues sont, tour à tour, langues d’enseignement. L’enfant est accueilli à l’école dans la langue parlée dans sa famille, le créole, et c’est dans cette langue qu’il découvre le monde et accomplit ses premiers apprentissages. Puis, en s’appuyant sur les compétences développées en créole, il doit s’approprier le français pour en faire progressivement une langue d’apprentissage scolaire, à partir de la 3e année. Le passage harmonieux d’une langue d’enseignement à l’autre est déterminant pour la réussite de son parcours. L’ambition de l’école haïtienne est d’amener, d’une manière équilibrée, chacun à parler, comprendre, lire et écrire, avec une égale aisance dans l’une et l’autre langue» (p. 16).
De telles préconisations sont encore formulées au sous-chapitre «2.2.2. Enseignement fondamental» dans lequel il s’agit de «Communiquer avec aisance dans toutes les situations du quotidien et de ses activités d’élève», à savoir qu’«Il (elle) dispose d’une compétence linguistique en créole et en français qui lui permet de communiquer avec aisance, à l’oral comme à l’écrit, en assumant un bilinguisme équilibré: dans l’une et l’autre langue, il comprend les propos de tous ses interlocuteurs et s’exprime de façon claire et bien structurée, y compris sur des sujets complexes, sans hésitation ni confusion. Il rédige sans difficulté, pour raconter, décrire, expliquer et argumenter» (p. 26).
La sous-section 2.3.2. «Des programmes organisés par domaines et par disciplines» réitère les préconisations précédentes, à savoir «Les langues et la communication» en posant que «La politique linguistique définie par le MENFP a conduit à quatre orientations essentielles»:
- «L’enfant est accueilli à l’école dans sa langue maternelle, le créole et c’est dans cette langue qu’il accomplit les apprentissages de base et, en particulier, celui de la lecture et de l’écriture.
- «En un second temps, à partir de la 3e année du fondamental, la langue française devient progressivement la langue d’enseignement au cours du second cycle.
- «Les deux langues officielles du pays, le français et le créole, sont enseignées tout au long des études, à l’école fondamentales comme au secondaire.
- «A partir du 3e cycle, l’élève commence l’apprentissage des deux autres grandes langues de la région caraïbe: l’anglais et l’espagnol. S’ajoutera, si possible, l’acquisition d’une autre langue dans le secondaire et une ouverture à la littérature mondiale» (p. 39 - 40).
Par ailleurs le «Cadre d’orientation curriculaire» formule comme suit, pour le créole et le français, les préconisations suivantes:
«Le créole»
«Il est l’unique langue d’enseignement dans le préscolaire. Il doit y avoir une cohérence et une continuité entre la langue de la famille et la langue de l’école où seront conduits les premiers apprentissages. C’est par le créole que l’enfant est entré dans le langage et c’est en utilisant cette langue qu’il construit ses premières connaissances et la découverte de son environnement.
«Au cours des deux premières années du fondamental, le créole est la langue d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. C’est dans cette langue qu’il va développer des compétences qui pourront ensuite être transférées au français, puis à d’autres langues.
«Le créole reste langue d’enseignement en troisième et quatrième années, mais doit s’amorcer la «transition linguistique» vers le français. Ce passage déterminant doit être géré avec beaucoup d’attention et de souplesse.
L’enseignement du créole est poursuivi, en continuité, jusqu’à la fin du secondaire, avec en particulier, la pratique de la littérature créole. Cet enseignement joue un rôle essentiel dans la transmission de la culture, de l’histoire et des traditions haïtiennes» (p. 41).
«Le français»
«Le français est introduit comme langue enseignée en 1ère et 2e années du fondamental en privilégiant systématiquement la pratique intensive de l’oral. Il devient deuxième langue d’enseignement dans certains domaines dès la 3e année. Il s’agit d’amorcer par étapes la transition vers le moment où la totalité des apprentissages passeront par la langue française, en 5e année» (p. 42).
Le «Cadre d’orientation curriculaire» énonce-t-il explicitement «La politique linguistique définie par le MÉNFP» (p. 40) comme le prétendent ses concepteurs? Ce document établit-il véritablement «la norme qui détermine les contenus et la forme de l’enseignement» de l’École haïtienne (p.61) afin d’en faire «le guide stratégique du système éducatif haïtien» (section 1.4.1., p. 17) pour les prochaines décennies? Qu’en est-il? L’examen objectif de ce document démontre qu’il contient quelques pistes de travail intéressantes et des préconisations introductives à élargir en les approfondissant de manière compétente, ce qui représente d’ailleurs un grand défi pour un ministère de l’Éducation qui n’est pas réputé pour la rigueur, la hauteur de vues et la cohérence de certains «documents d’orientation» qu’il a produits depuis la co-officialisation du créole et du français par la Constitution haïtienne de 1987. Il faut toutefois reconnaître à ce document le mérite d’avoir fait des préconisations linguistiques relatives à nos deux langues officielles, le créole et le français, sans céder aux sirènes liturgiques de certains «créolistes» fondamentalistes, membres ou proches de l’Académie créole, qui veulent éradiquer le français en Haïti tout en prêchant un unilinguisme sectaire qui promeut, en tournant le dos à la Constitution de 1987, l’avènement d’une seule langue officielle au pays, le créole.
L’examen objectif du «Cadre d’orientation curriculaire» démontre également qu’il ne constitue pas, sur le registre de l’aménagement linguistique, une politique linguistique éducative d’État ainsi que la «norme» et le «guide stratégique du système éducatif haïtien» pour au moins six raisons principales liées entre elles:
- Tout en n’étant pas formellement et exclusivement un énoncé de politique linguistique éducative d’État établissant de manière exhaustive le statut et le rôle de nos deux langues officielles dans le système éducatif national, le document promeut une certaine vision du «bilinguisme équilibré» (p. 16) mais il ne dit pas explicitement en quoi consiste la politique linguistique éducative de l’État haïtien. D’ailleurs ce texte comporte plusieurs contradictions illustrant une certaine confusion conceptuelle au sujet du «bilinguisme équilibré» --concept indéfini et qui s’avère contestable à plusieurs égards--, lorsqu’il consigne qu’«Il s’agit d’amorcer par étapes la transition vers le moment où la totalité des apprentissages passe[ra] par la langue française, en 5e année» (p. 42). (La notion de «bilinguisme équilibré» est contestée par plusieurs linguistes, parmi lesquels Fortenel Thélusma qui, dans son article du 25 octobre 2017, «L’aménagement du créole et du français en Haïti doit-il inclure l’université?», argumente plutôt pour un «bilinguisme fonctionnel». En conformité avec notre vision de l’aménagement linguistique en Haïti, nous avons pour notre part fait le plaidoyer pour le «bilinguisme de l’équité des droits linguistiques» qui ouvre des perspectives mieux articulées et conformes à la Constitution de 1987 (voir notre article «L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, une perspective constitutionnelle et rassembleuse», Le National, 24 novembre 2020). Le «Cadre d’orientation curriculaire» confirme donc aventureusement que la totalité des apprentissages, dès la 5e année, ne passera plus par la langue créole à égalité statutaire avec le français. Cela confirmera aussi la régression du statut et du rôle du créole dans l’apprentissage des matières scolaires, le créole étant alors relégué au simple positionnement d’une étape transitoire vers le français puisque «la totalité des apprentissages passer[ra] par la langue française». À cet égard, il ne faut pas perdre de vue que le ministère de l’Éducation nationale ne dispose toujours pas de données d’enquêtes permettant de savoir de manière exhaustive (a) le nombre d’écoles publiques et privées qui enseignent le créole et en créole et à quel niveau; (b) la typologie précise des rares ouvrages didactiques rédigés en créole et qui sont utilisés dans les écoles haïtiennes; de manière générale, ces ouvrages, souvent publiés à compte d’auteur, n’ont pas été évalués selon des critères scientifiques et recommandés/normalisés par le MÉNFP; (c) le nombre d’enseignants formés, au plan didactique, à l’enseignement du créole et en créole..
- Privé d’une analyse sociolinguistique qui lui fait lourdement défaut, le document n’établit pas les raisons historiques justifiant l’élaboration de la politique linguistique éducative, ses fondements constitutionnels ainsi que l’essentielle dimension «droits linguistiques» de l’entreprise. Aucun des documents cités en référence (voir l’Annexe 5 – Textes officiels, p. 70) ne fait le lien avec une quelconque analyse sociolinguistique de la configuration des langues en Haïti ou avec des données démolinguistiques éclairant les choix édictés..
- Le document ne prévoit pas le cadre juridique, constitutionnel et règlementaire nécessaire à l’établissement de la politique linguistique éducative de l’État haïtien. Sous cet angle, il n’est pas fortuit que le lien ne soit pas fait de manière articulée avec la Constitution de 1987 (voir l’Annexe 5 – Textes officiels, p. 70)..
- Le document n’énonce pas les principes directeurs d’une didactisation du créole assortis de l’obligation, juridiquement et règlementairement encadrée, de la formation des enseignants du créole. Dans l’ensemble et toujours sur le plan linguistique, le document ne porte pas l’idée phare, pour l’enseignement du créole et en créole, d’un programme national de formation des maîtres axé principalement sur la didactisation du créole et devant mettre à contribution l’expertise des institutions nationales, notamment celle de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Vouloir établir la «norme» et le «guide stratégique du système éducatif haïtien» en dehors d’une didactisation du créole s’avère aventureux, irréaliste et certainement contre-productif...
- Le document ne consigne pas les principes directeurs devant encadrer, au plan linguistique, la conception, la production, le contrôle ainsi que la standardisation/normalisation du matériel didactique de qualité en créole. La production/diffusion de matériel didactique de qualité en créole est l’une des conditions à respecter pour parvenir à une école de qualité au pays...
- Le document ne situe pas ses préconisations linguistiques dans le cadre de la mise en œuvre des droits linguistiques des locuteurs haïtiens. Et s’il expose en ces termes la mission du système éducatif haïtien, «Les finalités : quel citoyen? Pour quelle société?» à la sous-section 1.2, à savoir que «La première finalité du système éducatif est de former le citoyen haïtien» (p. 9), il ne se réfère à aucun moment à l’impératif des droits linguistiques au titre d’un droit citoyen essentiel au cœur même de l’établissement d’un État de droit.
Au terme de cette analyse, il est utile de rappeler combien le dispositif conceptuel du cadre curriculaire doit consigner une démarche rassembleuse selon laquelle «Le curriculum consiste à définir des finalités éducatives, à établir des besoins des apprenants, à déterminer des objectifs, des contenus, des démarches, des moyens d’enseignement et des formes d’évaluation […] Son analyse ne doit donc pas se limiter aux paramètres didactiques, mais doit être historique, sociale et éducative» (Jean-Pierre Cuq (dir.), «Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et langue seconde», Paris, ASDIFLE-CLE International, 2003). Le «Cadre d’orientation curriculaire», alors même qu’il recycle presqu’à l’identique plusieurs orientations de la réforme Bernard de 1979 et du «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028», ne constitue pas, en raison de ses lacunes, de ses déficiences et de ses approximations que nous venons d’identifier, une véritable politique linguistique éducative en Haïti (voir aussi nos articles «Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti: une nécessaire convergence historique», Le National, 30 novembre 2017, ainsi que «La politique linguistique éducative doit être, en Haïti, au cœur de la refondation du système éducatif national», Le National, 20 septembre 2018). Il ne suffit pas d’inscrire dans un document ministériel la mention «politique linguistique définie par le MÉNFP» (p. 40) pour qu’une telle politique existe de fait et qu’elle soit élaborée, explicitée, justifiée et établie sur des bases solides à la croisée de la sociolinguistique, de la didactique et de la théorie de l’aménagement linguistique. Dans une vision citoyenne responsable, il est nécessaire d’associer la société civile, le secteur des droits humains et les enseignants à tout processus transparent d’élaboration de la politique linguistique éducative en Haïti. Pour y parvenir, il faudrait qu’enfin l’État fasse preuve d’une claire volonté politique et de leadership au plan linguistique, là où jusqu’ici il s’est montré défaillant. Faut-il encore rappeler que l’éducation en Haïti est une obligation d’État consignée à l’article 32 de la Constitution de 1987?
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