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Cette mini-revue annuelle des lectures qui m’ont marqué au cours de l’année 2012 peut sembler plus longue que d’habitude, mais c’est la qualité des publications qui a contribué à cet état de fait. Depuis cinq ans que je consigne ces courtes recensions de fin d’année, c’est la première fois que je me trouve en face d’une telle richesse et d’une telle qualité, que ce soit sur le plan de la fiction ou de la non-fiction. J’ai été forcé de mettre de côté plusieurs ouvrages d’excellente qualité mais qui rendraient cette mini-recension annuelle beaucoup trop longue. Bonne lecture !
1 . Marie-Christine Hazaël-Massieux: Les créoles à base française. Editions Ophrys, Paris 2012
Superbe initiation à la créolistique écrite par une linguiste créoliste bien connue dans le monde des études créoles et professeure émérite de linguistique à l’université de Provence (France), ce petit livre de 166 pages est peut-être l’un des plus complets qui ait été écrit sur les créoles à base française. Comme on le sait, il n’existe pas un créole, mais des créoles en tenant compte de la puissance coloniale (France, Angleterre, Portugal, Hollande, Espagne (même s’il existe peu de créoles à base espagnole)) qui a régi les îles où ont pris naissance les langues créoles. D’autre part, les créoles français eux-mêmes, bien qu’ils partagent la même langue lexificatrice, ne sont pas toujours mutuellement compréhensibles: il peut arriver à un Haïtien de comprendre un Guadeloupéen sans trop de difficultés mais pas un Réunionnais, surtout si la conversation dépasse les formalités et banalités communes.
Hazaël-Massieux expose brièvement dans ce livre les fondamentaux des langues créoles (leur nature, leur genèse, leur mode de formation historique, l’origine de leur appellation, surtout des concepts clés tels que «diglossie», «acrolecte», «basilecte», «mésolecte», «continuum linguistique») et rappelle que «les langues dites créoles ne constituent ni «une famille de langues» ni un «type linguistique».
Au sujet de l’écriture des langues créoles, Hazaël-Massieux signale ceci: «Leur écriture est un domaine encore largement controversé car, par habitude scolaire, certains locuteurs voudraient les représenter comme le français, avec des graphies multiples pour un même son, qui donneraient la priorité à une étymologie française qui n’est pas toujours assurée et auraient en outre l’inconvénient d’être inappropriées pour la notation de langues parfaitement autonomes, phoniquement et grammaticalement.»
Ce livre de Mme Hazaël-Massieux représente aussi une introduction limitée à une grammaire des créoles à base française (créole haïtien, créole martiniquais, créole guadeloupéen, créole guyanais, créole louisianais, créole mauricien, créole réunionnais, créole seychellois). Hazaël-Massieux s’attarde quelque peu sur l’existence de structures sérielles dans les langues créoles, le système verbal TMA (Temps-Aspect-Mode) courant dans tous les créoles et qui les rend si différents de leur langue lexificatrice. Dans les questions de morphologie, Hazaël-Massieux rappelle des phénomènes caractéristiques des créoles, tels les phénomènes d’agglutination où le déterminant, dans le processus historique de formation d’un nouveau mot, se combine au nom pour former un mot nouveau, comme dans le cas de mots tels que labank (la banque), lari (la rue), diri (du riz), legliz (l’église), monnonk (mon oncle). En effet, ces mots «labank», «lari», «diri», «legliz», «monnonk», sont des mots tout à fait nouveaux, comme le prouve le fait qu’on puisse ajouter un déterminant qui leur est postposé. Ex. «lari a te blanch», «legliz la fin dekonstonbre», «monnonk mwen konn foutbòl byen»
Ce tour d’horizon complet de la problématique créole dans ces espaces insulaires où cohabitent le créole et le français devrait être une lecture indispensable pour certains de mes compatriotes spécialement en ces temps où beaucoup s’autoproclament «linguiste créoliste».
2. Michel-Rolph Trouillot: Ti dife boule sou Istwa Ayiti. Edisyon KIK, Inivèsite Karayib, Port-au-Prince, Haïti, 2012.
Ce livre est la réédition tant attendue de ce classique de l’historiographie haïtienne écrit alors que l’auteur avait à peine 28 ans et terminait ses études d’anthropologie aux Etats-Unis. Très peu de personnes sont en possession aujourd’hui de l’édition originale parue en 1977 à New York et écrite selon l’orthographe Pressoir dans laquelle écrivaient la majorité des écrivains haïtiens de l’époque (dont Frankétienne et son fameux premier roman créole «Dezafi» (1975). Il était donc temps qu’elle soit rééditée selon l’orthographe officielle standard de la langue kreyòl, en vigueur dans la société haïtienne depuis 1980.
Ti dife boule… , il y a 35 ans, avait apporté un démenti éclatant à ceux qui disaient que le kreyòl ne pouvait pas traiter de sujets abstraits et scientifiques et qu’il était tout juste bon à raconter des contes folkloriques ou des devinettes pour gosses au coin du feu dans les campagnes haïtiennes. Mais Rolph Trouillot a encore fait mieux dans ce texte. Il a puisé dans la fiction haïtienne, les coutumes du pays, les pratiques quotidiennes pour mener ses analyses et construire son discours historique. L’écriture de l’histoire chez Rolph Trouillot émane d’un lieu social précis, dérive des lois propres à la culture haïtienne, et est rendue intelligible par la connaissance du milieu haïtien.
Ti dife boule…est aussi un discours, une réflexion sur la langue kreyòl. Rolph Trouillot a puisé dans la langue des locuteurs unilingues haïtiens des expressions, tournures et constructions qui relèvent de la langue ordinaire mais que la plupart des bilingues haïtiens ont tendance à négliger. Il est dommage cependant que plusieurs fautes typographiques («*aritokrat», «* idyoloji», «Men *yn bon pati…,», «* ideyologi», (page 123) aient échappé à la vigilance des éditeurs.
3. Deborah Jenson: Beyond The Slave Narrative. Politics, Sex, And Manuscripts in The Haitian Revolution. Liverpool: Liverpool University Press, 2012.
Pour ceux qui suivent l’évolution des études haïtiennes aux Etats-Unis, Deborah Jenson n’est pas du tout une inconnue. J’ai «découvert» son érudition dans le domaine des études haïtiennes, et surtout son intérêt immense pour la période de la Révolution haïtienne (1791-1803) et même au-delà, dans un numéro spécial de la revue Yale French Studies (The Haiti Issue : 1804 and Nineteenth –Century French Studies, # 107, 2005). Avec son complice l’historien Laurent Dubois, tous deux professeurs à Duke University, elle a mis sur pied en août 2010 un laboratoire sur Haïti où ils explorent avec d’autres chercheurs, le passé, le présent et l’avenir d’Haïti à travers l’histoire, la mémoire, la littérature, les productions artistiques…
Beyond The Slave Narrative est un livre unique dans la réflexion historiographique haïtienne. Jenson se propose de dépasser le traditionnel monopole des chercheurs de langue anglaise (Américains et Britanniques) en ce qui concerne les témoignages des anciens esclaves du monde atlantique. Ce qui est connu dans la littérature anglo-saxonne sous le nom de «slave narrative» se réfère à une forme littéraire dans laquelle des Africains anciennement réduits en esclavage aux Etats-Unis surtout ont raconté avec l’aide de lettrés européens leurs vies pendant la période de leur captivité.
En Haïti, la fiction ne nous a laissé que de rares textes de ce type. L’un des plus connus reste le beau et douloureux roman de l’écrivaine Evelyne Trouillot, Rosalie l’infâme. Le livre de Deborah Jenson ne relève pas de la fiction. Le sous-titre «Politics, Sex, and Manuscripts in the Haitian Revolution» indique que nous sommes en pleine réflexion historiographique. Ce livre de Jenson ouvre la voie à un domaine largement inexploré dans l’historiographie haïtienne. Nul doute qu’il fera des émules.
4. Josaphat-Robert Large: Jérémie et sa Verdoyante Grand’Anse (De Pestel à Tiburon). Educa Vision Inc. 2012.
On connait Josaphat-Robert Large pour l’exceptionnelle qualité de ses recueils de poésie et pour ses romans inoubliables dont la trilogie Les sentiers de l’enfer , (L’Harmattan 1990, Les récoltes de la folie, (L’Harmattan 1996), et Les terres entourées de larmes (L’Harmattan 2002), Rete, Kote Lamèsi (Presses nationales d’Haïti 2008), Partir sur un coursier de nuages (L’Harmattan 2008). On ne savait pas qu’il était un artiste créateur complet qui savait se servir de son appareil photo pour recréer une réalité grâce à son imagination et surtout les épanchements de sa sensibilité. Avec «Jérémie et sa Verdoyante Grand’Anse (De Pestel à Tiburon)», recueil de photographies stupéfiantes de réalisme poétique, Large nous emmène à travers sa ville natale, Jérémie qui est surnommée «La Cité des Poètes» et sa «Verdoyante Grand’Anse» et nous fait découvrir des plages, des baies, des couleurs, des maisons, des monuments, des paysages, des oiseaux…tellement beaux qu’on en a le souffle coupé. Surtout, Robert Large a eu la grande idée d’orner plusieurs de ces photos de poèmes écrits par des écrivains natifs de la région, René Philoctète, Etzer Vilaire, Emile Roumer, Paul Laraque, Jean Brierre, Regnor Bernard, Serge Legagneur, Jean-Richard Laforest, Syto Cavé, Jean-Robert Léonidas…A signaler tout particulièrement une photo saisissante, celle de la doyenne de la Grand’Anse, Madame Pierre Rocourt, âgée de 103 ans en 2012 mais qui reste tellement vigoureuse qu’elle a cousu ELLE-MEME pour la fête des mères la robe qu’elle portait en mai 2012 quand elle a été photographiée par le poète Large. Si vous voulez offrir un cadeau de choix en cette période de fêtes de fin d’année, un beau-livre qui fait honneur à l’art photographique haïtien, je recommande particulièrement ce beau-livre du poète-romancier-photographe Josaphat-Robert Large.
5. Yanick Lahens : Guillaume et Nathalie . Roman. Sabine Wespieser éditeur, Paris, 2013
Ce roman raconte l’émergence et la découverte de l’amour entre Guillaume Jean-François qui travaille pour une ONG et Nathalie Dubois, architecte de profession. Ils travaillent ensemble dans un bureau d’architecture qui avait gagné l’appel d’offres pour concevoir et dessiner les locaux d’un centre moderne polyvalent dans la zone de Léogâne. Guillaume est l’ainé de Nathalie de près d’une vingtaine d’années, est séparé de sa femme Monique qui réussit bien dans sa vie professionnelle à Montréal, tandis que Nathalie, à la suite d’un incident déchirant, est allée vivre à Paris où elle s’est mariée. Mais, contre toute attente, elle brise toute relation avec son mari pour retourner vivre en Haïti, «cette ile de tous les dangers, de toutes les beautés, de toutes les passions, de toutes les interrogations, de toutes les douleurs.» (pg.41).
Au-delà de cette histoire du couple Guillaume et Nathalie, qui appartiennent tous deux à cette couche de la classe moyenne supérieure haïtienne, vivant une histoire marquée par un échec douloureux où les deux personnages semblent jouer au chat et à la souris, la romancière expose les conflits sociaux fondamentaux qui minent la réalité haïtienne : la question de couleur, l’exclusion sociale, l’indécence absurde des riches, l’exaspération de la misère et de la faim dans les classes prolétariennes qui pousse à tout faire, la mort qui rôde partout. Mais «Guillaume et Nathalie» est un chef d’œuvre de finesse, de subtilité et de description délicate des sentiments comme on en a rarement vu dans la littérature haïtienne contemporaine. Les lecteurs apprécieront une superbe écrivaine haïtienne dans la plénitude de son art, resplendissante aussi bien dans sa maitrise de la «littérarité» que dans sa compréhension de l’écriture du social.
La structure de la composition du roman est aussi remarquable. Les lecteurs de «Failles» (2010), le dernier récit de Yanick Lahens, se souviennent de l’émergence de ces deux personnages, Guillaume et Nathalie, dans l’imaginaire de la narratrice racontant les destructions du séisme de janvier 2010. Ils arrivent finalement à prendre forme dans le roman qui porte leur nom et il arrive même à Guillaume de faire irruption parfois dans le déroulement de la narration en disant «je». Même la description inoubliable de ce qui était resté de Port-au-Prince après la date fatidique du 12 janvier 2010 dans le récit «Failles» refait surface dans «Guillaume et Nathalie» En effet, le roman se termine ainsi : «Le 12 janvier 2010 à 16h53 minutes, dans un crépuscule qui cherchait déjà ses couleurs de fin et de commencement, Port-au-Prince a été chevauchée moins de quarante secondes par un de ces dieux dont on dit qu’ils se repaissent de chair et de sang. Chevauchée sauvagement avant de s’écrouler cheveux hirsutes, yeux révulsés, jambes disloquées, sexe béant, exhibant ses entrailles de ferraille et de poussière, ses viscères et son sang. Livrée. Déshabillée, nue, Port-au-Prince n’était pourtant point obscène. Ce qui le fut, c’est sa mise à nu forcée. Ce qui fut obscène et le demeure, c’est le scandale de sa pauvreté.»
Doit-on lire «Guillaume et Nathalie» comme la suite de «Failles» ? Difficile de répondre. Les deux personnages sont en gestation dans «Failles» et s’épanouissent dans «Guillaume et Nathalie». Mais, à partir de là, les deux protagonistes ont leur vie propre et la conduisent comme ils veulent. C’est tout le problème bien connu en littérature de l’auteur et ses relations avec les personnages. Sont-ils autonomes ? manipulés par l’auteur ? «Guillaume et Nathalie» est un texte hautement littéraire, débordant de poésie qui, au-delà des comportements humains, s’emploie à décrire une réalité sociale haïtienne contemporaine. La littérature, ici, fonctionne en tant qu’œuvre sociologique.
6. Jacques Pierre: Oméga. Classic Editions, 2012, Gainesville, Florida.
«Oméga» est le premier recueil de poèmes entièrement rédigés en créole par un jeune linguiste et traducteur haïtien qui enseigne la langue créole et la culture haïtienne à Duke University. Mais, ce n’est pas la première fois qu’il publie des textes créoles. En effet, il a édité et publié en 2005 en collaboration avec le linguiste Benjamin Hebblethwaite «The Gospel of Thomas in English, Haitian Creole and French», et en 2009, toujours avec Hebblethwaite, la traduction créole du fameux poème en prose d’Arthur Rimbaud «Une saison en enfer» sous le titre «Yon sezon matchyavèl».
Oméga est son premier recueil de poésie. Préfacé par le poète Josaphat-Robert Large, Oméga contient plusieurs dizaines de poèmes tous rédigés en créole, sur des thèmes aussi divers que l’égalité et la diversité bien accueillie des langues du monde (Babèl, pg. 22).
Babèl pa malediksyon
men se benediksyon
anpil lang anpil kilti
ala bèl sa bèl
Douvan babèl pa gen lang ki ba
sa ki pale yonn de twa se fèt
D’autre part, Jacques Pierre ne manque pas d’adresser ses plus chaleureux hommages aux superbes beautés féminines haïtiennes qu’il traite avec délicatesse et respect dans ce poème intitulé «Bèlte lakay» (les beautés de chez nous) (pg. 25):
Grifon grimèl marabou milatrès
kayimit chelèn choukoun chabin
ti pòm kajou bèl kreyòl nègès
yo chak grenn merite manyen ak gan
tank gangans yo bay lavi a sans
A n’en pas douter, ce premier recueil de Jacques Pierre tranche par son originalité, et les perspectives qu’il ouvre en ce qui concerne la rhétorique et le nouveau souffle à insuffler à la langue littéraire créole. Il est possible que le poète tende parfois à abuser de certains jeux de mots, mais qu’importe. Les jeux de mots représentent, à mon avis, l’un des témoignages les plus marqués de la maitrise de la langue, et nous n’avons pas intérêt, à ce niveau-là, à nous plaindre.
7. Laurent Dubois: Haiti. The Aftershocks of History. Metropolitan Books. Henry Holt and Company. New York, 2012.
Dans ce livre, Laurent Dubois s’affirme comme l’un des tout premiers historiens d’expression anglaise (bien que totalement bilingue anglais-français, il publie ses recherches uniquement en anglais) spécialisés sur Haïti. Par l’étendue et la rigueur de sa recherche, son écriture de l’histoire qu’il déroule particulièrement dans cet ouvrage, et son engagement personnel d’historien, Laurent Dubois est devenu un historien incontournable quand il s’agit d’études haïtiennes.
L’écriture de l’histoire chez Laurent Dubois emprunte beaucoup à la littérature. Dubois possède l’art de restituer le passé en reconstruisant les événements ou les personnages grâce à une représentation travaillée, artistique, mais qui respecte les principes de la discipline historienne et la rigueur de ses méthodes. Il tient toujours compte de la distinction fondamentale entre vérité et fiction. Dans «Haiti. The Aftershocks of History», il examine les répercussions du passé, de l’Histoire, sur l’évolution moderne et contemporaine d’Haïti.
Frappée d’ostracisme par la majorité des puissances coloniales et esclavagistes de l’époque qui redoutaient le mauvais exemple donné par cette nouvelle nation composée d’anciens esclaves, déchirée par des divisions internes qui ont leur source dans la structure coloniale saint-dominguoise, Haïti n’a jamais pu faire honneur à la gloire historique dont elle s’est couverte en devenant la première nation fondée par d’anciens esclaves noirs qui ont pu se débarrasser de leurs maitres et se proclamer indépendante. Après avoir écrit dans «Avengers of the New World», l’histoire de la révolution qui a permis cette épopée inoubliable, Laurent Dubois analyse dans «Haïti. The Aftershocks of History», les «répliques» de cette Histoire qui risquent de mettre à mal l’avenir d’une société dont la descente aux enfers se poursuit implacablement.
8. Gary Victor: Maudite éducation. Roman. Mémoire d’encrier. 2012.
Le maitre de la fiction littéraire haïtienne dans ses œuvres. On dit de Gary Victor qu’il est l’écrivain le plus prolifique de sa génération. Ce n’est pas tout à fait faux. Entre 2002 et 2012, Gary Victor a publié treize ouvrages, pour la plupart, des romans et des nouvelles parus chez «Vents d’ailleurs» ou chez «Mémoire d’encrier». Certains de ces textes sont de véritables pavés, comme l’extraordinaire «La Piste des sortilèges» (2002), roman qui reste encore pour moi d’une fascination extraordinaire.
Le pouvoir artistique du romancier Gary Victor se manifeste d’abord par son imagination. Elle est si puissante qu’elle devient parfois littéralement folle, comme dans le roman «A l’angle des rues parallèles» (2003). «Maudite éducation» reste dans la lignée des textes débordants d’imagination chers à Gary Victor. Il commence par nous raconter les premiers émois d’un adolescent, Carl Vausier, timide, gauche, bégayant, découvrant, effaré, ses pulsions sexuelles qui le submergent en face des filles de son âge et le conduisent à rechercher la compagnie des filles de joie dans les «quartiers oubliés et méprisés de la ville» Mais, on est vite plongé dans des aventures folles, qui nous mènent dans des endroits impossibles, des univers de fous, des mondes parallèles.
9. Nadève Ménard (éd.). Écrits d’Haïti. Perspectives sur la littérature haïtienne contemporaine (1986-2006). Editions Karthala, Paris, 2011.
Le point de départ de ce livre a été, semble-t-il, la constatation faite par Nadève Ménard, professeure à l’Ecole Normale Supérieure de Port-au-Prince, et qui a dirigé cet ouvrage collectif, que les écrivains haïtiens de l’étranger en général, sont mieux connus à l’étranger (Europe, Canada, Etats-Unis, Antilles…) que ceux qui résident en Haïti. Elle trouve plusieurs raisons pour expliquer ce fait : la majorité des auteurs haïtiens sont publiés à l’étranger ; les voix des chercheurs haïtiens en Haïti ne sont pas entendues dans les tables rondes internationales à cause de leur situation professionnelle en général qui reste assez précaire ; les thèmes qui retiennent l’attention de la critique étrangère, comme l’exil, ne sont pas ceux qui sont couramment abordés et discutés, «la violence, l’amour, la sexualité, la ville…» chez les écrivains haïtiens.
Nadève Ménard se propose donc de faire parler des écrivains d’Haïti, de nous faire lire des 'Écrits d’Haïti. Malheureusement, l’immense majorité des auteurs qui ont contribué à cet ouvrage qui fait tout de même près de 500 pages et réunit 35 contributeurs ne vivent pas en Haïti. Heureusement, cela ne jette aucune ombre sur ce magnifique ouvrage collectif. Nadève Ménard a fait appel à des collaborateurs qui maitrisent leur sujet et en proposent des lectures vivifiantes, érudites et solidement argumentées. Une dizaine d’interviews sont menées par Ménard elle-même avec une dizaine d’écrivains et écrivaines haïtiens et haïtiennes bien connues et vivant tous au pays (sauf Jean Métellus). Je signale tout particulièrement deux textes remarquables: l’interview de Yanick Lahens assurée par Nadève Ménard et le texte de Marie-José N’Zengou-Tayo intitulé: Un pacte avec le Diable. L’écrivain haïtien et la malédiction du pouvoir dans le roman de Gary Victor, Je sais quand Dieu vient se promener dans mon Jardin.
10. Cédric Audebert. La diaspora haïtienne. Territoires migratoires et réseaux transnationaux. Presses Universitaires de Rennes, 2012.
Cédric Audebert, géographe et chargé de recherche au CNRS, entreprend dans cet essai une réflexion sur l’expérience migratoire haïtienne à partir de trois questions clés qu’il formule ainsi : «Dans quelle mesure la société haïtienne peut-elle être repensée à partir d’une réflexion sur sa diaspora? En quoi le prisme diasporique éclaire-t-il d’un jour nouveau la compréhension du fait migratoire? Peut-on convoquer la notion de territoire pour décrire la spatialité d’une organisation sociale marquée par la dispersion, la fluidité, la discontinuité, la précarité?»
La migration représente peut-être actuellement le fait fondamental de l’expérience sociale haïtienne. De près ou de loin, personne n’y échappe. Audebert analyse la diaspora haïtienne à travers sept chapitres fouillés, qui témoignent d’une longue connaissance du terrain interne et externe: dans le premier chapitre, il étudie le contexte historique de la migration haïtienne, dans le deuxième chapitre, il analyse le traitement politique de la migration haïtienne, dans le troisième chapitre, il examine la géodynamique des réseaux migratoires haïtiens, dans le quatrième chapitre, il constate la polarisation urbaine et les hiérarchies spatiales en diaspora, dans le cinquième chapitre, il discute des territoires circulatoires et des réseaux diasporiques, dans le sixième chapitre, il analyse les dynamiques identitaires en diaspora, et finalement, dans le septième et dernier chapitre, il présente l’intégration de la diaspora comme un enjeu majeur pour l’avenir d’Haïti.
A lire absolument la conclusion synthétique offerte par Audebert et les dernières lignes de son texte : «Chez les immigrés, l’identité diasporique reste fondée sur l’articulation entre quatre niveaux de référence illustrant chacun une échelle spatiale d’analyse: la référence infra-nationale (celle de la région ou de la localité d’origine en Haïti), la référence au pays d’origine, la référence méta-régionale (relative à l’identité caribéenne), et la référence plus globale à la diaspora noire et à une identité afrodescendante.»
11. Maryse Condé. La vie sans fards. Editions Jean-Claude Lattès, 2012.
Pendant longtemps, la plupart des lecteurs haïtiens qui faisaient de Maryse Condé leur idole appréciaient la grande romancière guadeloupéenne pour sa maitrise de la fiction littéraire et son insistance à introduire des personnages d’origine haïtienne dans la plupart de ses romans. Depuis la publication de ses «mémoires» durant l’été 2012, texte dans lequel il raconte ses rapports avec l’Afrique et les Africains au cours des années 1960-1970, mais aussi ses contacts avec les Haïtiens de Paris et du continent africain, on sait que quelques Haïtiens ont joué un certain rôle dans sa vie. C’est le cas du célèbre journaliste haïtien, Jean Dominique, avec qui elle eut une liaison amoureuse à Paris, vers la fin des années 1950, et de qui elle eut un garçon. Plus de cinq mois après la révélation de cette nouvelle à travers La vie sans fards, qui continue à faire des vagues dans la presse haïtienne et les médias sociaux haïtiens, les spéculations ne s’arrêtent pas.
Jean Dominique qui a disparu depuis plus de dix ans ne peut plus donner sa propre version des faits tandis que Maryse Condé a expliqué dans l’une de ses nombreuses interviews que c’était un incident banal qui arrive tous les jours dans la vie. En fait, si l’on tient compte de l’espace limité dans lequel Maryse Condé renferme la description de ses rapports avec Jean Dominique (à peine 3 pages), il est douteux que, dans le long terme, la romancière ait été particulièrement fragilisée par cet abandon. Il est évident cependant que, dans le court terme, Maryse Condé avait été profondément touchée par l’abandon de Jean Dominique et les difficiles moments de sa «grossesse solitaire». En effet, elle écrit ceci: «Jean Dominique s’envola et ne m’adressa pas même une carte postale. Je restai seule à Paris, ne parvenant pas à croire qu’un homme m’avait abandonnée avec un ventre. C’était impensable. Je refusais d’accepter la seule explication possible: ma couleur. Mulâtre, Jean Dominique m’avait traitée avec le mépris et l’inconscience de ceux qui stupidement s’érigeaient alors en caste privilégiée. Comment interpréter ses stances anti-duvaliéristes? Quel crédit accorder à sa foi dans le peuple? Il va sans dire que pour moi, ce n’était qu’hypocrisie.» (pg. 23)
En fait, ce qu’on découvre dans La vie sans fards, c’est une tranche d’histoire de l’Afrique durant les années 1960, les relations entre Africains et Antillais, la compréhension par la jeune Maryse Condé d’alors, du véritable message de Frantz Fanon et d’Aimé Césaire.
12. Scholastique Mukasonga: Notre-Dame du Nil. Roman. Gallimard. 2012.
Longtemps avant que ce roman n’obtienne le Renaudot en novembre dernier, j’avais déjà remarqué ce texte superbe que j’avais lu d’un trait en avril 2012 dans l’avion qui me ramenait de Barcelone à New York. Le roman tire son nom d’un lycée de jeunes filles, le lycée Notre-Dame du Nil, qui est perché sur la crête Congo-Nil, à 2500 mètres d’altitude. Ce lycée fait la fierté des professeurs, des pensionnaires, des familles car les jeunes filles qui en sortiront sont destinées à de brillants mariages et renforceront la richesse, la puissance et l’influence de leur clan.
Scholastique Mukasonga raconte dans ce roman un moment du génocide rwandais, les haines séculaires entre les Tutsi et les Hutu, les incitations aux meurtres ethniques, les luttes politiques, les méfaits du colonialisme…
Hugues Saint-Fort