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Chronique du temps présent

Antonio Tabucchi fils de Fernando Pessoa...

Raphaël Confiant

25.03.2012

C’était dans une taverne du vieux Saint-Malo, à la toute fin du siècle dernier, à l’occasion du Festival littéraire «Etonnants Voyageurs». Désireux d’échapper aux débats, pourtant fort intéressants entre écrivains du monde entier et un public passionné, Rachid Boujedra, l’Algérien, Antonio Tabucchi, l’Italien et moi-même avons longé les remparts qui protège cette ville fortifiée d’une mer étrangement verte. Nous nous sommes attablés dans une taverne. Le cidre y était âcre mais excellent tout au fond de la gorge. Boujedra, qui portait comme une croix son amour de l’Algérie, alors dévastée par une guerre civile féroce entre les islamistes du F.I.S (Front Islamique du Salut) et le gouvernement dirigé par le FLN (Front de Libération Nationale), était muré dans un silence. Il buvait trop. Le regard noir, il avalait toutes espèces de vins, mauvais crus comme grands crus, ne participant à notre conversation que par monosyllabes.

Tabucchi, lui, derrière ses lunettes à fine monture, était d’une jovialité discrète. Il évoquait son amour pour le Portugal, sa langue et sa culture, pays où il venait de s’installer, pour toujours assurait-il. Il s’étonnait que ma musique préférée fut le fado. Comment un insulaire, un Antillais, pouvait-il se laisser submerger par tant de tristesse? Je le rassurai: personne à la Martinique ne connaissait cette musique qui vous transporte d’un seul coup dans les régions les plus troublantes de l’âme et ne vous laisse plus en paix. «Le fado vous poursuit et ne vous lâche plus jamais, en effet», soliloquait-il. Ma vision du fado, qu’il concevait comme portugaise et seulement portugaise, l’intrigua. Il admit que cette musique était certes riche du vague à l’âme lusitanien, mais aussi des influences arabo-berbères et négro-africaines. Dans le Lisbonne du temps de l’esclavage, des dizaines de milliers d’esclaves noirs furent transportés dans la capitale de l’Empire et y firent souche, avant de disparaître par suite du métissage. Le quartier de l’Alfama, haut-lieu du fado, en porte encore les traces obsédantes. Dans ses escaliers en pierre, bordés de guinguettes s’élèvent, de jour comme de nuit, des chants qui charrient toutes les douleurs: lusitaniennes, arabes, nègres. Humaines tout simplement…

J’avais lu et apprécié le formidable «Nocturne Indien» de Tabucchi. Lui, il ne connaissait rien de la littérature antillaise, mais promit de combler cette lacune. «Il faudrait deux vies pour être en mesure de lire tout ce qu’un être humain se devrait de lire», ajouta-t-il mélancolique. Trois vies, rétorquai-je. Oui, trois vies. A nos côtés, dans cette taverne bretonne, celle de Rachid Boujedra s’étiolait à l’inexorable. Il noyait son chagrin dans l’alcool. Ecarquillant les yeux, lorsque Tabucchi et moi, le cidre nous ayant sans doute monté à la tête, nous entreprîmes de réciter de concert et à haute voix, devant les autres clients circonspects, les premiers vers du «Romancero gitano» du grand poète espagnol Federico Garcia Lorca.

«Antonio Torres Heredia,
Hijo y nieto de Camborio,
Con una vara de mimbre
Va a Sevilla a ver los toros…
»

Rachid devait décéder dans les mois qui suivirent. A quarante an à peine. Tabucchi et moi échangeâmes quelques banalités à ce sujet par courriel avant de nous perdre définitivement de vue. Ainsi va la République mondiale des lettres. On y fait des rencontres fabuleuses, ne se doutant point qu’elles seront le plus souvent éphémères. De loin en loin, je continuais à lire ses livres. Avait-il, pour sa part, découvert la littérature antillaise? Je ne le saurai jamais. Antonio est décédé cette semaine d’un cancer foudroyant, à l’âge de 68 ans, cancer découvert par hasard lors d’une opération à la hanche. Cancer généralisé donc. En entendant cette triste nouvelle me sont revenus des airs d’Amalia Rodriguez, la reine du fado. L’équivalente d’Oum Kalsoum pour les Arabes ou Billie Holiday pour les Noirs américains.

Antonio Tabucchi s’était aussi sa vie durant pris de passion pour le grand écrivain portugais Fernando Pessoa. «Pessoa» en portugais signifie «personne». Alors Pessoa s’était plu et complu à multiplier les pseudonymes. A être (nommé) personne, on a comme le devoir de devenir sinon tout le monde, du moins plusieurs personnes à la fois. Je ne doute pas qu’en ses derniers instants, Antonio ait songé à lui.

Sa mort ne l’a pas effacé de la surface du monde. Il est devenu (une) personne…

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