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Revisiter le rôle du linguiste dans les sociétés créolophones |
«Il y a dans la tête de la plupart des gens cultivés, surtout en science sociale, une dichotomie qui me parait tout à fait funeste: la dichotomie entre scholarship et commitment-entre ceux qui se consacrent au travail scientifique, qui est fait selon des méthodes savantes à l’intention d’autres savants, et ceux qui s’engagent et portent au dehors leur savoir. L’opposition est artificielle et, en fait, il faut être un savant autonome qui travaille selon les règles du scholarship pour pouvoir produire un savoir engagé, c’est-à-dire un scholarship with commitment. Il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir. Et ce savoir ne s’acquiert que dans le travail savant, soumis aux règles de la communauté savante.» (Pierre Bourdieu, Pour un savoir engagé. Le Monde diplomatique, février 2002.)
Si j’ai tenu à ouvrir mon article avec ce passage tiré d’un article du célèbre sociologue français, Pierre Bourdieu, disparu il y a dix ans (c’était le 23 janvier 2002), c’est pour faire toute la lumière sur la reprise d’un article que j’avais écrit, il y a environ 4 mois, intitulé «Le rôle du linguiste dans les sociétés créolophones». Il me semble que cet article est plus que jamais d’une actualité incontournable mais qu’il a besoin d’être renforcé par les propos pertinents et éclairants du fameux auteur de «La Distinction.»
Dans mon article «Le rôle du linguiste dans les sociétés créolophones,» je défendais l’idée que l’un des rôles du linguiste dans les sociétés créolophones est de détruire les mythes qui ravagent ces sociétés par rapport à certaines notions fondamentales telles que: langue, dialecte, patois, éducation, créole, classes sociales, langue supérieure, langue inférieure…
Dans son texte, «Pour un savoir engagé,» Pierre Bourdieu montrait la nécessité qui incombe au chercheur, à l’universitaire, au savant d’engager son savoir et de ne pas rester neutre sur le terrain social. Au-delà du travail scientifique, le savant doit s’impliquer et engager son savoir pour contrecarrer les attaques de toutes sortes qui peuvent avoir «des conséquences sociales très graves». Il ne peut rester dans sa tour d’ivoire.
Le travail du linguiste relève d’une entreprise particulière dans l’entreprise scientifique en général où l’observateur se sert de son propre outil de description, la langue, pour analyser l’objet décrit, la langue. Mais, la linguistique, comme l’ensemble des sciences biologiques, reste une science. Elle s’occupe d’observer et de classer des phénomènes naturels. «The phenomena to be classified are speech sounds, words, languages and ways of using language to interact rather than organs, mating behaviors and plant species, but the general principles of classification do not change. … As in many sciences, the argument in linguistics runs from the observed data in the potentially explanatory theories to provide an account of the data… Like many scientists, linguists construct hypotheses about the structure of language and then test those hypotheses by experimentation (the experimentation taking a number of different forms, of course» (Bauer 2007) (Les phénomènes qui doivent être classifiés sont les sons de la parole, les mots, les langues et les façons d’utiliser la langue pour interagir entre individus au lieu d’organes, de comportements et d’espèces de plantes rassemblés ensemble, mais les principes généraux de classification ne changent pas…Comme dans la plupart des sciences, la discussion en linguistique commence à partir des données observées dans les théories potentiellement explicatives pour fournir une justification de ces données… Comme beaucoup de scientifiques, les linguistes bâtissent des hypothèses sur la structure d’une langue et puis soumettent ces hypothèses à un test par des expérimentations (l’expérimentation pouvant prendre un certain nombre de formes différentes, bien sûr) [ma traduction].
Un linguiste est un universitaire spécialisé en linguistique, la science du langage et des langues. Les questions de base autour desquelles il mène ses recherches sont: Qu’est-ce que le langage? Comment fonctionnent les langues naturelles? Qu’y a-t-il de commun entre les langues naturelles? Comment le petit de l’homme apprend-il à parler? Qu’est-ce qui distingue les langues humaines de la communication animale? Comment et pourquoi les langues humaines changent-elles, varient-elles? Quel est le sens de ces variations? Dans quelle mesure les classes sociales se reflètent-elles dans la pratique des langues dans une société?
Ces questions sont au cœur de la problématique de la linguistique et jouent un rôle fondamental dans les débats qui agitent les linguistes. Ces débats se traduisent généralement sous cette forme: faire de la linguistique signifie-t-elle s’occuper uniquement de la grammaire d’une langue, c’est-à-dire ses trois composantes de base: phonologie, syntaxe, et sémantique pour déboucher sur la question cruciale de l’innéisme et de la Grammaire Universelle (GU); ou est-ce que faire de la linguistique, c’est d’abord et surtout, pour répéter le linguiste français, Louis-Jean Calvet, «construire une linguistique sociale» et marcher sur les pas du sociolinguiste William Labov qui proclame que «la sociolinguistique est la linguistique.»
Soulignons aussi que la linguistique ne se confond pas du tout avec la grammaire traditionnelle. La linguistique est descriptive, la grammaire traditionnelle est prescriptive. Le linguiste ne porte pas de jugements de valeur sur les faits de langue et les usages des locuteurs, il observe, décrit, conclut et montre comment les locuteurs utilisent la langue dans des situations données ; le grammairien traditionnel porte des jugements de valeur sur l’usage des locuteurs et prescrit comment il faut parler, ce qu’il faut dire et ce qu’il ne faut pas dire. Il existe une très forte tradition prescriptiviste dans la plupart des langues occidentales, surtout le français et l’anglais. Les locuteurs haïtiens francophones ont hérité de cette tradition normative qui les a bloqués dans leur apprentissage du français et leur tentative de communiquer oralement dans cette langue. Il est intéressant d’observer, maintenant que le kreyòl n’est plus confiné au strict domaine oral et que de plus en plus d’Haïtiens écrivent aussi en kreyòl, comment les écrivains haïtiens s’en sortent. Il y a une mine inépuisable de recherches à entreprendre sur cette question.
Qu’appelle-t-on «sociétés créolophones»? Ce terme se réfère à un ensemble de communautés qui ont émergé entre le 17ème et le 18ème siècles dans certaines iles de la zone américano-caraïbe et de la zone de l’Océan Indien et qui sont la conséquence directe de deux phénomènes historiques: la colonisation européenne et l’esclavage africain. Issues de divers contacts ethniques, linguistiques, et religieux, ces sociétés partagent pourtant un ensemble de traits communs qui ont contribué à leur forger une identité nouvelle à mi-chemin entre une certaine culture européenne et une certaine culture africaine. J’identifie ces espaces créolophones en me référant à des sociétés comme la société haïtienne, la société jamaïcaine, la société martiniquaise, la société dominicaine (de l’ile de la Dominique), les sociétés guyanaises1, la société guadeloupéenne, etc. Dans la zone de l’Océan Indien, on peut se référer à des iles telles que Maurice, Réunion, ou les Seychelles. Rappelons que la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion sont des Départements français d’Outre-Mer (DOM). Cette dimension politique les place dans une situation sociolinguistique assez différente de celle d’Haïti bien qu’historiquement nous partagions avec eux un héritage culturel, linguistique et identitaire assez semblable.
Sur le plan de la langue, qu’est-ce qui caractérise ces sociétés? Dans toutes ces sociétés, le schéma distributionnel des langues en usage se répartit ainsi: une langue qui est parlée par l’immense majorité de la population dont c’est la langue première (langue maternelle) appelée «kreyòl» en Haïti, Martinique, Guadeloupe, Guyane française, «kweyòl» à la Dominique et à Sainte-Lucie, «patwa» à la Jamaïque, la Dominique et Trinidad, «papiamentu» à Aruba, Bonaire, Curaçao, et une deuxième langue qui est le plus souvent la langue de l’ancienne puissance colonisatrice (France, Angleterre, Espagne, Portugal, Hollande) et qui joue le rôle de langue lexificatrice, c’est-à-dire la langue qui a servi à former le lexique de la langue première (maternelle) des locuteurs créolophones. Dans la plupart de ces sociétés, cette deuxième langue est parlée à des degrés divers par une minorité de la population et coexiste donc avec la langue première dans des conditions de domination et d’inégalité sociale parfois si intense (en Haïti, par exemple) que certains observateurs n’hésitent pas à parler d’apartheid linguistique. Il est important toutefois de signaler que dans les DOM, pour toute une série de raisons liées surtout à leur statut politique de département français d’Outre-Mer, un fort bilinguisme français-créole est en train de s’installer et pourrait conduire à moyen ou à court terme à une disparition de la langue créole.
De nos jours, Internet et les réseaux sociaux donnent des possibilités de communication rapide et extrêmement large aux personnes qui vivent à des milliers de kilomètres de nous. On dit justement qu’Internet a réduit immensément les distances temporelles et spatiales qui nous séparent. Les prises de parole sur le Net sur la question des langues en Haïti se transmettent jour et nuit sans restriction. En dehors d’études rigoureuses sur les positions des locuteurs haïtiens sur l’usage et la légitimité du kreyòl, on peut tout de même distinguer certaines positions assez claires.
Un certain nombre d’Haïtiens reste apparemment insensible à ce que Pradel Pompilus a appelé «le problème linguistique haïtien», c’est-à-dire la présence d’une langue minorée, dévalorisée, dominée symboliquement mais qui fonctionne pourtant effectivement comme la langue première (maternelle) de tous les Haïtiens, en usage dans toutes les classes sociales (c’est le kreyòl); à côté de cette langue, il existe aussi dans le paysage linguistique haïtien le français qui est la langue lexificatrice du kreyòl, c’est-à-dire que c’est cette langue qui est à la base de la majeure partie du lexique du kreyòl, mais qui n’est parlée et comprise que par une petite minorité de locuteurs haïtiens avec des degrés divers de compétence. Rappelons que cette minorité parle et comprend aussi le kreyòl sans aucune difficulté.
Les conséquences de cette situation sociolinguistique dans une société chroniquement sous-développée comme la société haïtienne sont explosives sur le plan social et sur le plan éducatif. Sur le plan social, le kreyòl est traditionnellement méprisé, dénigré, repoussé (dans une certaine mesure) par certains membres des classes moyennes de la société haïtienne et même par des membres des classes défavorisées qui ont été victimes de l’inflation verbale anti-créole propagée par certains milieux. C’est une situation extrêmement compliquée et qui prendra beaucoup de temps pour être résolue. Elle touche à des problèmes de développement économique, de mobilité sociale et de politique intérieure.
Sur le plan éducatif, les conséquences sont peut-être encore plus explosives. L’heure est venue pour une réelle et systématique utilisation du kreyòl dans le système éducatif haïtien. On ne peut plus continuer à se servir d’une langue que beaucoup d’élèves ne comprennent pas et qu’une grande partie des enseignants haïtiens eux-mêmes ne comprend pas non plus. La langue maternelle des Haïtiens est le kreyòl. Pourquoi refuser de se servir d’elle pour enseigner aux élèves haïtiens leur curriculum scolaire, la biologie, les mathématiques, la physique, la chimie, l’histoire, la géographie, la littérature, les langues étrangères, etc.? Il faut bien comprendre que l’échec scolaire en Haïti si vivace depuis des dizaines d’années prend ses origines dans une large mesure à partir de la question des langues.
Voici ce que dit le linguiste haïtien, Michel DeGraff, professeur de linguistique à MIT «The language issue is one of the major barriers blocking Haiti. Until we solve this issue, Haiti cannot move forward as a nation on its much awaited development path. Dismantling this language barrier is a tall order given the traditional mindset of many of our leaders, teachers, and parents since Haiti’s birth. Change is needed: we cannot progress as a country without educating the masses. And we will not be able to educate the masses until we make systematic use of the only mother tongue we all Haitians have. Kreyòl happens to be the one language spoken by all Haitians in Haiti. It is part of the official curriculum that Kreyòl is used as a primary language of instruction in primary schools (that is, from first to sixth grades). French is supposed to be introduced as a second language. However, we know that is not the case.»
(La question de la langue est l’une des principales barrières qui bloquent le développement d’Haïti. Tant que cette question n’est pas résolue, Haïti ne pourra pas aller de l’avant en tant que nation sur le chemin de ce développement si attendu. Se débarrasser de cette barrière linguistique est vraiment difficile compte tenu de l’état d’esprit traditionnel de la plupart de nos leaders, de nos enseignants et des parents depuis la naissance d’Haïti. Nous avons besoin d’un changement: nous ne pouvons pas progresser en tant que pays sans instruire les masses. Et nous ne pourrons pas instruire les masses sans faire un usage systématique de la seule langue maternelle que tous les Haïtiens possèdent. Le kreyòl se trouve être la seule langue parlée par tous les Haïtiens en Haïti. Le curriculum officiel dit que le kreyòl sera utilisé en tant que première langue d’instruction dans les écoles primaires (c’est-à-dire de la première à la sixième année). Le français est censé être introduit en tant que langue seconde. Cependant, nous savons qu’il n’en est rien. ) [ma traduction].
Il est du devoir du linguiste de sensibiliser les populations locales à la question linguistique et à son versant social dans les sociétés créolophones. Face aux mythes qui claironnent l’infériorité de la langue créole, le linguiste doit montrer comment fonctionne une langue créole au sein d’une société créolophone par rapport à la langue lexificatrice. A la faveur de ces descriptions, les locuteurs comprendront que leur langue native est tout simplement différente de la langue européenne qu’ils ont appris à vénérer mais que les deux sont tout à fait égales sur le plan grammatical.
Autre tâche fondamentale du linguiste dans les sociétés créolophones: il s’attachera aussi à donner des informations régulières en ce qui a trait aux publications scientifiques (livres, articles, revues, recherches) parues sur les langues créoles en général. Donc, pour replacer tout cela dans le cadre d’une épistémologie de la créolistique, le linguiste créoliste ne se contentera pas de faire des analyses sur la phonologie, la syntaxe et la sémantique des langues créoles. Ceci est bien sûr important, très important même, mais il devra aussi, pour répéter Louis-Jean Calvet, construire une linguistique sociale et éducative à l’usage des populations natives.
En se construisant un tel programme, le linguiste en situation de créolo-francophonie court le risque de se retrouver en conflit avec le pouvoir en place et surtout avec les classes dominantes locales qui ne verront pas d’un bon œil ce qu’elles risquent d’interpréter comme des remises en question de leur domination traditionnelle. En réalité, c’est mal poser le problème s’il faut toujours voir la question linguistique en Haïti comme un perpétuel affrontement entre le créole et le français. Il est temps que les francophones haïtiens comprennent que la langue créole, vu les liens historiques et culturels qui la rattachent à la langue française, constitue une alliée et pas une ennemie. Un déclin ou une disparition du créole en Haïti – pour improbable que cela puisse paraitre – conduira à long ou à moyen terme à un déclin ou à une disparition du français en Haïti au profit de l’anglais par exemple. La situation sociolinguistique actuelle de la Dominique ou de Sainte-Lucie est là pour nous le rappeler. Tout cela est lié à un développement économique de la société haïtienne, à l’instauration d’une société civile forte et l’émergence d’une classe moyenne de plus en plus éduquée et bien ancrée dans la culture haïtienne. Après tout, langue et politique ont toujours marché ensemble.
Finalement, j’espère que ce texte contribuera à faire comprendre à tous mes compatriotes spécialement les étudiants que la question de la langue en Haïti est une question essentielle, fondamentale qui se trouve au cœur des conflits sociaux et du problème de l’éducation haïtienne. Se moquer de la langue kreyòl, la tourner en ridicule, refuser de lui donner la place qu’elle mérite dans notre société, c’est retarder le développement d’Haïti, c’est empêcher la majorité des Haïtiens en Haïti d’accéder au savoir, aussi paradoxal que cela puisse paraitre. Je voudrais insister pour finir que je ne suis absolument pas contre la présence et l’enseignement du français en Haïti, Au contraire. Mais en même temps, je défends l’idée qu’il faut donner au kreyòl la place qui lui revient dans le système éducatif haïtien.
Hugues St. Fort
Hugo274@aol.com
Références citées
Laurie Bauer
(2007) The Linguistics Student’s Handbook New York: Oxford University Press.
Michel DeGraff
(2011) Our Word is Our Bond. A VoicesfromHaiti Inner View with Michel DeGraff, MIT Linguistics Professor.
http://www.voicesfromhaiti.com/inner-views/michel-degraff-mit-linguistics-professor-our-word-is-our-bond/