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LaKouZémi
Éloge de la servilité

par Monchoachi

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Eloge de la servilité

Lakouzémi - Eloge de la servilité, de Monchoachi avec des contributions de Juliette Smeralda,
Georges-Henri Leotin, Jean Morisset • 246 pages • 2007 • ISBN 978-2-9530120-0-2 • 20 € (épuisé).

Extrait

Monchoachi

Lakouzémi 2007

Eloge de la servilité

Il entrait au théâtre à contre courant des gens qui sortaient.
Comme on lui en avait demandé la raison, il disait:
«Tout au long de ma vie, c’est ce que je m’efforce de faire.» …

Certains disent que le trait suivant est également de lui.
Platon, à la vue de Diogène occupé à laver des légumes,
s’approcha et lui dit tranquillement:
«Si tu flattais Denys, tu ne laverais pas des légumes.»
Ce à quoi Diogène répliqua tout aussi tranquillement:
«Et toi, si tu lavais des légumes, tu ne flatterais pas Denys».

Diogène Laërce

Frantz Fanon, sans doute le meilleur d’entre nous, sans doute le plus entier et le plus clairvoyant, est passé telle une comète dans notre ciel qu’il eut à peine le temps d’illuminer. Plus de cinquante années après qu’il eut écrit son premier ouvrage Peau noire, masques blancs, à peine âgé de vingt sept ans, on reste subjugué par l’extrême lucidité dont il fit preuve alors, pointant d’emblée le cas martiniquais, le seul terme qui convienne à vrai dire en pareille circonstance pour évoquer une situation qui relève de la pathologie, plus précisément de la psychopathologie et de l’étude clinique ainsi que lui-même le dit si bien.

Dix années tout juste après la parution de Peau noire, masques blanc, au moment où Frantz Fanon s’éteignait victime d’une leucémie à l’hôpital américain de Bethesda dans le Maryland, un jeune écrivain trinidadien, V.S Naipaul, qui serait bien plus tard Prix Nobel, traversant la Caraïbe de Sud en Nord séjourna quelque temps à la Martinique, (à la Martinique comme il dit, comme ceux qui passent juste-compte comme-ça il dit comme-ça «à la Martinique»), le temps d’écarquiller les yeux sur ce qu’à son tour il nomma le Martiniquais et qu’il qualifia derechef de névrosé avant de partir, heureux de quitter la Martinique selon ses propres termes, avant de tourner précipitamment les talons se sentant étouffé, fatigué ainsi qu’il le dit lui-même, des singeries de la société coloniale française.

Frantz Fanon aussi s’était enfui précipitamment de la Martinique, fatigué lui aussi par cet ultime séjour qu’il effectua dans le courant de l’année 1952, au cours duquel il exerça la médecine dans la commune du Vauclin, et qui le laissa, crût-il, immunisé. Après cela, il n’avait jamais plus voulu en entendre parler et il partit engager son corps dans la guerre-pour-l’Indépendance-l’Algérie, tournant algérien même, se faisant désormais crier Ibrahim, souhaitant à sa mort être mis en terre algérienne, réclamant pour sa descendance la nationalité algérienne. Plus jamais Frantz Fanon ne voulut avoir affaire avec la Martinique et plus encore il ne voulut avoir affaire avec le Martiniquais, il n’en parla plus dans ses écrits, dissertant abondamment de l’Algérie et des Algériens, et plus largement de la libération de l’Afrique et des Africains, avec le Martiniquais il en eût fini net comme il aimait à dire, net net épi net, ajoutait-il parfois, tout comme V.S. Naipaul une fois embarqué dans l’avion qui le conduisait en Jamaïque n’en dit plus un seul mot. Ni Frantz Fanon, le Martiniquais, ni V.S Naipaul, le Trinidadien ne se remirent vraiment de cette exploration de ce qui leur apparut à l’un comme à l’autre un cas, le cas martiniquais.

A dire vrai, l’immersion dans la solution martiniquaise, constitue une rude épreuve, à laquelle V.S. Naipaul n’échappa que par simple instinct répulsif. A peine en effet avait-il posé le pied sur le sol martiniquais, qu’aussitôt il se rétracta, rebuté par une réalité horriblement malsaine, un monde complètement fabriqué, des situations franchement scabreuses. Constamment sur ses gardes, il se borna à relever les incongruités dont il était le témoin médusé. Frantz Fanon ne pouvait quant à lui avoir recours à la circonspection: ni la Martinique, ni le Martiniquais n’étaient des réalités vraiment en dehors de lui.

Mettant fin l’un et l’autre à leur séjour en Martinique, Frantz Fanon se précipita dans le service du docteur Tosquelles à Saint-Alban où il s’inscrivit séance tenante, V.S. Naipaul courut se recueillir en Inde (on lui fait dire «aux Indes», mais avec le sens aigu du ridicule qu’on lui connaît, V.S Naipaul ne put dire «aux Indes»!). A aucun moment de son existence, V.S. Naipaul ne s’était pris pour un Indien, il se savait d’origine indienne, il avait assisté indifférent à des rituels hindous à Trinidad, il ignorait presque tout de la langue hindi. Quand à l’idée qu’il put être anglais, son esprit ne l’aurait jamais souffert, et lorsque, «à la Martinique», on le traita d’« Anglais », il s’en amusa un instant, protesta qu’il était trinidadien («vous faites des nuances», lui répliqua t-on!) puis finit par s’en fatiguer. Pas Anglais, ni Indien, voilà ce qu’il disait, je n’avais droit ni aux victoires des uns ni à celles des autres, disait-il souvent. V.S. Naipaul ne courut pas en Inde en quête d’une quelconque identité indienne dont il n’avait à la vérité que faire. V.S. Naipaul ne partit pas à la recherche de racines indiennes dont il n’avait en réalité pas grand souci.

Quand Frantz Fanon réussit à percer le cas martiniquais, il se précipita dans un service de psychiatrie. Frantz Fanon en était arrivé à la conclusion que la pathologie du Martiniquais, dont il avait finit par se convaincre, ne pouvait trouver réponse que dans la sphère de la psychiatrie. Non sans raison, Frantz Fanon s’était persuadé que s’il existait une parade à un tel dérèglement seule la psychiatrie devait être en mesure d’y pourvoir. Tel était son sentiment quand il se décida de rejoindre Tosquelles à Saint-Alban. Frantz Fanon n’était pas pour autant dans la disposition, en y allant, de revenir un jour dans l’intention d’aider le Martiniquais à s’en sortir. Il partit sans retour: le Martiniquais a le don de vous dégoûter à tout jamais, voilà ce qu’il dit.

Quand il partit, Frantz Fanon était dans la posture d’un humaniste, un homme qui toujours interroge ainsi qu’il en formula fortement le vœu, à la fin de Peau noire, masques blancs. Frantz Fanon n’était pas encore parvenu à cette radicalité qu’il atteindrait quelques dix années plus tard au terme de sa vie et qui s’exprima dans Les Damnés de la terre avec une fougue inentamée, avec son impétuosité habituelle, mais avec une pénétration nouvellement acquise et, au bout, des éclairs de lucidité inouïs sur la civilisation européenne dont bien peu de gens sont capables aujourd’hui encore plus de quarante années après, dont bien moins de gens aujourd’hui sont capables, que bien peu même ont su percevoir et bien moins encore intégrer, bien moins encore prolonger.

Frantz Fanon ne se contenta pas de stigmatiser le colonialisme, le capitalisme, l’exploitation des peuples, comme il était monnaie courante de le faire à cette époque, il ne se satisfit pas de décrire la destruction des corps et des mentalités, des formes sociales et des systèmes de références, il décela avec une intuition infaillible le moteur de cette civilisation ainsi que son fondement, nommant de façon magistrale la fabrique de déréalisation et le narcissisme obscène. Par ces mots, les derniers qu’il écrivit au terme d’une trajectoire fulgurante, Frantz Fanon donna une profonde caractérisation de la civilisation européenne, indiquant la cible en même temps qu’il fournissait la dynamite: briser ce narcissisme obscène, rompre avec cette déréalisation, voilà ce qu’il ne cessa de marteler, toutes ses dernières paroles témoignent de la profondeur et de l’acuité nouvelle de son regard, de la profondeur de son rejet de la technique et du style européens, des Etats, des institutions et des sociétés qui s’en inspirent : l’Europe, di-il, a atteint une telle vitesse, folle et désordonnée, qu’elle échappe aujourd’hui à tout conducteur, à toute raison, et qu’elle va dans un vertige effroyable vers des abîmes dont il vaut mieux le plus rapidement s’éloigner.

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Quatrième de couverture

  • «Comparées à la profondeur et à l’intensité des sentiments anciens, tout à la fois à leur enracinement (donc à leur radicalité) et à leur élévation, les affections modernes fluctuent au gré de modes et d’opinions commanditées, autrement dit, elles sont mues par la seule veulerie (…).
     
    Du royaume de Thulé à la Papouasie, l’on s’essaie coûte que coûte, vaille que vaille, à détourner tous les peuples de la terre d’une quelconque relation spécifique avec leur monde spécifique, dans le but obtus que tous soient absolument régis par les mêmes artifices, que tous soient happés par la même machination, évoluent dans le même monde d’artifices, parfaitement calamistré, parfaitement convenu et agréé, dans lequel tous les mouvements, tous les déplacements, tous les battements de bouche et de coeur soient prévisibles, réglés, repérables, contrôlés, monde d’où soient évacuées tout écart, toute incartade, toute incertitude et toute extravagance, toute folie, tout chaos, un monde dont toute la saine fureur se trouve jugulée et aplatie par les mots, un monde qui a corrompu le langage au point d’en avoir fait un instrument de rapetissement et de tromperie, un monde par conséquent, en définitive, absolument propice à la perversion en tout genre et à la canaille (…).» - Monchoachi
     
  • «Le texte de Monchoachi se présente tantôt sous la forme d’un traité de philosophie politique, par la nature des ‘objets’ mis en questionnement; tantôt sous la forme d’un pamphlet satirique, contre les institutions piliers de la société (post)coloniale; la religiosité; l’économie-prostitution; les figures humaines et symboliques de la servilité...» - Juliette Sméralda
     
  • «Ce qui déconcerte dans l’œuvre de Monchoachi, c’est son point d’appui, ou, pour prendre une image du monde du voyage, son point de départ, la rive dont il part et la mer qu’il explore: le dit-créole avec tout ce que la culture caraïbe y a pu laisser comme ferment méconnu; la mystique créole, elle aussi largement innervée par le fond amérindien». - Georges-Henri Léotin
     
  • «Combien ton texte est riche et précieux. Dès que je le mets en rapport avec notre propre aventure de Créoles des Neiges, il devient virtuellement inépuisable.» - Jean Morisset


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