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Somptueuses surprises
d’une soirée haïtienne

Hugues Saint-Fort

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une soirée haïtienne, sous dir. Thomas C. Spear • Éd. CIDIHCA •
2020 • ISBN 978-1643827339 • 210 pages

Par son titre, Une soirée haïtienne apparait comme la suite logique du volume précédent, Une journée haïtienne, paru en 2007. Les deux ouvrages sont publiés sous la direction de l’universitaire américain Thomas C. Spear, bien connu dans les milieux littéraires francophones comme le créateur du site Île en Île qui met en valeur un ensemble d’écrivains du monde insulaire francophone dont la Caraïbe, l’Océan indien et le Pacifique Sud. Cependant, l’orientation thématique d’Une soirée haïtienne reste mieux réussie par rapport aux textes présentés dans Une journée haïtienne. En effet, si les deux volumes regroupent un ensemble de textes (une quarantaine dans Une journée haïtienne et une trentaine dans Une soirée haïtienne) d’écrivains haïtiens rompus dans l’art de la fiction, le second volume tranche par une cohérence thématique qui puise ses racines dans une tradition proprement haïtienne. On comprend que les auteurs se soient fait le devoir de suivre les recommandations de Thomas C. Spear qui a encouragé les créateurs et créatrices haïtiens/haïtiennes à «penser à la lodyans haïtienne et à d’autres traditions de contes de nuit». (p.7). Rappelons que la lodyans désigne dans la littérature haïtienne une structure narrative courte à vocation divertissante, fondamentalement orale, mais qui a évolué sous une forme écrite au moins à partir du début du 20ème siècle, principalement chez l’écrivain et journaliste haïtien Justin Lhérisson (1876-1907). Dans la seconde moitié du 20ème siècle, la lodyans a trouvé un second souffle grâce aux talents de conteur de Maurice Sixto qui s’est cantonné presque exclusivement dans la tradition orale et la langue native haïtienne, le créole.

L’autre caractéristique des textes rassemblés dans Une soirée haïtienne réside dans leur attachement à une autre structure narrative bien connue des auteurs de fiction haïtiens, le conte. Les plus connus s’y sont essayé sous une forme ou sous une autre, Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, Félix Morisseau-Leroy, Yanick Lahens…Tels qu’ils se présentent dans Une soirée haïtienne, ce sont tous de courts textes qui dépassent rarement une dizaine de pages. Les auteurs prennent le soin de situer le lieu, le jour et l’heure où l’action se déroule ou d’où elle est racontée. Par exemple, le récit de l’auteur Jean-Euphèle Milcé «Aux Gonaïves, les nuits sont longues et l’enfance merveilleuse» (pgs. 21-24) se déroule aux Gonaïves, le 31 décembre à 1h00 du matin, tandis que celui de Jeanie Bogart est raconté depuis Port-au-Prince, le 24 mai à 23h15. Dans l’ensemble, ces textes constituent une explosion de voix tour à tour frémissantes, haletantes, douloureuses, désespérées, naturelles. Ils déploient l’imaginaire haïtien dans toute sa diversité, toute sa splendeur.  Le surnaturel cher à l’héritage vodou côtoie le réalisme cru de la pauvreté chronique haïtienne, le monde merveilleux de l’enfance mélangeant ses senteurs et ses rêves aux dures réalités de la répression politique, les détails de la migration interne décrits douloureusement se superposant aux drames de la survivance quotidienne dans les bidonvilles de Port-au-Prince. L’atmosphère de la majorité des textes est dominée par la présence de la nuit haïtienne toujours redoutable, toujours lourde, qu’elle prenne place dans la campagne traditionnelle ou dans l’espace urbain. Deux textes traduisent admirablement ce climat d’épouvante bien connu dans les récits traditionnels des nuits haïtiennes: celui de Faubert Bolivar titré «Qui était ce chien?» (pgs.183-190) et celui de Michèle Voltaire Marcelin intitulé «Entre chien et diable» (pgs. 47-51). Les deux auteurs puisent ici dans l’imaginaire du chien en tant que symbole du diable ou d’une créature maléfique, mais il est courant en Haïti de faire intervenir d’autres animaux, un chat, un bœuf, un cochon, des poules…pour symboliser des «esprits» maléfiques qui peupleraient l’espace haïtien. Une attention particulière devra être accordée au dernier texte du volume, intitulé «Marassa deux têtes quatre jambes» (pgs.197-203) par Janine Tavernier, création située à mi-chemin entre un thriller et un récit d’épouvante. L’intérêt du lecteur alterne tantôt vers le plaisir d’avoir peur dans le monde des maléfices haïtiens, tantôt dans l’angoisse contrôlée de la résolution de crimes sériels pour lesquels on ne possède aucun indice.

Mais les nuits haïtiennes ne sauraient se réduire à ces moments de prédilection de l’irruption des «zobop», « baka » et autres créatures diaboliques de l’imaginaire mystique haïtien; c’est aussi le temps choisi par le pouvoir politique pour exécuter ceux et celles qui s’opposent à ses diktats. Jean Dany Joachim en fait le sujet de son long poème intitulé «La nuit obscure» dans lequel il raconte l’assassinat, par des hommes lourdement armés, du père du narrateur qui «parlait de justice et de liberté dans une page ouverte» (pg.132).

Je ne saurais terminer cette recension sans mentionner la place occupée par la langue créole tout au long de ces trente récits si divers. Dans chaque page se déploient tantôt un mot créole, une expression créole, une ou des phrases complètes créoles. Ils expriment un aspect de la culture haïtienne, une subtilité du vodou haïtien que la langue française se trouve incapable de rendre. Les auteurs haïtiens se trouvent donc forcés de faire usage de la langue locale, le créole haïtien, la seule capable d’exprimer l’épaisseur et la profondeur de l’expérience haïtienne.

Finalement, signalons que le premier recueil Une journée haïtienne va sortir dans une toute nouvelle édition. Les lecteurs auront donc à leur disposition les 2 recueils qui seront disponibles en Haïti et pour Livres en folie à la fin de ce mois.

Hugues Saint-Fort
New York, mai 2021  

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 Viré monté