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Pourquoi Article paru dans Le Mauricien | 15 April, 2014
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Travaillant à la préparation d’une exposition sur la culture chagossienne en compagnie de Fernand Mandarin, je vis des moments passionnants de découverte et d’admiration. Le Blue Penny Museum se devait de présenter au grand public une exposition sur ce sujet. À mon opinion, c’est presque un devoir de chaque Mauricien de contribuer personnellement, chacun dans son domaine, à un titre ou à un autre, à promouvoir et à soutenir la cause de la souveraineté mauricienne sur cet archipel ainsi que d’apporter une aide à une meilleure compréhension et connaissance de la population qui vécut là-bas et fut condamnée à un exil et une tragédie qui ne peuvent nous laisser indifférents ou silencieux.
C’est dans ce cadre préparatoire de plusieurs mois que s’est posée à moi la simple question des noms des îles et plus spécialement de celui de l’archipel lui-même…
Diego Garcia, Chagos, Peros Banhos… que de noms demeurés obscurs à mon entendement et que de possibilités immenses à mieux connaître leurs significations.
C’est en lisant Auguste Toussaint, Charles de La Roncière et plus simplement, de nombreuses cartes anciennes des 16e, 17e et 18e siècles, que l’idée de l’origine des noms topographiques de nombreuses îles de l’océan Indien m’est venue. En effet, certains noms s’expliquent facilement par l’identité de leur découvreur, comme Mascareignes pour Diego Mascarenhas ou par l’identité d’un personnage célèbre de l’époque, comme Seychelles qui vient de Jean Moreau de Séchelles alors Contrôleur général des finances de Louis XV (curieuse idée, le navigateur avait-il quelque dette inavouable ?…) ou Maurice, liée pour toujours à Maurice de Nassau, comme chacun sait. De temps en temps, d’autres noms proviennent de la date et du jour où l’île fut découverte, telle Apollonia, ancien nom de Bourbon, dont il est dit qu’elle fut découverte le jour de la Sainte Apollonie. Où l’on constate que la religion des marins de cette époque pouvait avoir une grande importance.
Nommer une île n’a rien d’anodin, c’est lui donner aussitôt une coloration, une origine, un cachet, dont il lui sera difficile de se départir, même après plusieurs vagues de colonisateurs. Les toponymes ont la vie dure et on ne débaptise pas si facilement ce qui a déjà été nommé précédemment. Il n’est qu’à voir les toponymes de fleuves des Etats-Unis, ils sont pour la plupart d’origine indienne. Il y va d’une crédibilité linguistique, mais surtout et beaucoup plus, d’une question de précision géographique. Même si la carte n’est pas le territoire, elle possède une vertu indéniable d’orientation qui est sans doute aussi son but premier. Changer ou multiplier les noms, c’est aller droit vers l’aléatoire ou l’imprécision, le chaos…
Pourquoi donc, Diego Garcia?
Sur l’atlas manuscrit de Jean Martines datant de 1567, monument cartographique incontournable pour ce qui concerne l’Histoire de la cartographie de l’océan Indien, figure écrit en toutes lettres en lieu et place de Diego Garcia, la dénomination déo gratia, ce qui permet d’expliquer l’origine de ce toponyme. Il est un fait que tout marin portugais de cette époque qui parvenait à fouler une nouvelle terre après plusieurs mois de navigation aux risques certains, avant toute chose, rendait certainement grâce au ciel d’être encore sauf et l’expression consacrée, Par la grâce de Dieu, devait certainement revenir sur toutes les lèvres. Il est donc naturel que le toponyme de déo gratia ait été porté par cette île et les cartes qui la représentent. Comment a-t-on pu passer de déo gratia à Diego Garcia, il sera facile au lecteur de se rendre compte de la facilité du glissement phonétique… Qu’on se représente dans la même foulée, Pedro dos Banhos, qui figure sur presque toutes les cartes du 18e siècle et qui devient aujourd’hui par raccourci, Peros Banhos. Donc de Deo à Diego… Il n’y avait qu’une subtilité qui, une fois l’erreur commise, n’apparut guère au plus grand nombre. C’est ainsi que l’île Jean de Lisbonne qui scientifiquement, n’existe pas, figure jusque sur certaines cartes du 19e siècle et devint même, par pure fantaisie, Saint Jean de Lisbonne passée la fin du 18e…
Déo gratia nous montre bien néanmoins l’intérêt de la nomination en matière de navigation car qui dit toponymie stabilisée et commune à tous, dit cartographie sûre et sécurité en mer, c’est souvent une question de vie ou de mort. Aujourd’hui encore, des îles au centre d’un océan sont signes d’escale et de salut, comme peuvent aussi bien constituer un grand danger pour les marins. Les nommer, c’est aussi se les représenter mentalement, se construire une mnémotechnique, une représentation mentale de l’endroit exact où l’on se trouve et du chemin à parcourir, en un mot, c’est mieux connaître l’univers qui nous entoure.
C’est ainsi que, de la même façon, le désordre infini de la voûte céleste se voit réorganisé arbitrairement en constellations, juste parce que l’œil et l’esprit, s’habituant à créer des formes à partir de ce qu’ils distinguent, nommeront ces formes et s’en construiront des repères mentaux incontournables. Ces repères mentaux et conventionnels, une fois partagés par tous vont, à leur tour, permettre la connaissance scientifique, c’est dire leur importance. Astronomie, cartographie, cycles du temps, forme de la terre, etc. tout suivra…
Sur les anciennes cartes des 17e et 18e siècles, les Chagos ne s’appellent pas ainsi, mais sont toujours nommées Chagas. Plus exactement Bassas de Chagas. Bassas ne fait guère de doute car les fonds marins sont très bas, certains bancs restent même immergés mais à fleur d’eau, constituant de grands dangers pour les navires. Nombre d’entre eux s’y échoueront d’ailleurs. Les Chagos, formant un archipel de sept groupes d’îles, 55 au total, s’étendent sur une surface marine gigantesque d’environ 54'400 km2 comprenant l’ensemble des lagons, la zone économique exclusive étant encore bien plus grande… Rappelons ici que notre île Maurice ne fait, quant à sa superficie terrestre, que 1'856 km2 environ… La comparaison est édifiante, même si l’ensemble des terres émergées des Chagos n’excède certes pas les 60 km2…
Tout ceci pour faire comprendre les dangers qu’il y a pu avoir à ne pas connaître une aussi grande zone dans ses détails géographiques… Pour les marins de cette époque, il était donc crucial de se faire une représentation spatiale exacte de l’archipel afin d’éviter d’avoir à le contourner. Chaque peuple a ses systèmes de représentation spatiale et ses moyens de mémorisation. Les Polynésiens, par exemple, se représentent la voûte céleste avec un système de cordelettes et de nœuds figurant les principales étoiles, ce qui leur a permis de pouvoir naviguer sur de très longues distances et de maîtriser l’océan pacifique bien avant tout Européen.
Lorsque les Portugais arrivèrent aux Chagos, les bas-fonds dangereux et risqués les obligèrent au Bassas, mais qu’en fut-il du Chagas?
En Portugais, «Chagas» signifie «plaies», au pluriel. Que pouvaient donc signifier ces bien mystérieuses plaies dont furent affublées ces îles? Aucune raison de les appeler ainsi, si ce n’est l’utilité représentative que cette appellation leur offrait, à moins, comme je le pense, que ce ne fut la représentation mentale spatiale de l’ensemble des îles, une fois reconnues, qui n’induisit en toute logique ce qu’il est convenu d’appeler une paréidolie cartographique de l’ensemble de l’archipel.
Une paréidolie est une représentation mentale organisée et pensée, imaginée consciemment, d’un désordre visuel. Tout le monde a déjà fait l’expérience de distinguer des formes visibles dans de simples nuages, il s’agit d’une activité parfaitement normale aux multiples raisons, mais qui constitue un trait fondamental de l’esprit humain, sa capacité imaginative. L’une des utilités de la paréidolie est de permettre de se remémorer facilement une image en la reconstruisant mentalement à l’aide de repères personnels faisant sens.
Pour ne prendre qu’un exemple voisin des Chagos, le vaste banc Salha de Mallha lui-aussi dangereux, se traduit en français par Cotte de mailles et permet de mieux comprendre un processus de représentation aérienne, une métaphore spatiale vue de haut et permettant aux marins de mieux rendre compte du degré de danger encouru.
Les marins portugais comprirent très vite l’existence des sept groupes d’atolls différents formant l’archipel des Chagos et, reconstituant mentalement les îles comme ils savaient fort bien le faire des étoiles dans le ciel, ils se forgèrent une forme, celle d’un corps allongé constitué de sept atolls différents répartis à l’image des sept plaies du Christ.
Les plaies des mains, celles des pieds, celle au flanc, celle causée par la couronne d’épines et celle causée par sa barbe arrachée par volonté d’humiliation (tous les Palestiniens contemporains du Christ portaient la barbe), forment sept blessures représentables mentalement. Les sept différents atolls, comme une constellation dans le ciel, une fois conceptualisées, devenaient donc les sept plaies du Christ vues de haut. Il s’agissait évidemment là d’un moyen mnémotechnique infaillible, mais bien plus, d’une toponymie significatrice, qui traduisait bien une capacité phénoménale à organiser l’espace mentalement à des fins de survie.
Sans vouloir commettre d’anachronisme le moins du monde, qu’on mesure néanmoins aujourd’hui l’importance de la signification du terme Chagos, au regard de la tragédie humaine que vécurent les habitants. Je sais l’importance de la religion chrétienne placée au cœur de leurs espérances et de leurs croyances les plus profondes. Savoir que le mot Chagos se trouve justement au cœur même de leur foi la plus intime en tant que représentation mentale de la passion du Christ, j’ai pensé qu’il était sans doute de quelque utilité de le faire connaître au plus grand nombre. Et comment ne pas voir, à l’opposé, l’ironie cynique du pouvoir militaire et colonial qui, ne l’oublions jamais, a osé nommer sa base navale et aérienne de Diégo Garcia, Camp Justice… De quoi réfléchir.
En conclusion, j’irai même plus loin et tenterai une interprétation cosmogonique. De même que la légende hindoue sanathaniste sur la création de Grand Bassin constitue un mythe fondateur auquel l’ensemble d’une société peut se rattacher indépendamment de sa propre croyance, comme une métaphore fondamentale des origines, de même, le mythe fondateur chagossien des sept plaies du Christ, peut être conçu comme une image fondatrice extrêmement forte car pouvant revêtir une utilité cruciale dans la compréhension de notre passé et dans l’élaboration de nos comportements futurs. Egalement, cette cosmogonie nous permet de nous relier au reste du monde en n’en étant plus l’inexorable périphérie, mais au contraire, comme l’affirmaient déjà Jules Hermann et Malcolm de Chazal en leur temps, le centre incontournable et spirituel de l’univers.
Il ne s’agit pas ici du centre du monde conçu au simple point de vue stratégique, qui a fait voir aux Américains l’intérêt d’un tel archipel au beau milieu de l’océan Indien, idéal quand on sait que la baie de Diégo Garcia a pu contenir des porte-avions aussi énormes que le Saratoga (ironiquement au nom indien mohawk !)… Il s’agirait plutôt d’une centralité spirituelle de tous temps au carrefour de nombreuses routes culturelles, une centralité mystique où les Chagos seraient en quelque sorte le nombril du monde, le lieu ultime où se jouerait l’avenir de notre humanité.
Quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque, feuilletant le livre du célèbre scientifique Charles Darwin consacré aux Coral Reefs, publié en 1842, je suis tombé sur une carte parfaite et détaillée de … Peros Banhos! Qui l’eut dit? Qui l’eut cru? Nos idées préconçues ont la vie dure… En page 149 du dit livre, on lit même ceci sous la plume du célèbre savant:
…the Great Chagos bank, the most anomalous structure which I have met with…