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Pour Rioux, la fière et noble identité haïtienne
serait aujourd’hui en péril

Hugues Saint-Fort

Christian Rioux est ce chroniqueur du quotidien montréalais «Le Devoir» dont le texte publié  le 17 juillet 2020 a fait le tour des communautés linguistiques haïtiennes de la côte est du Canada et a suscité une bonne centaine de commentaires sur les pages de la version électronique du «Devoir». Le titre de son texte est assez alléchant dans la mesure où le chroniqueur  québécois s’est permis de citer une vieille maxime créole «Se rat kay kap manje kay» (gâchée toutefois par une petite maladresse orthographique où il écrit «kap» en lieu et place de «k ap». Cette rectification a toute son importance puisque «kap» en un seul mot est l’équivalent lexical créole du mot français «cerf-volant» alors que «k ap» en deux mots réfère au pronom relatif créole «ki» sous sa forme contractée «k» pour éviter la rencontre avec la voyelle «a» du marqueur verbal «ap»).


Ceci dit, quel est le contenu du texte de Christian Rioux? Tel que je l’ai lu, le texte de Rioux développe la thèse suivante: le Québec et Haïti sont les deux seules nations francophones de l’Amérique. Elles présentent toutefois la singularité de représenter toutes deux «des peuples annexés. Le premier parce qu’il n’a pas encore eu la détermination de se libérer de l’emprise canadienne. Le second, parce qu’il a probablement eu raison trop tôt et qu’il est le voisin de la première puissance du monde.»
Je laisse à Rioux la responsabilité du jugement qu’il porte, en tant que Québécois, sur la cause de l’annexion du peuple québécois. En ce qui me concerne, en tant qu’Haïtien natif, bien au fait de l’histoire de mon pays natal, j’accepte mal que Rioux puisse expliquer les problèmes de mon pays par une pirouette de la pensée qui n’explique absolument rien. J’aurais tendance toutefois à sympathiser avec Rioux quand il propose sa seconde explication («le voisin de la première puissance du monde») hélas!

Ceci dit, le texte de Rioux mérite qu’il soit passé au peigne fin. Par exemple, comment comprendre cette phrase du chroniqueur québécois qui écrit ceci: «Lorsque Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines, inspirés par l’esprit des Lumières, (c’est moi qui mets en italique) boutent les armées napoléoniennes hors d’Haïti, les Haïtiens fondent une nation libre et indépendante dont ils sont toujours les héritiers malgré ses vicissitudes.»

Il est absolument contraire à la vérité historique que mes ancêtres aient attendu «l’esprit des Lumières» pour se dresser contre les Français esclavagistes et infliger cette raclée mémorable aux armées napoléoniennes en novembre 1803. Les philosophes des Lumières qui étaient eux-mêmes des esclavagistes convaincus n’ont en rien inspiré mes ancêtres qui ont toujours combattu les Français, malgré les conditions horribles dans lesquels ils vivaient et les tortures de toutes sortes que leur faisaient subir les colons.

Rioux a beau jeu d’esquisser un certain rapprochement entre le comportement de certains jeunes Haïtiens de Montréal et la culture des Noirs des ghettos américains. Il écrit ceci: «Lorsque j’entends de jeunes Haïtiens de Montréal se qualifier d’abord de «Noirs», s’affubler de t-shirts en anglais, mimer les rappeurs américains et les chants des banlieues de Los Angeles, je me dis que l’idéologie racialiste qui déferle aujourd’hui sur l’Amérique et sur le monde menace surtout ceux qu’elle prétend défendre.»
Rioux sait bien pourtant que le comportement vestimentaire, langagier, et musical qu’il reproche à ces jeunes Haïtiens de Montréal correspond exactement à ce qu’on trouve presque partout dans la culture populaire mondiale actuelle, car c’est la conséquence de la domination de la culture américaine qui a triomphé pratiquement partout sur la planète. Parler d’une idéologie racialiste, comme le fait Rioux, équivaut à vouloir passer sous silence un racisme qui ne veut pas dire son nom. Il ne s’agit pas d’idéologie racialiste. Il s’agit de faits racistes visibles et avérés.

Il convient tout de même de méditer sur cette «crainte» émise par Rioux «que cette fière et noble identité haïtienne ne soit peut-être aujourd’hui en péril.» Il me semble toutefois qu’il faudrait se garder de tout essentialisme en refusant d’accorder à des sujets ou objets une essence particulière qui sert à les identifier en tant que sujets ou objets particuliers qu’ils seraient. Cette noble et fière identité haïtienne dont parle Rioux ne saurait constituer une entité immuable et est condamnée à évoluer et, peut-être, à changer. Quelle forme prendra-t-elle dans une génération, deux générations ? Personne ne sait. Ce qui est certain cependant, c’est que dans l’histoire des civilisations, les identités collectives se sont longtemps appuyées sur la référence à la nation et ont développé des mythes identitaires.

Les jeunes Haïtiens, qu’ils vivent dans les banlieues défavorisées parisiennes, ou dans les ghettos de Montréal ou de New York,  ne peuvent échapper au racisme visible des sociétés occidentales. Ils réagissent à leur manière à ce racisme. Ils sont en train de faire actuellement l’expérience de ce racisme. Certains arriveront à s’en sortir. D’autres succomberont. Mais, leur identité ne restera pas la même.

Hugues Saint-Fort
New York, juillet 2020

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 Viré monté