Raphaël Confiant nous avait habitué à des oeuvres truculentes, désopilantes. Mais La panse du Chacal1 revêt une dimension littéraire et historique autre. Dramatique, mystique, désespéré, sensuel, optimiste, paillard, c'est très certainement le roman le plus achevé de la littérature créole. En usant de termes, de mots, de vocables, de proverbes tamouls aux sonorités mystérieuses et musicales, il magnifie l'indianité créole. On se surprend à évoquer Tagore. «Quelle est cette harmonie dont la cadence berce le monde?» s'interrogeait le grand poète indien.
On se laisse tout d'abord emporter par le florilège tourbillonnant de ces prénoms venus d'un rêve antique : Moutoussamy, Devi, Vinesh, Adhiyaman, Sacarabany dont le sens amarrait le travailleur indien de façon permanente à sa « matrie », la mère Inde, visant ainsi une voie, une vérité.
Le voyage fantastique se poursuit en compagnie d'une pléïade de dieux : Maldevilen, le héros de Madouré; Mariémen, la dame de la pluie; Minédien, le gardien de pierre; Nagourmira, l'homme de Nagour. Le rouge de Kali, la déesse du temps, se mêle au jaune safran du Soleil Indien et du colbou sacré, l'offrande des dieux aux hommes.
Et puis Raphaël avec un réalisme hallucinant et un souci permanent de vérité historique, nous plonge dans l'enfer d'une terre désolée. Nous fuyons des régions indiennes décimées par la famine, où les chacals disputent aux recruteurs, véritables loups cerviers, les dépouilles des déshérités tamouls. A bord des coolies chips ravagés par la variole, nous affrontons des capitaines pires que la malédiction des eaux noires qui frappe tout émigrant indien.
Nous débarquons dans l'univers clos, cruel, coercitif des Habitations où hommes d'église, engagistes et travailleurs créoles imposent aux arrivants crimes, vols, viols, tandis que l'Indien restait rivé dans une coolitude infamante comme « un clou à sa planche ». Le chantre de la créolité nous restitue sans complaisance une réalité oblitérée par notre mauvaise conscience et en rend la lecture physiquement et psychologiquement éprouvante. Et après avoir refermé La panse du chacal, on croit encore entendre l'auteur hurler à nos oreilles de « malentendants » sa haine des malentendus, des séparations, des déchirures, des préjugés et des non dits.
Mais La panse du chacal est aussi un roman historique qui regorge d'humour, d'amours polissonnes qui nous ravissent, où les personnages volent au temps et à la souffrance des éclats de rire, de sexe, dans le maigre espace de leur vie, loin des conventions sociales. Instants de plénitude où les différences s'abolissent dans un érotisme effréné. Car tout n'est pas toujours atroce.
La panse du chacal ? Un dictionnaire amoureux de l'indianité et de la créolité écrit par un passionné des Indes créoles.
Gilbert Francis PONAMAN
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