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For Whom The Dogs Spy Haiti: From the Duvalier Dictatorships By Raymond A. Joseph Quand les chiens font de l’espionnage
Whom The Dogs Spy, Raymond A. Joseph • éd. Arcade Publishing • 2015 • |
Le titre du livre de Raymond A. Joseph «For Whom the Dogs Spy» (Pour qui les chiens font-ils de l’espionnage) semble être un clin d’œil mi- ironique, mi- fictionnel au titre du fameux roman d’Ernest Hemingway «For Whom the Bell Tolls» (Pour qui sonne le glas, 1940). Mais là s’arrête toute comparaison entre le chef-d’œuvre du grand romancier américain et le récit des expériences de Raymond A. Joseph qui a été plongé au cœur de la politique haïtienne depuis les débuts de la dictature de la dynastie sanglante des Duvalier jusqu’aux retombées politiciennes du tremblement de terre meurtrier de janvier 2010, en passant par les périodes de l’après-duvaliérisme, des premières élections démocratiques en Haïti qui ont vu la victoire de Jean-Bertrand Aristide et de sa famille politique, Lavalas, sans parler de l’émergence de la présidence de Michel Joseph Martelly déployant «a pattern reminiscent of the emergence of the Duvalier dictatorship» (pg. 243) (un modèle évocateur de la naissance de la dictature de Duvalier) [ma traduction].
Le contenu du titre se réfère, comme Raymond Joseph l’explique, à un incident qui lui est arrivé en Haïti en octobre 1960, à Frères, près de Pétionville, quand un chien noir est venu tourner autour de lui et d’un de ses amis alors qu’ils se relaxaient aux abords d’une piscine. Pour Joseph, cette présence du chien noir ne signifiait pas grand-chose, mais pour son ami, le chien noir représentait une force surnaturelle envoyée par une puissance maléfique, peut-être Duvalier lui-même, pour les espionner.
Toute une partie du livre développe la thèse selon laquelle le dictateur François Duvalier s’est maintenu au pouvoir en utilisant à son profit les profondes croyances superstitieuses d’une grande partie des masses haïtiennes pour contrôler le mental du peuple haïtien. Certaines des réalisations de Joseph (en particulier la mise sur pied de Radio Vonvon) ont été des tentatives pour libérer le peuple haïtien de l’emprise mystifiante du dictateur.
Très peu d’immigrants haïtiens (particulièrement parmi ceux de la première génération) vivant en Amérique du Nord n’ont pas entendu parler de Raymond A. Joseph. Avec son frère Léo, l’avocat Georges D. Rigaud, le psychiatre Glodys St. Phard, et l’éducateur Clausel Théard, il a fondé en 1971 l’hebdomadaire haïtiano-américain «Haïti-Observateur» qui a été le point de repère, la lecture obligée, dès le début du week-end, des grandes communautés immigrantes haïtiennes de New York, Boston, Miami, Montréal durant ces quarante-cinq dernières années. Mais, c’est lui aussi qui a été avec deux autres opposants à la dictature naissante de Duvalier, Dr. Jean-François Conte et Raymond Chassagne, tous deux aujourd’hui décédés, à l’origine de la fameuse Radio Vonvon des années 1960-1970, qui a fait trembler les bases du pouvoir duvaliériste en Haïti (pg.73).
Si Haïti-Observateur a fait la joie de nombreux immigrants haïtiens aux États-Unis, tout heureux de trouver un journal écrit en français qui leur parlait du pays et de ce qui s’y passait, un certain nombre en revanche tachait de prendre ses distances avec cet organe de presse qui, disait-on, ne faisait que répandre des «zen» (potins, commérages). En fait, l’hebdomadaire était placé dans une situation quelque peu difficile: coincées entre le besoin d’assurer la mobilisation des immigrants haïtiens qui voyaient se prolonger indéfiniment l’exil américain dans le froid et les boulots de fortune, et la volonté d’en finir avec une dictature de plus en plus sanglante, les têtes pensantes du journal devaient tenir compte des réalités politiques du moment: les répercussions de la guerre froide en Haïti qui prenaient la forme d’un anticommunisme primaire qui sévissait alors,1 la pénétration dans le pays profond d’une nouvelle forme de protestantisme à partir de la fin des années 1960…
Quant à Radio Vonvon qui émettait sur ondes courtes depuis la Cinquième Avenue en plein cœur de New York, elle a représenté un autre aspect de cette guerre des ondes qui était si fréquente à l’époque de la guerre froide. Il y avait, provenant de Cuba, la voix de l’écrivain haïtien René Depestre lançant ses attaques contre le régime répressif de Duvalier, et, provenant de Moscou, la voix de René Théodore et son enseignement idéologique. Ray Joseph prend soin de rappeler tout le fossé qui séparait les émissions de Radio Vonvon apportant une bouffée d’air frais sur les ondes (du comique, des variétés françaises, avec Johnny Halliday, Sœur Sourire et américaines ou britanniques, avec Elvis Presley ou les Beatles) de ces deux émissions lourdement idéologiques qui provenaient de deux bastions du communisme international. Il y eut un peu plus tard une émission radiophonique, L’Heure haïtienne, dirigée vers les immigrants haïtiens de New York puisqu’elle émettait depuis la radio universitaire de Columbia University, WKCR, à Manhattan.
Pour en revenir à Radio Vonvon, le personnage le plus marquant de ses émissions était un certain Brother Chicken (un pseudonyme, bien sûr) qui prenait un plaisir fou à se moquer de François Duvalier. Il appelait Duvalier, «Divage», il racontait à l’antenne les anecdotes les plus invraisemblables sur lui, telles ses aventures sexuelles avec sa secrétaire Francesca «France» St. Victor, ou ses sautes d’humeur bien connues. C’est au cours d’une de ces sautes d’humeur que, d’après ce que raconte Ray Joseph, le dictateur se fit mal au poignet en tapant rageusement sur son bureau et hurla de détruire ce poste de radio maudit, ce «Vonvon». C’est ainsi que le nom «Vonvon» fut attribué à la station de radio (cf. pg.83).
Ray Joseph raconte dans «For Whom the Dogs Spy» un épisode extraordinaire de la question de la langue en Haïti et son omniprésence dans tous les aspects du problème sociolinguistique d’Haïti. La plupart des programmes de Radio Vonvon étaient conduits en langue créole, comme l’explique Ray Joseph, mais le français n’était pas complètement banni, «because we still harbored in our midst those who believed that the only way to express intellectual thought was in French» (parce que nous abritions encore parmi nous des gens qui croyaient que la langue française était le seul moyen d’exprimer la pensée intellectuelle) [ma traduction]. Certains de ces partisans sans limites du français commençaient à émettre des critiques fortement négatives à l’égard de Brother Chicken. «Some listeners, no doubt among the intelligentsia, asserted that the program was being trivialized by a so-called witchdoctor who was talking trash in a language that was neither French nor Creole».(pg. 80).(Certains auditeurs, sans doute parmi les intellectuels, affirmaient que l’émission était en train de devenir vulgaire à cause d’un soi-disant ougan qui racontait du n’importe quoi sur les ondes dans une langue qui n’était ni du français ni du créole) [ma traduction].
Soucieux de rester dans les bonnes grâces des membres de son comité de Directeurs, Ray Joseph dut se plier aux volontés des extrémistes francophiles de son comité d’administration et demanda à Brother Chicken de se retirer pour un temps. Cependant, raconte Ray Joseph, deux semaines après le limogeage forcé de Brother Chicken, le Bureau Central de Port-au-Prince, inquiet du silence de Brother Chicken, voulait savoir ce qui lui était arrivé et réclamait son retour sur les ondes, insistant qu’il était le personnage le plus populaire de l’émission. C’est ainsi qu’il put réintégrer Radio Vonvon.
Une fois de plus, la preuve venait d’être faite qu’on ne peut pas se passer de la question des langues en Haïti, surtout de la langue créole, la langue maternelle de tous les locuteurs nés et élevés en Haïti, question qui a toujours été une question politique.
Le chapitre 14, intitulé The Power of the Haitian Vote reste l’un des plus intéressants de l’ouvrage de Ray Joseph par l’analyse que ce dernier fait de la communauté immigrante haïtienne, de ses tendances électorales et de son insertion permanente dans la société américaine. C’est une excellente introduction aux complexités de la politique américaine à New York telle qu’elle est perçue par des yeux haïtiens, et comment les politiciens américains réagissent à l’entrée en scène de ce nouveau groupe ethnique d’immigrants caribéens. Ray Joseph semble avoir pris fait et cause pour les Républicains sous la direction du maire de New York de l’époque, Rudolph Giuliani. Il est évident que Joseph connait bien son sujet de son point d’observation privilégié au Wall Street Journal, le prestigieux quotidien de New York où il travaille depuis un certain nombre d’années. Cependant, avec le recul dont nous disposons aujourd’hui, il est bon de se demander si les jugements et analyses élogieux qu’il a portés à l’égard de l’ancien maire Giuliani sont encore valables aujourd’hui. Je renvoie à la chronique de Nicholas Kristof dans la section Sunday Review du dimanche 11 janvier 2015, chronique intitulée Race, the Police and the Propaganda.
D’autres chapitres du livre méritent une lecture attentive en raison de l’objectivité avec laquelle Ray Joseph traite de certaines crises internes du système politique haïtien. C’est le cas du chapitre 19 intitulé Flaunting Democratic Governance. Dans ce chapitre, Ray Joseph revient sur une des crises fondamentales de la présidence de Martelly, celle qui l’a opposé au Dr. Gary Conille, qui devait être son premier ministre.
Au-delà de la disposition inamicale que les présidents haïtiens ont traditionnellement manifestée contre leurs premiers ministres (depuis 1988), Ray Joseph identifie 3 causes principales à cette crise interne du système politique haïtien:
- La réticence par le président Martelly d’accepter le Dr. Conille comme son premier Ministre
- L’enquête sur les charges de corruption pesant sur le président et sur l’un de ses conseillers les plus proches, Jean-Max Bellerive
- Le problème de la nationalité du président (pgs. 260-261).
Tout au long du livre, Ray Joseph prend soin de mettre son identité de pasteur protestant à l’écart de ses analyses politiques. C’est l’une des grandes forces de For Whom The Dogs Spy, au-delà de l’excellent travail critique qui circule dans les 313 pages de l’ouvrage.
Hugues Saint-Fort
New York, janvier 2015
Note
- Nelson Rockefeller, envoyé spécial du président Richard Nixon en 1969 a laissé une photo mémorable prise avec le dictateur au 2ème étage du balcon du palais national et, selon Ray Joseph, « no longer would President Duvalier be considered a pariah by the US administration. » (pg. 114). (L’administration américaine ne pouvait plus considérer le président Duvalier comme un paria) [ma traduction].