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Littérature martiniquaise et mythologie

Gerry L’Étang

Le texte qui suit est la communication donnée par Gerry L’Étang au Deuxième congrès international des écrivains de la Caraïbe (Gosier, Guadeloupe, 6-9 avril 2011).

 


Deuxième congrès des écrivains de la Caraïbe

Je vais vous parler d’une des dimensions de la création littéraire martiniquaise: la mythologie. Par mythologie, il faut entendre ici la construction de récits autour de phénomènes historiques réinterprétés à l’aune de l’utopie. Cette mythologie est structurante de l’imaginaire martiniquais en ce sens qu’elle permet une lecture du réel, qu’elle donne sens au réel.

On sait en effet que la pensée mythique est une ressource pour donner du sens à ce qui n’en a pas. L’homme a besoin de sens, et quand il n’en trouve pas, ou quand celui qu’il trouve ne lui convient pas, il en créé.

Cette pensée mythique est importante. Le fait qu’elle ne soit pas véridique ne suffit pas pour l’évacuer, car cette pensée a des conséquences: «les idées fausses sont en même temps des idées réelles, qui disposent de la réalité idéologique, laquelle est en même temps une réalité sociologique. Nous devons donc savoir qu’une idéologie même aberrante constitue une dimension de la réalité dès lors qu’elle est tenue pour vraie par une collectivité humaine» (Morin, 1984: 71).

L’enlèvement des Indiens

Par ailleurs, les productions de cette pensée mythique restent importantes quand bien même elles ne sont plus tenues pour vraies. Créées pour répondre à des besoins culturels voire à des nécessités historiques, elles continuent à avoir une légitimité quand leur intérêt idéologique perdure. C’est le cas du mythe de l’enlèvement des Indiens. Ce mythe explicateur de la présence indienne en Caraïbe est distribué dans les pays de la région ayant reçu une immigration en provenance de l’Inde. Il apparaît donc dans les oralitures indiennes de ces pays et est parfois exploité en littérature. L’écrivain Raphaël Confiant y recourt dans son roman La panse du chacal (2004: 152).

Le mythe en question, par-delà des variantes de détail, figure partout avec la même structure:

  • Une fête sur un bateau européen.
  • Un équipage engageant qui invite des gens du pays à rejoindre le bateau et sa fête.
  • Les gens montent et participent à la fête.
  • Les invités, drogués par les boissons et nourritures ingérées, s’endorment.
  • À leur réveil, le bâtiment, en pleine mer, vogue vers la Caraïbe.

Cette histoire est bien un mythe. Les recherches de l’historien Jacques Weber ont montré qu’il n’y a pas eu de révolte au sein des convois introducteurs d’Indiens dans la Caraïbe; «Ce qui semble […] démontrer que ceux qui partaient contre leur gré n’étaient pas majoritaires, tant s’en faut» (Weber, 1994: 48). À l’inverse, les rebellions étaient fréquentes parmi les convois des authentiques raptés ou forcés que furent les déportés africains de la période esclavagiste. Si des enlèvements d’Indiens furent attestés, la norme resta l’engagement volontaire.

Alors quelle est la pertinence idéologique de ce mythe? Et bien, c’est qu’en affirmant une communauté d’origine avec les Noirs créoles, l’enlèvement, les Indiens affirment une communauté de destin avec ces mêmes Noirs. Cette affirmation avait bien besoin du soutien d’un mythe, car pendant longtemps la communauté de destin n’alla pas de soi. Le roman de l’écrivain jamaïcain Hebert George de Lisser, The Cup and the Lip, paru en 1956 et consacré aux conditions de vie des Indiens de Jamaïque, atteste à quel point l’Indien fut perçu «comme étranger ou intrus, nouveau venu dont la nouveauté même lui confère une légitimité moindre dans son droit à une place dans la Caraïbe. D’après cette perception, la plus grande légitimité revient aux Noirs et aux autres qui ont vécu plus longtemps dans la Caraïbe que les Indiens, et souffert plus longtemps de l’exploitation impérialiste» (Birbalsingh, 1989: 146). Il en alla de même en Martinique.

Ce mythe, sans être un mythe génésique, est un mythe d’origine. Les mythes génésiques, étiologies de l’homme et de l’univers, étaient présents dans les sociétés de départ des différents groupes qui formèrent la société martiniquaise mais ont été oubliés. Excepté celui lié à la religion des dominants, imposé rapidement aux dominés: la genèse biblique. D’autres récits génésiques arriveront par la suite, avec l’introduction de nouvelles religions. Les mythes qui dans l’île disent la naissance du monde sont donc des mythes importés. S’il en est apparu sur place, ils se sont effacés. Par contre, surgirent et prospérèrent in situ des histoires narrant les causes de la venue des divers groupes en Martinique. Autrement dit, des mythes qui racontent l’origine de la présence de ces groupes dans l’île, et donc les fondements sinon du monde mais de la société martiniquaise1.

La blesse

Autres mythes: ceux liés à la blesse. La blesse est une nébuleuse notionnelle. Aussi sa définition est malaisée. C’est «une blessure interne», nous dit l’ethnologue Elisabeth Vilayleck. «Certains même parlent d'un corps étranger à l'intérieur de la poitrine» (Vilayleck, 1999: 34). Pour la psychanalyste Simonne Henry Valmore, elle est guérissable uniquement par les quimboiseurs:

Ces thérapeutes sauvages se sont toujours réclamés du diagnostic et de la thérapeutique d'une maladie qu'ils disent être de leur seul ressort: «la blesse». […]. Elle est décrite comme une douleur provoquée par un coup, un effort démesuré, une chute. Les sorciers-quimboiseurs reprennent cette explication en repérant la localisation de la douleur: au niveau du sternum. Présente dans la médecine populaire, la blesse renvoie indiscutablement à ce temps de blessure, de brûlure, de mauvais traitements de tous ordres. Alors qu'est-ce que la blesse, sinon la plaie non cicatrisable, sinon la blessure fondamentale même? (Henry Valmore, 1998).

La blesse ne serait donc pas qu’une contusion individuelle. Elle serait aussi une douleur collective: celle de l’esclavage2, cette «blessure sacrée» dont parle Aimé Césaire dans Moi, laminaire:

j’habite une blessure sacrée
j’habite des ancêtres imaginaires
j’habite un vouloir obscur
j’habite un long silence
j’habite une soif irrémédiable
j’habite un voyage de mille ans
j’habite une guerre de trois cents ans (Césaire, 1982: 11).

Le passage des eaux

Dans cette longue durée que fut l’esclavage, l’écrivain Édouard Glissant va isoler un moment particulier: le passage des eaux, lequel va courir dans toute son œuvre: dans sa fiction, ses essais, ses entretiens. Il déclare à ce propos:

Il me semble que notre projet littéraire se noue au ventre même de la bête: dans l’antre du bateau négrier. C’est de si loin qu’il faut venir3.

Glissant n’aura de cesse de théoriser, d’exemplifier le passage des eaux. Et d’élaborer à terme une mythologie de la traversée. Sur ce thème peu documenté par les chercheurs martiniquais, hormis les travaux de l’anthropologue Alain Anselin, Édouard Glissant ne va pas recycler un mythe collectif, il va en forger un. Et cette blesse-là vue par Glissant est un mythe de renaissance. Dans un entretien à propos de «La barque ouverte», texte liminaire de Poétique de la relation, l’auteur le résume ainsi:

Dans l'expérience du bateau négrier, il y a tout le négatif du monde. Dans la cale sont réduits à néant les langues des transportés, leurs dieux, leurs mœurs, leurs instruments ordinaires, leurs outils, leurs coutumes, leurs relations sociales. Tout disparaît dans une négativité totale. Or, dans cette cale apparaît, aussi, une positivité totale. Tous ces gens plongés dans ce négatif sont immédiatement disponibles pour le positif le plus collectif possible. Non pas au sens de la collectivité mais de l'unanimité.

Cet anéantissement est immédiatement accompagné d'une espèce de résistance inlassable à une néantisation, un appétit inlassable pour tout ce qui peut arriver de nouveau à partir de là. C'est pourquoi les populations noires des Amériques, sous la colonisation comme plus tard […], ont fait preuve d'une patience et d'une résistance incroyables. Parce qu'elles sont passées par cette épreuve du bateau négrier, qui a été à la fois négativité totale et positivité absolue.

Cette réalité a échappé au commandant du bateau, à l'équipage et à ceux qui vendaient leurs cargaisons. Ils pouvaient contrôler les prix mais pas cette disponibilité fondamentale de ceux qui, une fois passés par le désespoir absolu, étaient prêts pour l'avenir qui se présentait devant eux (Glissant, 2006).

Et pour en terminer avec le passage des eaux, l’héritier intellectuel le plus direct d’Édouard Glissant, l’écrivain Patrick Chamoiseau, va lui aussi apporter sa pierre à l’élaboration de ce mythe de la traversée, en scénarisant un film qui lui sera consacré: Le passage du milieu4 (Deslauriers, 1999).

La catastrophe

Mais toutes les blesses, tous les traumas collectifs ne génèrent pas des mythes fondateurs. L’éruption de la Montagne Pelée en 1902 va, elle, susciter une série de mythes explicateurs de la catastrophe5, lesquels vont être recyclés par des écrivains martiniquais.

En préface d’une réédition du roman La caldeira de Raphaël Tardon, l’analyste littéraire Jack Corzani écrit à ce sujet :

Les poètes noirs se sont emparés de Saint-Pierre, y ont vu la révolte d’une terre se débarrassant d’un chancre, de la ville blanche pétrie de luxe, de racisme et d’inégalités. Ils ont transformé la tragédie en épopée (Corzani, 1977: XI-XII).

Raphaël Confiant va, comme d’autres, récupérer ces récits mythiques. Dans son roman Nuée ardente, il s’inspire notamment du mythe des «Mauvais» (Confiant, 2002: 272): Blancs apparus à Saint-Pierre peu avant l’explosion du volcan, et dont le comportement insensé annonçait la perte de sens que fut ce désastre.

Enfin, aux 30 000 morts que fit l’éruption de la Pelée, soit 14,7% de la population martiniquaise d’alors (qui comptait officiellement 203 781 individus6), il faut ajouter les nombreux départs d’une île paupérisée par la destruction de son principal centre commercial, portuaire et culturel. Les Martiniquais partirent en particulier vers Panama y creuser le canal. 5 542 d’entre eux y émigrèrent à compter de 1905 (Jos, 2004: 168). Ces émigrés contribuèrent à la constitution de la communauté antillaise de Panama, laquelle fut visitée en août 2005 par des Martiniquais. Le crash à Maracaibo de l’avion qui ramenait ces derniers au pays fit 160 morts. Ce fut là, selon certains, la dernière conséquence de l’éruption, l’ultime blesse de la Pelée. Un nouveau mythe.

Gerry L’Étang

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Notes

  1. Au chapitre de ces mythes d’origine martiniquais, on peut rappeler aussi celui des Blancs créoles. Leurs ascendants, prétendus cadets de famille écartés de l’héritage et des titres nobiliaires au profit de leurs aînés, seraient partis tenter fortune dans la colonie. Et pour ce qui est des Noirs créoles, leurs ancêtres auraient été capturés puis vendus aux négriers européens par des «frères» africains indignes et cupides.
     
  2. Pour l’analyste littéraire Patricia Donatien-Yssa, «ce syndrome serait apparu dans la Caraïbe, dans les populations ayant subi successivement la déportation, l’esclavage et la colonisation. Il découlerait d’un traumatisme fondamental généré par les régimes déstructurants et annihilants de l’esclavage et du système colonial, et par le carcan de souffrance et de déni de soi imposé à chaque individu. La blès serait donc la conséquence de siècles d’un renoncement et d’un refoulement infligés à eux-mêmes par les individus prisonniers de ces systèmes, dans le but de survivre» (Donatien-Yssa, 2007: 16).
     
  3. Entretien du CARE (Centre Antillais de Recherches et d’Études) avec Édouard Glissant, CARE, avril 1983, n° 10, p. 17. Cité par Valérie Masson-Perrin, Le statut du personnage dans l’œuvre romanesque d’Édouard Glissant, thèse de doctorat de littérature et civilisation françaises, Université de Cergy-Pontoise, 2006, p. 74.
     
  4. Pour une autre mythologisation de la traversée négrière, on consultera le roman de l’écrivain cubain Eliseo Altunaga: Canto de Gemido (2005).
     
  5. Pour une compilation de ces mythes, on verra l’étude de Thierry L’Étang: Saint-Pierre de la Martinique: mémoire orale d'une ville martyr (1993).
     
  6. Cette estimation officielle de la population martiniquaise en 1902 (avant l’éruption) est incertaine. Le géographe Eugène Revert l’estime pour sa part à 190 000 (Revert, 1949: 414).

 

Références

Altunaga, Eliseo, Canto de gemido, Mono Azul, Seville, 2005

Anselin, Alain, Le refus de l’esclavitude. Résistances africaines à la traite négrière, Duboiris, Paris, 2009

Birbalsingh, Frank M., «Les Indiens de la Jamaïque: la vision d’un romancier», Carbet n° 9, L’Inde en Nous (G. L’Étang éd.), Fort de-France, 1989, pp. 139-146

Césaire, Aimé, Moi, laminaire..., Seuil, Paris, 1982

Confiant, Raphaël, Nuée ardente, Mercure de France, Paris, 2002

Confiant, Raphaël, La panse du chacal, Mercure de France, Paris, 2004.

Corzani, Jack, préface de La caldeira, de Raphaël Tardon, Désormeaux, Fort-de-France, 1977, pp. VII-XII.

De Lisser, Hebert George, The Cup and the Lip, Ernest Benn, Londres, 1956.

Deslauriers, Guy, Le passage du milieu (scénaristes: Chamoiseau, Patrick / Chonville, Claude),  30 mm., 1h 25, Les films du dorlis / Les films du raphia, Fort-de-France, 1999.

Donatien-Yssa, Patricia, L’exorcisme de la blès. Vaincre la souffrance dans Autobiographie de ma mère de Jamaica Kincaid, Le manuscrit, Paris, 2007.

Glissant, Édouard, Poétique de la relation, Gallimard, Paris, 1990.

Glissant, Édouard, «L'épreuve du bateau négrier: négativité totale et positivité absolue», entretien de Roger Rotmann avec Édouard Glissant, Africultures, Paris, 2006.

Henry Valmore, Simonne «De la souffrance psychique aux Antilles et de son traitement», Théorie psychanalytique, Association lacanienne internationale, Paris, 1998.

Jos, Joseph, Guadeloupéens et Martiniquais au Canal de Panama. Histoire d’une émigration, L’Harmattan, Paris, 2004

L’Étang, Thierry, Saint-Pierre de la Martinique: mémoire orale d'une ville martyr, Mission du patrimoine ethnologique / CERA Martinique, Ministère de la culture, Fort-de-France, 1993.

Morin, Edgar, Pour sortir du XXe siècle, Nathan, Paris, 1984 (rééd.).

Revert, Eugène, La Martinique, Nouvelles éditions latines, Paris, 1949.

Vilayleck, Elisabeth, Les mots du corps dans la tradition martiniquaise – Corps souffrant et soins du corps, L’Harmattan, Paris, 1999.

Weber, Jacques, «La vie quotidienne à bord des Coolie Ships à destination des Antilles. Traite des Noirs et Coolie Trade: la traversée», Les Indes antillaises. Présence et situation des communautés indiennes en milieu caribéen (R. Toumson éd.), L’Harmattan, Paris, 1994, pp. 35-54.

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