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«Plan décennal d'éducation et de formation» en Haïti:

inquiétudes quant à l’aménagement du créole
et du français dans le système éducatif national

Robert Berrouët-Oriol

Paru dans Le National, Port-au-Prince, le 19 janvier 2018

Une dépêche de Radio Métropole datée du 16 janvier 2018, «Vers la finalisation de la première version du Plan décennal d'éducation et de formation», relate la tenue en Haïti, du 14 au 16 janvier courant, d’un «atelier de trois jours portant sur la finalisation du Plan décennal d'éducation et de formation (PDEF)». La dépêche de Radio Métropole précise que «Ce document d'importance majeure pour la réforme du secteur de l'éducation devrait répondre aux enjeux et défis majeurs de l'éducation pour les dix prochaines années en tenant [compte] du Plan de développement global du pays, des préoccupations du gouvernement, du secteur de l'éducation et du Cadre d'action 2030 en éducation révisé à travers l'atelier. Il est le fruit de consultations auprès de divers secteurs de la vie nationale, des cadres et techniciens du MÉNFP et des partenaires techniques et financiers.» L’annonce de ce Plan décennal soulève de grandes inquiétudes chez nombre d’enseignants et de spécialistes de l’éducation.

L’ANNONCE DE LA RÉNOVATION À L’IDENTIQUE D’UN SYSTÈME ÉDUCATIF OBSOLÈTE

Faut-il aujourd’hui rénover, redresser, réformer ou refonder le système éducatif national? En une clairvoyante communauté de vue avec nos meilleurs spécialistes de l’éducation, pareille question a été évoquée après le séisme de 2010 par l'Envoyée spéciale en Haïti de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) Michaëlle Jean: elle avait défendu, devant la défunte Commission intérimaire pour la reconstruction d'Haïti (CIRH),«la refondation complète du système éducatif haïtien (…) considérée comme «une urgence», à placer «en haut de la liste des priorités» («Haïti: l'Envoyée de l'Unesco défend une refondation du système éducatif», Centre d'actualités de l'ONU, 15 février 2011).  Lors Michaëlle Jean plaidait pour la meilleure orientation qu’aurait pu prendre l’État haïtien quant à l’avenir du système éducatif national. Rien n’y fit. De 2010 à 2018, l’État haïtien s’est employé à «faire du neuf avec du vieux», poursuivant, muni d’ornières, la politique du statu quo couplée à des initiatives ponctuelles de rénovation à l’identique d’un système éducatif réputé obsolète. À contre-courant de la refondation complète du système éducatif haïtien,abonné aux annonces grandiloquentes et aux initiatives tape à l’œil, le ministère de l’Éducation nationale s’est évertué à faire du sur-place à l’aune d’annonces «tèt kale» sans lendemain. Ainsi, sous la houlette de l’économiste Nesmy Manigat, on a eu droit, au ministère de l’Éducation qu’il dirigeait alors, à des «Assises nationales sur la qualité de l’éducation en Haïti» (avril 2014), assises qui ont totalement évacué la nécessité de la refondation du système éducatif haïtien et dont on attend encore des résultats mesurables.

L’impératif de la refondation de ce système amplement diagnostiqué, entre autres, par le GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation) ne figure donc pas dans l’annonce du Plan décennal d'éducation et de formation tel que consigné sur le site du ministère de l’Éducation («Éducation / Réforme - Tenue d’un atelier de travail autour de la première version du Plan décennal d’éducation et de formation», MÉNFP: document daté du 15 janvier 2018). Le ministère de l’Éducation nationale fonctionne donc encore selon la logique borgne d’une «réforme» du système éducatif national et l’illusion réformiste, à l’ordre du jour depuis nombre d’années, se trouve confortée par l’annonce du Plan décennal d'éducation et de formation. Ainsi, dans le document daté du 15 janvier 2018 publié sur le site du ministère de l’Éducation nationale, il est précisé que «Le consultant principal à l’élaboration du document (…) indique que ce document, dont l’approche met un accent particulier sur tous les niveaux du système, se veut très ambitieux. Il émane des réflexions qui s’articulent du préscolaire à l’enseignement supérieur. Il s’agit en effet d’un instrument de cadrage visant à redresser le système éducatif.» On l’a bien compris, il s’agira de «redresser le système éducatif» --et non pas de le refonder complètement--, au cours des dix prochaines années… Une telle mal-vision aura sans doute pour effet d’ancrer davantage le ministère de l’Éducation dans son incapacité à répondre adéquatement à la demande scolaire, notamment en ce qui a trait à une refondation du système éducatif conforme à l’aménagement de nos deux langues officielles.

L’ANNONCE D’UN PLAN DÉCENNAL D'ÉDUCATION ET DE FORMATION IGNORE L’IMPÉRATIF DE L’AMÉNAGEMENT DU CRÉOLE ET DU FRANÇAIS DANS LE SYSTÈME ÉDUCATIF NATIONAL

Est-il possible aujourd’hui de rénover, redresser, réformer voire refonder le système éducatif national dans l’ignorance assumée de l’impératif de l’aménagement simultané du créole et du français? Est-il possible aujourd’hui d’intervenir dans le système éducatif national en dehors d’une politique linguistique éducative?

L’annonce d’un Plan décennal d'éducation et de formation sur le site du ministère de l’Éducation nationale, datée daté du 15 janvier 2018, fait l’impasse sur ces deux questions essentielles et liées. Pareille impasse est en conformité avec l’inexistence d’une politique linguistique éducative au ministère de l’Éducation nationale (voir notre article «Politique linguistique éducative en Haïti: retour sur les blocages systémiques au ministère de l’Éducation nationale», Le National, Port-au-Prince, 23 novembre 2017). Car il s’agit, pour les dirigeants actuels du ministère de l’Éducation nationale, de faire croire que l’on peut… «redresser» l’École haïtienne et moderniser la gouvernance de l’obsolète et inefficace machine administrative scolaire par l’énoncé d’un énième «plan» en dehors d’une politique linguistique éducative. En cela, Pierre Josué Agénor Cadet, enseignant de carrière et actuel ministre de l’Éducation, se situe dans la lignée de ses prédécesseurs en termes d’absence de vision innovante et de déficit de leadership quant aux enjeux majeurs, aujourd’hui, de l’éducation en Haïti. L’on est déjà loin de la déclaration d’avril 2017 et des 26 points de la feuille de route de Pierre Josué Agénor Cadet consistant notamment à «Entreprendre des politiques d’aménagement éducatif et linguistique, en vue de parvenir à un bilinguisme créole/français équilibré, et de promouvoir le multilinguisme dans le pays» (voir notre «Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti», LeNational, 17 avril 2017).

Il faut prendre toute la mesure que la configuration sociale de la demande scolaire au pays a profondément changé depuis une quarantaine d’années. Durant la dictature de François Duvalier, la migration forcée de centaines de milliers de paysans haïtiens vers la capitale et les grandes villes de province a considérablement modifié le tissu urbain de ces villes. Alors même qu’avant 1965 la clientèle scolaire était composée pour l’essentiel d’élèves détenteurs d’une compétence linguistique attestée en français, depuis environ quarante ans la grande majorité de la clientèle scolaire, à l’échelle du pays, est composée d’unilingues créolophones qui font l’apprentissage concomitant du français et des matières scolaires en salle de classe. En dépit des avancées connues de la réforme Bernard de 1979, il n’y a pas eu généralisation de l’emploi du créole dans le système éducatif national : l’enseignement au pays est donné majoritairement en français et l’emploi du créole demeure relativement marginal dans tous les cycles de l’École haïtienne. Une telle configuration de l’École haïtienne est connue tant des décideurs politiques que des responsables de l’Éducation nationale, comme en témoigne un document du ministère de l’Éducation nationale, «L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche» (éditions Ateliers de Grafopub, 2000, 272 pages) document peu connu et devenu rare. Aucun texte accessible du ministère de l’Éducation nationale ne consigne une quelconque suite opérationnelle qui aurait été donnée depuis 18 ans aux recommandations de cet important rapport de recherche…

Le Plan décennal d'éducation et de formation qu’annonce le MÉNFP pourra-t-il faire l’impasse sur la configuration actuelle de la demande scolaire au pays ? Selon l’Unicef,«Le système éducatif haïtien accueille 2 691759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91% des écoles (14 262 écoles non publiques)» (Unicef: L'éducation fondamentale pour tous»).

Dans un texte paru en Martinique le 6 avril 2017 sur le site Montray kreyòl, «L’illettrisme en Haïti: un mal qui renforce l’analphabétisme et qui est pris en patience», Renauld Govain, linguiste et Doyen de la Faculté de linguistique appliquée, s’interroge avec hauteur de vue sur le phénomène de l’illétrisme en Haïti. L’analyse de Renauld Govain est conforme à l’observation objective de la réalité lorsqu’elle expose que «L’école haïtienne est aussi un lieu de fertilité pour l’illettrisme. Ainsi, l’illettrisme haïtien est le résultat de la qualité de l’enseignement/apprentissage des deux langues à l’école, y inclus les expériences d’alphabétisation.»

En dehors d’une politique linguistique éducative, le Plan décennal d'éducation et de formation saura-t-il s’attaquer rigoureusement au phénomène de l’illétrisme au pays? Rien n’est moins sûr… Et de manière plus large, cet énième «plan» sera-t-il validé en dehors d’une politique linguistique éducative, partie essentielle de la future politique d’aménagement simultané des deux langues officielles du pays? L’avenir, à court terme, le dira sans doute.

Dans un texte paru dans Le National le 10 janvier 2018, «L’aménagement du créole et du français en Haïti : modalités de mise en oeuvre par l’État», nous avons exposé qu’il nous semble justifié, malgré les faibles provisions jurilinguistiques de la Constitution de 1987 en matière d’aménagement linguistique, d’envisager l’institution d’UN PROGRAMME INTÉRIMAIRE D’AMÉNAGEMENT DES DEUX LANGUES OFFICIELLES DU PAYS DANS TOUS LES CYCLES DU SYSTÈME ÉDUCATIF NATIONAL, incluant l’enseignement universitaire et professionnel. Les lignes directrices de ce programme seraient ensuite articulées à l’énoncé de la politique linguistique de l’État. Un tel programme intérimaire permettrait de sortir des ornières de l’immobilisme et du culte du statu quo par l’adoption de mesures innovantes visant notamment la généralisation de l’emploi obligatoire du créole comme langue d’enseignement et langue enseignée, aux côtés du français, dans la totalité du système éducatif national. Il devrait notamment comprendre une certification accélérée en didactique du créole conduite en partenariat avec la Faculté de linguistique appliquée, la seule institution universitaire dépositaire d’une expertise nationale en créolistique.

 boule

Viré monté