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Les hommes-livres:
Edouard Glissant
Gerardo Mercatore 1569, nova et aucta orbis terrae descriptio. Source. Ceci est la transcription brute et fidèle d’un documentaire consacré à l’écrivain martiniquais Édouard Glissant. Pas d’amélioration stylistique comme c’est la règle dans le journalisme. L’interview est menée par l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau. Vous trouverez les références de cette émission à la fin de la transcription. |
Édouard Glissant. — En général le conteur il avait un flambeau, ou bien planté par terre à coté de lui ou bien que quelqu’un portait à coté de lui et le cercle des auditeurs où il y avait plus d'enfants que de grandes personnes. Peut-être parce que dans les habitations les grandes personnes, les adultes étaient très fatigués après le travail. Mais en général il y avait plus d'enfants que de grandes personnes. Et on était tous réunis autour de ce conteur et sans doute tous les gens, pas moi seulement mais tous les enfants qui étaient là, j'ai fait physiquement l'expérience de la nuit tropicale. Parce que quand on écoute la voix du conteur et que il nous dit que le soukougnan ou le zombi a passé, etc. etc. et que on est là avec un seul flambeau au milieu et tout autour la nuit tropicale avec tous les bruits, les silences de cette nuit on la sent peser sur ses épaules. On la sent peser là là là (Glissant mettant une main sur chacune de ses épaules) sur ses épaules et on se recroqueville pour écouter la parole du conteur. Et il me semble que de cela vient un certain sens de la nuit qui m'a été particulier. La nuit comme ouverture, comme connaissance, et aussi comme mystique.
Et une certaine mystique de la nuit liée au fait que pour nous ici aux Antilles, les zombis, les loups-garous, tous les produits, tous les êtres malfaisants ou non de la mythologie populaire sont les maîtres de la nuit. Il me semble que je ne me suis pas contenté de dire ah c'est de la bêtise, c'est de la sottise, bon ça n'existe pas, etc. Il me semble qu'à partir de l'expérience du conteur sur les habitations j'ai essayé de voir si au-delà du scepticisme naturel qu'on pouvait avoir pour tous ces phénomènes, s'il n'y avait pas quelque chose qui remplissait la nuit et qui faisait que elle pouvait nous porter bien au-delà de nous-mêmes. Et c’est ce que je crois que la nuit tropicale a fait pour moi. M’apporter bien au-delà de moi-même.
(E. Glissant lit le poème suivant.)
«Pour Mycéa1
Plus triste que la nuit où l’agouti s’arrête
Sa patte droite est lacérée d’un épini
Au point où le jour vient il s’acasse et s’entête
Il lèche la blessure et referme la nuit
Ainsi je penche vers mes mots et les assemble
A la ventée où tu venais poser la tête
En ce silence auquel tu voues combien de fêtes
Ta veille ton souci ton rêve tes tempêtes
La volée où tu joues avec le malfini
Les éclats bleus du temps dont tu nous éclabousses
Alors les mots me font brûler mahogany
La ravine où je dors est un brasier qu’on souche
Le jour en cette nuit met la blessure qui nous fit»
Patrick Chamoiseau — C’est un poème de Pays rêvé, pays réel. Qui est dédié à Mycéa? Qui concerne Mycéa?
Oui! Qui concerne Mycéa un des personnages centraux de mon œuvre.
Et comment ça se fait que tu commences par lire un texte qui se rapporte à Mycea? Tu aurais pu choisir plein de choses concernant le pays, la langue, l'histoire, la mémoire et tu choisis Mycéa?
Parce que à mon avis la meilleure manière d'honorer le pays c'est d'honorer l'image de cette femme créée, qui est un personnage créé, mais qui s'est imposé à moi. Bon c'est facile tous les écrivains disent ça, hein! Ils créent un personne et puis ils disent que ça s'est imposé à eux. Mais quand j'ai créé ce personnage je ne savais pas que il allait m’entraîner dans les méandres de la damnation et de l'inconscient antillais, — la damnation au bon sens du terme peut-être —, dans les méandres de toute cette souffrance accumulée par l'histoire de nos pays. Et il me semble que c'est Mycéa, Marie-Célat qu'on appelle Mycéa parce qu'on avait pris l'habitude de dire Mi Cela, qui m'emmène le plus loin sur le chemin de cette auscultation du pays, du paysage, de ce qui traîne sous l’apparence du paysage, de ce qu'il faut récolter comme ça, comme signes invisibles peut-être, mais qui sont là et qu'il faut pister, qu'il faut tenir. Et c'est Mycéa qui me permet de faire ça.
Très souvent lorsque tu parles de Mycéa il y a plusieurs notions qui apparaissent. Il y a deux notions qui me paraissent importantes: Il y a la notion de terre et il y a cette idée de la blessure. D'abord pourquoi cette idée de la blessure? Est-ce que c'est une blessure amoureuse que tu as connue ou...?
Non non non! C'est la blessure historique.
Pourquoi tu refuses toute dimension personnelle de ton travail poétique. Tu as quand même une chair. Tu as quand même vécu. Tu as quand même peut-être eu des emportements, non?
Non, non non, je n'ai pas du tout la tendance disons à me servir de ma vie, de mon existence pour… — sauf au niveau des idées —, pour nourrir ma littérature, tu vois! Par exemple je ne me vois pas écrivant un poème d'amour.
[2 ?] ce que tu viens de lire là, c'est un magnifique poème d'amour quand même!
Oui, c'est un poème d'amour à Mycéa, oui. C'est vrai, c'est vrai! Mais je ne puise pas dans mon affect quotidien pour nourrir ma littérature. En revanche, j'essaye de remonter très loin.
Un des sous-entendus de ce que j'écris, disons de mon œuvre, un des sous-entendus c'est que avant la traite c'est-à-dire dans le pays d'Afrique d'où nous venons il s'est passé quelque chose entre les gens qui ont ensuite été déportés en particulier les Longué et les Béluse et que nous n'arrivons pas à savoir ce que c'était et que c'est cet impossible là qui crée la blessure. L'impossible de savoir ce qui s'est passé là, avant la déportation. L'impossible de revenir jusqu'à l'explication, à la source de l'explication ou l'explication de la source.
Comment tu définirais ce que tu appelles la présence de Mycéa?
Je la définirai comme la seule possibilité d'aller au fond, d'inventorier, d'aller au bout de ce mystère que je pose dans l'avant, dans le pays d'avant. Qu'est ce qui s'est passé ? Je ne crois pas du tout par exemple à la possibilité que Alex Haley évoque dans Roots. Que il peut retrouver le village africain d'où sa famille est sortie, etc. C'est à dire remonter dans cette filiation d'une manière tout à fait tranquille, pas tranquille mais enfin, tout à fait sûr, on sait qu'on vient de là, etc. Je crois pas à ça. Je crois que il est plus beau d'envisager l'infini et l'illimité dans cet avant là, dans cet avant africain, que d'envisager la précision, la certitude, etc.
C'est peut-être d'ailleurs pour ça que je ne suis pas tellement sensible aux théories de la négritude. Il me semble que il y a une part de, une grandeur, une splendeur, de mystère et d'illimité, l'illimité pas le mystère, l'illimité, une splendeur de l'illimité qu'on perd, si on ne, si on croit qu’on revient, qu'on retrouve, qu’on, qu’on…, etc. On ne retrouve jamais. Et c'est ça qui est beau. Ce qui est beau c'est que on continue et on fait autre chose. Je ne parle pas seulement des individus je parle aussi des communautés. On fait autre chose et quand on revient par la mémoire ou le souvenir, c'est plus beau que toutes les théories ou toutes les certitudes de la réinsertion, du retour aux sources, etc. etc. Dans le poème qui s'appelle Afrique3 dans Le sel noir j'écrivais:
(Édouard Glissant lit le texte suivant.)
«J’entends l’an marteler sur tes pistes son cri atone
J’entends le tambour lent des terres qu’on dessouche entends
La terre dans la bouche et le vocable dessillé
Comme un ban de tribus qui vont rouvrir la guerre, et c’est
Le chaud du sel aux mains païennes d’adversaires.
Sens
L’ardue nécessité en vain tordre ton corps, famine
Où poussent vents sagaies mers et fureurs, forêts surprises
La maille du vent lèche le brasier, des enfants crient
Une case brûle, un guerrier meurt, des herbages fument
Au ciel brûlé famine, et famine dans ta verdeur
Et dans le mot scellé monotone j’entends famine
Oho mots de nos sangs que voici marteler le temps
De jours quatorze fois balancés dans le feu terrible
Je vois ce cœur tressé de fer, les jours crépus, le sang
Et au butin ce rien de sel à goût d’herbe brûlée»
Alors ça, c'est la vision d'une Afrique qui est non seulement l'Afrique mythique, parce que je crois que l'Afrique est aux Africains. On n’a pas besoin d'essayer de la leur prendre ou de faire comprendre aux Africains ce qu'est l'Afrique. C'est eux qui doivent nous dire ce qu'est l'Afrique. L'Afrique est aux Africains. Mais on peut avoir cette vision un peu tragique dans l'illimité de ce qui s'est passé avant et qui continue à motiver peut-être nos impossibles actuels. Pourquoi les Antillais sont toujours en train de se bouffer entre eux, de s'opposer, de se… etc., etc. Quelle est cette sorte de malédiction? Je parle des Antillais francophones Martiniquais et Guadeloupéens et Guyanais. Quelle est cette sorte de malédiction? Est-ce que ça ne vient pas de plus loin? Est-ce que ce n'est pas plus profond que ce que toutes les analyses sociologiques ou politiques ou cul-turelles vont nous enseigner? Est-ce que ça ne vient pas de plus loin? C'est une grande chance pour de la littérature d'essayer de fouiller ça. Et pour moi Mycéa c'est ça.
Le début de ce que nous sommes, le début de la réalité antillaise commencerait avec la cale, le bateau?
Oui !
Et très souvent dans tes poèmes tu as de grands ressassements de la cale, du bateau?
Pas seulement dans les poèmes, dans les romans aussi et même dans les essais.
Parce que Poétique de la relation commence par La barque ouverte, le premier chapitre de Poétique de la relation, La barque ouverte qui est l'expérience du gouffre pour nos communautés. Le gouffre du bateau, de la cale du bateau et le gouffre de la mer dans lequel on jetait les morts et même les vivants avec des boulets à leurs pieds quand on voulait échapper aux frégates anglaises et cette expérience du gouffre, du double gouffre; le gouffre du bateau et le gouffre de la mer et aussi du gouffre de l'inconnu qui terrifie. C'est à dire aller vers quelque chose qu'on ne sait pas être; on ne sait pas ce que sera cette chose, où ce sera, qu'est que ce sera. On n'a ni histoire ni géographie. Bien sûr on n'a pas non plus la technique. Mais cet inconnu, ce gouffre de l'inconnu venant s'ajouter au gouffre du bateau et au gouffre de la mer fait que je dis que nous autres peuples antillais nous avons l'expérience du gouffre. Nous avons l'habitude des gouffres et que nous n'en faisons pas une histoire. Nous avons, nous avons, pas banalisé, mais avons déjà depuis longtemps pris le parti de nous moquer de nous-mêmes en tant que expérimentateurs du gouffre.
(Lecture par Édouard Glissant du début du chapitre La barque ouverte4.)
LA BARQUE OUVERTE
Ce qui pétrifie, dans l'expérience du déportement des Africains vers les Amériques5, sans doute est-ce l'inconnu, affronté sans préparation ni défi.
La première ténèbre fut de l'arrachement au pays quotidien, aux dieux protecteurs, à la communauté tutélaire. Mais cela n'est rien encore. L'exil se supporte, même quand il foudroie. La deuxième nuit fut de tortures, de la dégénérescence d'être, provenue de tant d'incroyables géhennes. Supposez deux cents personnes entassées dans un espace qui à peine en eût pu contenir le tiers. Supposez le vomi, les chairs à vif, les poux en sarabande, les morts affalés, les agonisants croupis. Supposez, si vous le pouvez, l'ivresse rouge des montées sur le pont, la rampe à gravir, le soleil noir sur l'horizon, le vertige, cet éblouissement du ciel plaqué sur les vagues. Vingt, trente millions, déportés pendant deux siècles et plus. L'usure, plus sempiternelle qu'une apocalypse. Mais cela n'est rien encore.
Le terrifiant est du gouffre, trois fois noué à l'inconnu.»
Le bleu de la mer. Il faut que je dise quelque chose à ce propos. Quand j'étais enfant j'habitais avec ma mère chez une de ses sœurs au Marin et on allait — le mari de cette sœur était pêcheur — et on allait du Marin, je ne sais plus exactement si c'était à Saint-Anne ou Diamant, etc. Je ne me souviens pas. Et je me souviens qu'un jour le canot a chaviré et que je tombais dans le bleu de la mer. Et que cet oncle — le mari de ma tante — a plongé et m'a rattrapé par le cou. Et pendant très longtemps il suffisait que je ferme les yeux et je me voyais descendre dans ce bleu qui était menaçant mais d'une manière assez splendide, pas d'une manière petite. Jusqu'au jour où j'en ai parlé avec ma mère. Ma mère était une redoutable destructrice de mythe. On s'est toujours, on s'est toujours opposé. On a toujours eu des combats de paroles, ma mère et moi. Jusqu'au jour ou je lui ai raconté ça et elle me dit mais non c'est pas vrai y a jamais eu, y a jamais eu de naufrage de bateau, y a jamais eu... Qu'est ce que tu racontes là, etc. Et ça se passe j'avais peut-être 25 ans quand cette discussion a lieu. Autrement dit, je ne sais pas si c'est elle qui ne s'est plus souvenue c'est possible ou si c'est moi qui ai créé cet épisode du naufrage dans la baie du Marin ou du Diamant, je ne sais plus exactement. En tout cas c'est par là.
Alors il y a cette image qui revient souvent dans tous tes textes, les essais, les poèmes, c'est l'image du bouvier avec un troupeau, un bouvier qui tient un chiffon rouge. Et ça revient comme une sorte, avec une lancinance terrible. Quelle est la signification exacte? Est-ce quelque chose que tu as vécu? Est-ce que c'est un symbole? Comment ça fonctionne?
C'est quelque chose que j'ai vécu. Mon père était économe ou géreur sur des plantations et il se déplaçait, moi je me déplaçais avec lui au moment des vacances puisque pendant l'année scolaire j'étais au Lamentin mais au moment des vacances j'allais chez mon père sur diverses plantations. Et dans une de ces habitations en haut de Case-Pilote il y avait des — je raconte ça quelque part je ne sais plus où — il y avait des zébus, des taureaux qui étaient des met-pies quoi, des patrons du troupeau et pour rassembler les bêtes les bouviers agitaient de grandes pièces d'étoffes rouges sur les hauteurs et les bêtes accourraient sur les… C'est vrai, moi je l'ai vu. Enfin je l'ai vécu plusieurs fois. Et après ça tout le troupeau dévalait. Je me souviens que quand le troupeau dévalait l'allée principale de l'habitation, nous les petits enfants on se précipitait pour grimper sur les arbres, les pruniers des deux côtés parce que c’était vraiment…
Je me souviens que deux de ces taureaux, l'un s'appelait Soldat et l'autre Chinois se sont battus une fois pendant toute la nuit. Le lendemain matin ils étaient tous les deux morts parce que Chinois avait embroché Soldat dans ses cornes et il l'avait porté comme ça pendant toute la nuit et au matin quand on l'a enlevé il est tombé mort et bien sûr l'autre était déjà mort aussi. Et ça moi je l'ai vu.
Donc cette violence animalière et disons cette manière de rassembler l'espace autour de mythes qui sont quand même, pas de mythes, autour de signes, de symboles qui sont quand même assez violents, le drapeau rouge, la lutte, etc. c’est ce qui à mon avis caractérise l’univers des habitations, des plantations. Quoique, dans cet univers il y avait aussi beaucoup de tendresse. On oublie ça. Mais moi je crois qu’il y avait beaucoup de tendresse aussi et beaucoup de gentillesse.
Mais pourquoi tu fais du bouvier un homme de connaissance?
Peut-être parce que il a disparu. Puisqu’il n’y a plus de bouviers.
Ça te paraissait magique qu’il puisse mobiliser comme ça tout seul un troupeau puissant?
Ah oui ! Ah oui ! Ah oui ! C’était magique, c’était magique! Il maîtrisait cela. En général ils étaient deux. Mais ils maîtrisaient cela. Quand le troupeau dévalait comme cela avec les taureaux en tête — les chefs du troupeau qui se battaient pour la préémi-nence dans le troupeau — c’était l’image d’une violence vraiment élémentaire. Et je pense que le bouvier me frappait, m’a frappé parce que il était celui qui contrôlait ça.
(Panneau où apparaît le texte ci-dessous6.)
«Parmi les taureaux un zébu veille il mord
L’odeur d’herbe est bleue il sommeille peut-être
Il fait troupeau de ce qui va paraître.
Il ensemence dans la mangle vérité.»
Les premières fois que j’ai parlé aux États-Unis de Faulkner… les Américains n’aiment pas tellement Faulkner parce que, d’abord il a maltraité la langue. Il y a même des professeurs d’université qui disent que Faulkner n’écrit pas bien. Ce qui est incroyable. Mais enfin il y a des Américains qui disent qu’il n’écrit pas bien. J’espère qu’il y en a de moins en moins mais enfin y en a eu qui le disaient, d’une part.
D’autre part quand j’ai parlé de Faulkner par exemple à des étudiants ou à des professeurs Noirs américains, c’était la stupéfaction de voir un Noir qui venait leur dire Faulkner c’est le plus grand écrivain du siècle alors que pour eux peut-être c’est purement et simplement un béké, quoi! Un écrivain raciste, un blanc raciste qui a fait son beurre sur la tête des nègres en racontant des histoires nègres dans ses romans, etc. Moi, je suis content d’avoir mené ce combat, parce que j’ai convaincu beaucoup d’intellectuels Noirs américains que Faulkner est plus proche de nous que beaucoup d’écrivains noirs qui soi-disant sont authentiques, etc. et qui en fait eux font de la surenchère d’une manière facile. Et je crois que de plus en plus on s’apercevra que le drame de Faulkner lui a servi à éclairer, à organiser, à mettre en architecture tout ce qui bougeait au fond du Sud des États-Unis et que les Américains eux-mêmes ne veulent pas voir, et que lui il met ça sous leurs yeux.
On peut dire pareil de toi non, pour la réalité antillaise?
Je ne sais pas. Peut être. Mais en tous cas c’est peut-être un destin à moindre niveau que Faulkner je partage avec lui — je dis ça en tremblant — parce que pour moi je répète c’est le plus grand écrivain du siècle. Mais il est certain qu’il n’a pas été reçu dans son pays.
William Faulkner et Saint-John Perse sont deux des écrivains que je fréquente le plus. Ce sont des écrivains de l’habitation mais des écrivains békés de l’habitation.
Est-ce qu’ils ont le tragique du gouffre? Est-ce qu’ils ont l’expérience du gouffre aussi?
Ah oui !
Ils n’ont pas connu la cale!
Ils n’ont pas connu la cale mais Faulkner a la hantise de la mémoire impossible, de la chose qui s’est passé avant et on ne sait pas quoi. Il a la hantise de ça. Et c’est une dimension que j’apprécie beaucoup dans le tragique faulknérien. Et par antithèse Saint- John Perse a toujours voulu se créer une stature de nobliau, de noble français, parce qu’il souffrait de la dimension de déracinement du béké. Ça j’en suis sûr il en souffrait beaucoup. Donc ce sont des témoins capitaux de la part de nous qui est européenne et qui voisine avec la part africaine, la part indienne, les parts: chinoise, Moyen-Orient, etc. Donc je suis extrêmement sensible à ça, mais je crois que il ne faut pas essayer de faire des synthèses, des mélanges, mettre un peu de ceci, un peu de cela, saupoudrer, etc. et puis faire… Le métissage c’est pas ça. Moi je suis très bien avec Faulkner tel qu’il est. Je ne veux pas qu’il essaye de me dire moi je comprends les nègres, etc. Il n’a jamais essayé, il ne l’a jamais dit et c’est pour ça qu’il est génial. Il n’a jamais dit oui, moi je comprends les nègres, je vois comment ça se passe, etc. Au contraire il dit moi je ne comprends pas ces gens là, mais y a un mystère pour moi. Mais en disant cela il réalise la part disons de négritude qu’il a en lui sur sa plantation.
Faulkner est l’exemple type de l’écrivain de la famille étendu, de l’anti-filiation. Par exemple dans tous les romans de Faulkner on sait pas qui est fils de qui, qui est neveu, les neveux et les nièces, et les oncles et les nièces portent le même prénom. Jason on ne sait si c’est un homme si c’est une femme, si c’est l’oncle si c’est la nièce, etc. si c’est un Noir ou un Blanc. Parce que il y a les lignées de descendants blancs et puis les lignées de descendants noirs et Faulkner mélange tout ça et fait ce grand maelström pour essayer de répondre à la question: Qu’est-ce qui s’est passé avant qui a mis cette malédiction sur nous? La malédiction sur le Sud. Qu’est-ce qui s’est passé avant qui fait que nous avons été des racistes, des esclavagistes, qu’on a fait la Guerre de Sé-cession, qu’on l’a perdue alors que nous étions les plus braves, que nous étions les plus forts, que nous étions les plus splendides, etc., on l’a perdue cette guerre. On est des vaincus, etc. Pourquoi cette punition? D’où tout ça vient ?
(Édouard Glissant lit le début du poème Éléments7.)
«Soleils éteints dans les cheveux du vrai soleil! Je retrouverai une santé de fruits en flammes.
Voici les affiches noueuses, sur les arbres, nourries de feuilles. De chair, les animaux me sont amis. Les fleuves passent à travers moi vers la transparence des terres me voilà
Dans cette rosée à l’infini que le jeunes filles tissent sur leur visage pour annoncer l’amour Dans cette rumeur que les boucaniers trament sur les clairières Dans ce foison-nement de soleils que distribue l’arrosoir des arbres C’est moi la rivière la roche impas-sible et dans son sein l’ardeur de la terre»
C’est le début d’un poème qui s’appelle Éléments et la poésie a toujours eu cette passion, cette hantise du tellurique.
Ça a l’air d’être d’un vieux truc ça, non?
Ah! C’est le premier texte – Pourquoi vieux? C’est pas vieux! C’est le premier texte… (Quiproquo à propos de la remarque de Patrick Chamoiseau.)
J’ai toujours vu ça l’identification du poète à la terre, son corps…
Ah oui oui c’est un vieux truc! (Quiproquo levé) C’est le truc des présocratiques. Avant que Platon est institué la séparation entre l’homme et le monde y a eu toujours cette… il y avait cette ambition d’être en contact avec le monde. Mais, ce vieux truc se réactualise de manière permanente parce que c’est quoi l’écologie aujourd’hui, les mouvements écologiques? C’est la réactualisation de ce rêve du tellurique, du contact direct avec l’élément, avec la terre, avec l’eau, avec l’air. Et c’est l’affirmation que le devenir de l’homme est lié au devenir des éléments. Et par conséquent c’est un vieux truc, mais c’est un truc qui marche toujours et qui détermine une des orientations majeures des poétiques de l’homme. Ce poème qui s’appelle Éléments je croyais que tu parlais de vieux truc du poème. En effet c’est un des premiers poèmes que j’ai publié dans la revue Le Mercure de France qui n’existe plus, en 1948. C’est là que j’ai publié ce poème pour la première fois. Je crois bien que c’était le premier poème que je publiais en France.
(Édouard Glissant lit le début du poème Pour Mycéa8.)
«O terre, si c’est terre, ô toute-en-jour où nous
sommes venus. O plongée dans l’éclat d’eau et la parole
labourée. Vois que tes mots m’ont déhalé de ce long
songe où tant de bleu à tant d’ocre s’est mis. Et vois que
je descends de cette nuit, entends
Si la nuit te dépose au plus haut de la mer
N’offense en toi la mer par échouage des anciens
dieux
Seules les fleurs savent comme on gravit l’éternité
Nous t’appelons terre blessée ô combien notre temps
Sera bref, ainsi l’eau dont on ne voit le lit
Chanson d’eau empilée sur l’eau du triste soir
Tu es douce à celui que tu éloignes de ta nuit
Tel un gravier trop lourd enfoui aux grèves de minuit
J’ai mené ma rame entre les îles je t’ai nommée
Loin avant que tu m’aies désigné pour asile et souffle
Je t’ai nommée Insaisissable et Toute-enfuie
Ton rire a séparé les eaux bleues des eaux inconnues»
Toute cette mer que nous avons traversé avant de nous éparpiller à Trinidad, à machin, en Martinique, à New York, aux États-Unis, au Brésil etc. etc. et de nous différencier puisque nous sommes devenus différents, un Noir américain c’est pas un Martiniquais, un Martiniquais c’est pas… mais nous avons quelque chose de commun qui est la vraie relation qui a entre tous ces gens là: C’est sous-marin. C’est dans les profondeurs de la mer que ça a marché. Ce n’est pas tellement sur les terres que ça a marché.
Tu penses à quoi précisément alors au fond de la mer qui relierait toutes les terres?
Je pense premièrement à tous les, aux millions d’Africains qu’on a jeté dans la mer au moment de la traite et qui sont au fond là n’est ce pas avec ou sans boulets. Ça c’est une image qui me hante, l’image des esclaves qu’on jetait à la mer avec des boulets aux pieds pour qu’ils coulent. Les boulets verdis on appelle ça. D’abord donc il y a cette image là de cette unité parce que tous ceux qui sont là au fond de la mer ils n’ont pas eu le temps de devenir des Martiniquais ou des Trinidadiens ou des Jamaïcains ou des Haïtiens ou des Cubains, etc. ils n’ont pas eu le temps donc ils sont nos antécédents fondamentaux. D’abord il y a ça. Ensuite, je suis tout à fait persuadé que il y a une sorte de poétique de la géographie de la Caraïbe. N’oublions pas que nous sommes sur la rencontre de deux plaques de l’écorce terrestre. Nous sommes à un endroit où deux plaques vont commencer à se chevaucher et nous sommes dans un arc de volcans et j’ai toujours été persuadé que… poétiquement qu’il y a des liaisons géographiques entre la Pelée, la Soufrière, les volcans de Sainte-Lucie, ou de…, etc. etc. Que il y a quelque chose qui se trame là sous la mer qui est menacée, parce que c’est menacé par la rencontre des plaques tectoniques et dans mon dernier roman je parle beaucoup de ça. Dans Tout-monde, je parle beaucoup de cette espèce de, d’eau du volcan. L’eau du volcan c’est la mer qui véhicule le feu d’un volcan à l’autre, d’une île à l’autre, d’une terre à l’autre. Et toute cette poétique là, je crois que ça peut paraître ridicule, ça peut paraître… bon! mais je crois que c’est fondamental, parce que un moment viendra où nous saurons que cette unité là qui est sous-marine il faut que nous la fassions monter, apparaître et que nous l’exposions clairement les uns aux autres.
(Édouard Glissant feuillette le manuscrit de Tout-monde son futur roman à l’époque.)
FIN
Transcrit par Koutcha.
Notes
- GLISSANT Édouard, Pour Mycéa, dans Pays rêvé, pays réel, p. 87, Paris, Seuil, 1985, 111 p.
- Mots incompréhensibles.
- GLISSANT Édouard, Afrique, dans Le sel noir, p. 112, Paris, Gallimard, Coll. Poésie, 1983, 190 p.
- GLISSANT Édouard, La barque ouverte, dans Poétique de la relation, pp. 17-18, Paris, Gallimard, 1990, 243 p.
- La Traite passe par la porte étroite du bateau négrier, dont le sillage imite la reptation de la caravane dans le désert. Sa figure se présenterait de la sorte : À l’est, les pays africains, à l’ouest les terres américaines. Cette bête est à l’image d’une fibrille.
Les langues africaines se déterritorialisent, pour contribuer à la créolisation en Ouest. C’est l’affrontement le plus totalement connu entre les puissances de l’écrit et les élans de l’oralité. Sur le bateau négrier, le seul écrit est du livre de comptes, qui porte sur la valeur d’échange des esclaves. Dans l’espace du bateau, le cri des déportés est étouffé, comme il le sera dans l’univers des Plantations. Cet affrontement retentit jusqu’à nous.
- Pas trouvé la référence exacte de cet extrait. L’Intention poétique?
- GLISSANT Édouard, Le sang rivé (1947-1954), dans Le sel noir, p. 37, Paris, Gallimard, Coll. Poésie, 1983, 190 p.
- GLISSANT Édouard, Pour Mycéa, dans Pays rêvé, pays réel, pp. 81-82, Paris, Seuil, 1985, 111 p.
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Titre: Édouard Glissant
Collection: Les hommes-livres
Publication: [Bry-sur-Marne] : INA (prod., distrib.)
Description matérielle: 1 cass. vidéo (49 min 20 s)
Tournage: 1993
Participants: Édouard Glissant, voix ; Patrick Chamoiseau, interviewer;
Note(s): Édouard Glissant lit des extraits de ses recueils Pays rêvé, pays réel, Le sel noir, Poétique de la relation.
Liens
Sur Potomitan
- Les hommes-livres: Édouard Glissant.
- La communication créole et les écrits d’Edouard Glissant à propos de la langue.
- Émission Invitation au voyage: Édouard Glissant.
- Identité et Altérité chez Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau par Philippe Chanson.
Édouard Glissant sur le site Île en Île.
Site officiel d'Édouard Glissant.