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Lire Haïti à travers son histoire,
sa culture, sa politique

Hugues Saint-Fort

 

 

 

 

 

 

 

 

The Haiti Reader: History, Culture, Politics, Laurent Dubois, Kaima L. Glover, Nadève Ménard, Millery Polyné, and Chantalle F. Verna • 2020 • Editors
Duke University Press, Durham and London.

The Haiti Reader: History, Culture, Politics

L’ouvrage The Haïti Reader est un volumineux recueil de textes (plus de 500 pages) entièrement consacrés à Haïti, son histoire, sa culture et sa politique. La plupart de ces textes remontent à des dizaines ou des centaines d’années et ont été édités par cinq universitaires qui sont tous des spécialistes d’Haïti. Trois sont d’origine haïtienne, et possèdent une compétence orale et écrite du kreyòl et du français. Les deux autres sont Américains d’origine mais ils parlent, enseignent, lisent et écrivent couramment le français. Laurent Dubois est professeur d’études romanes et d’histoire à Duke University. Il a déjà publié plusieurs livres et articles savants sur Haïti. Kaima L. Glover est professeur de français et d’études africaines à Barnard College, Columbia University. Nadève Ménard est spécialiste de littérature qu’elle a étudiée jusqu’au doctorat à l’Université de Pennsylvanie et qu’elle enseigne à l’École Normale Supérieure de l’Université d’État d’Haïti. Millery Polyné est historien de formation et enseigne à New York University. Chantalle F. Verna est professeure associée d’histoire et relations imternationales à Florida International University.

L’introduction (pages 1-6) est incontestablement une nécessité absolue qu’il faut lire, que l’on soit Haïtien ou non. Les auteurs affichent clairement leur objectif: “Our goal throughout the Reader is therefore to place in dialogue—and at times in tension—texts from different places within Haitian society, drawing on aspects of vernacular culture, particularly popular and religious music, to reflect the multiplicity and diversity of perspectives within the country itself.” (p.4). (Notre objectif tout au long de ce recueil consiste donc à faire dialoguer—et parfois sous tension—des textes relevant de différents endroits à l’intérieur de la société haïtienne, empruntant de plusieurs aspects de la culture vernaculaire, particulièrement de la musique populaire et religieuse, afin de refléter la multiplicité et la diversité de perspectives à l’intérieur du pays lui-même) [ma traduction]. Une dimension présente tout au long de ce recueil consiste dans le statut «francophone» décidément ambigu de cette société qui soulève d’importantes questions: qui parle? Au nom de qui? Toutes les voix sont-elles légitimes ? La plupart de ces textes ont été écrits en français et traduits en anglais.

Le recueil et son contenu

Les cinq éditeurs qui ont rédigé ce recueil l’ont divisé en huit sections chronologiques. La première section intitulée «Foundations» (Fondements) (pages 7-61) part de l’histoire des premiers habitants de cette ile, les populations indigènes que les premiers colonisateurs espagnols appelèrent «Indiens» et leur territoire, Hispaniola. Elle inclut aussi l’arrivée, l’établissement, les luttes des populations africaines kidnappées sur le continent africain par des Européens pour devenir esclaves dans les plantations de sucre, de coton ou d’indigo dirigées par des colons français, le fonctionnement du système colonial, l’Indépendance arrachée par ces esclaves sous le commandement de Jean-Jacques Dessalines, les tumultueuses premières décennies de la nation haïtienne.

La deuxième section intitulée «The Second Generation» (La seconde génération) (pages 67-125) couvre une bonne partie de la première moitié du 19ème siècle, particulièrement les difficultés de toutes sortes auxquelles a dû faire face la jeune nation haïtienne pour sortir de l’isolement diplomatique systématique que lui ont réservé les puissances militaires de l’époque, grands défenseurs du système esclavagiste. Deux documents importants de cette époque font partie de cette section: l’Ordonnance royale française de 1825 signée par le roi Charles X qui fixa les conditions de la reconnaissance par la France de l’Indépendance de l’ancienne colonie; et le texte «Hymn to Independence» (Hymne à l’Indépendance) composé par le poète haïtien Jean-Baptiste Romane (1807-58) à la suite de cette reconnaissance en 1825.

La troisième section intitulée «The Birth of Modern-Day Haiti» (La naissance de l’Haïti moderne) (pages 127-175) raconte la période comprise entre la seconde moitié du 19ème siècle et le début du 20ème siècle qui préfigure en quelque sorte les bouleversements culturels, politiques et idéologiques qui caractérisent la société haïtienne contemporaine. Se retrouvent dans cette section l’hymme national haïtien «La Dessalinienne» écrit par le poète et journaliste Justin Lhérisson (1873-1907) et mis en musique par Nicolas Fénelon Geffrard (1871-1930) mais aussi la traditionnelle chanson folklorique «Panama m tonbe» et des textes historiques de célèbres intellectuels haïtiens de l’époque, Solon Ménos, Hannibal Price, Anténor Firmin.

L’Occupation d’Haïti et ses conséquences

La quatrième section intitulée «Occupied Haiti (1915-1934)» (Haïti occupée) (pages 180-249) est consacrée presqu’entièrement aux événements historiques qui ont eu lieu en Haïti entre 1915 et 1934, sous l’occupation américaine. On y trouvera  le texte du traité de 1915 signé par Robert Beale Davis Jr., le représentant américain et Louis Borno, le représentant haïtien; divers textes de la Résistance haïtienne produits par «l’Union patriotique d’Haïti», un passage de l’œuvre bien connue de l’historien haïtien Roger Gaillard sur ce moment de notre histoire nationale, une peinture célèbre du grand artiste haïtien, Philomé Obin, intitulée «La crucifixion de Charlemagne Péralte» qui est le héros haïtien de la période de l’Occupation, une lettre écrite à Charlemagne Péralte par sa mère, Veuve  Masséna Péralte, un passage d’un classique de la littérature haïtienne, «La vocation de l’élite» par Jean Price-Mars. Cette section s’achève avec un texte de la grande historienne haïtienne de l’Occupation, Suzy Castor.

La cinquième section intitulée «Second Independence» (Deuxième Indépendance) (pages 251-306) explore des événements clés et des enjeux fondamentaux de l’histoire moderne d’Haïti: les débuts de la migration de masse haïtienne vers Cuba, l’horreur du massacre des migrants haïtiens à la frontière haïtiano-dominicaine par des soldats dominicains en 1937, les débuts du féminisme haïtien, les débuts de la littérature haïtienne d’expression créole avec le célèbre recueil de poèmes de Félix Morisseau-Leroy, Dyakout (1953), les lois anti-superstitieuses promulguées par le président haïtien Sténio Vincent en septembre 1935, l’incontournable question historique du préjugé de couleur analysée dans une perspective marxiste par le brillant écrivain et intellectuel public Jacques Roumain. Cette section s’achève avec un texte de l’historien jamaïcain, Matthew J. Smith sur un événement capital du 20ème siècle haïtien, la Révolution de 1946.

Les années Duvalier et ses conséquences

La sixième section intitulée «The Duvalier Years» (Les années Duvalier) (pages 307-388) raconte les années Duvalier à travers les œuvres des écrivains haïtiens qui les ont décrites dans leurs textes de fiction ou de nonfiction. Cette section s’ouvre avec le célèbre poème Mon pays que voici d’Anthony Phelps, est représentée en peinture avec un tableau terrifiant de l’artiste-peintre haïtien, Edouard Duval-Carrié, titré La triste fin de Jacques Stephen Alexis, l’une des innombrables victimes haïtiennes du dictateur François Duvalier, des passages de romans célèbres de l’écrivain Jacques Stephen Alexis, Compère Général Soleil et L’espace d’un cillement, et d’autres écrivains bien connus comme René Depestre, Marie Chauvet, Jean-Claude Fignolé, Frankétienne; un discours du dictateur François Duvalier, un entretien avec le fils du dictateur, Jean-Claude Duvalier, qui fut lui aussi président à vie; un texte d’une chanson intitulée Immigration, déplorant la situation réservée aux migrants haïtiens sur le territoire des Etats-Unis, chanson composée par le groupe musical «Tanbou Libète» qui fut l’un des groupes culturels emblématiques des années 1970 à New York. Cette section s’achève avec un texte de la sociologue haïtienne Carolle Charles, expliquant la naissance de l’activisme féministe haïtien dans la diaspora américaine, en tant que conséquence des nouveaux défis politiques auxquels les femmes haïtiennes ont dû faire face sous le régime duvaliériste.

 
La septième section intitulée «Overthrow and Aftermath of Duvalier» (Le renversement de Duvalier et ses conséquences) (pages 389-447) explore les conséquences du renversement de la dictature de Duvalier en 1986. On y trouve des chansons comme Nou vle, du chanteur iconique Ansy Dérose, et surtout la fameuse chanson populaire Kè m pa sote du groupe à succès Boukman Eksperyans, des chansons Rara populaires de protestations politiques, la mémorable marche le long du fameux pont de Brooklyn à New York, le 20 avril 1990, pour protester contre l’interdiction faite par le Food and Drug Administration (FDA) aux immigrants haïtiens de faire don de leur sang car ils étaient stigmatisés comme porteurs du virus HIV qui transmet le SIDA. Parmi d’autres textes représentatifs figurant dans cette section se trouvent un entretien avec une jeune marchande dont le groupe représentait l’un des fers de lance du grand mouvement de protestation, un essai du célèbre journaliste Jean Dominique sur le mouvement anti-Duvalier, deux textes du prêtre catholique Jean-Bertrand Aristide qui allait devenir le premier président haïtien démocratiquement élu.

La huitième et dernière section intitulée «Haïti in the New Millennium» (Haïti dans le Nouveau Millénaire) (pages 449-511) allie des chansons du mouvement rap kreyòl du célèbre rappeur BIC, du populaire groupe musical Brothers Posse, de la musique politique du Bel Air, du chanteur engagé socialement Jean Bélony Murat, dit Bélo et des œuvres du très connu artiste visuel Jerry Rosembert Moïse. On trouve aussi dans cette section trois textes de quatre écrivains haïtiens particulièrement représentatifs de ce nouveau millénaire, Yanick Lahens, et un extrait de son récit Failles, extraordinaire description du fameux tremblement de terre qui ravagea la ville de Port-au-Prince, le 12 janvier 2010, Dany Laferrière avec un extrait de son texte Tout bouge autour de moi, Edwidge Danticat et un essai, We are Wozo, et une histoire courte de la romancière Kettly Mars, intitulée L’Agronome.

Il est important de signaler que la grande majorité des textes qui figurent dans The Haiti Reader ont été écrits à l’origine en français ou en kreyòl avant d’être traduits en anglais. D’après les éditeurs, le recueil devrait servir à introduire le lecteur anglophone à une certaine connaissance d’Haïti à travers des productions culturelles et des textes fondamentaux de créateurs et d’essayistes haïtiens qui éclairent l’histoire et la culture d’Haïti. Il convient toutefois de se demander dans quelle mesure ces productions culturelles et historiques seront strictement limitées aux lecteurs anglophones non haïtiens car il existe un nombre grandissant de lecteurs anglophones d’origine haïtienne, très peu au courant de l’histoire ou de la culture du pays d’origine de leurs parents. On débouche alors sur cette question de base: en quoi consiste l’identité haïtienne? Pour les générations issues de l’immigration nord-américaine, que signifie être haïtien aujourd’hui? Ne pas parler créole constitue-t-il un obstacle à l’identité culturelle haïtienne?

L’une des grandes qualités de ce recueil réside dans le soin mis par les éditeurs à offrir une représentation aussi large que possible non seulement des moments bien connus de l’histoire d’Haïti mais aussi de certains moments moins bien connus. Ils insistent sur une réalité remarquablement caractéristique de l’histoire et de la géopolitique d’Haïti exprimée à travers ces réflexions: Given Haiti’s far reaching and complex entanglements with North America, Europe, other parts of the Caribbean, Latin America, and Africa, this reader is necessarily national and transnational in scope. As such, it will stand as a challenge to the way Haitians have, despite their determining role in New World political history and geography, found themselves isolated and unwelcomed outside (and often even inside) their own island—bounded and unwanted, faced with countless obstacles to inhabiting the wider world. (p.3). (Etant donné la longue et compliquée histoire d’Haïti avec l’Amérique du Nord, l’Europe, d’autres endroits de la Caraïbe, de l’Amérique Latine, et de l’Afrique, ce recueil est nécessairement national et transnational par sa portée. En tant que tel, il se présentera comme un défi à la façon dont les Haïtiens se sont trouvés eux-mêmes isolés et repoussés en-dehors (et souvent à l’intérieur même de leur ile), limités et indésirables, forcés de faire face à d’innombrables obstacles pour habiter le monde, malgré le rôle déterminant qu’ils ont joué dans l’histoire et la géographie politique du Nouveau Monde.) [ma traduction].

Je prends plaisir à signaler ici la brève mais extrêmement pertinente mise en contexte de la question linguistique haïtienne telle qu’elle est signalée par les éditeurs à la fin de leur introduction. Les éditeurs affirment en effet que “the fact that The Haiti Reader is presented in English somewhat obscures Haitian linguistic reality. Although Haitian Creole was only granted official language status with the 1987 Constitution, both French and Haitian Creole have been integral parts of the country’s linguistic fabric dating from the colonial period, even if historically they have followed different paths. While French was brought to the island by European colonizers and imposed as the language of authority, Haitian Creole was forged by the merging of various languages and peoples within the new society. Both languages underwent many internal transformations as well as shifts in their relationship to each other over the centuries. Today, in addition to the two official languages, English and Spanish are also widely spoken within certain segments of Haitian society, and in various regions of the country….Traditional distinctions that view Creole as an oral language mainly used by the poor and disenfranchised, and French as a written language mainly used in formal situations or by the elite, require nuance today more than ever.”

(Le fait que “The Haiti Reader” soit présenté en anglais masque quelque peu la réalité linguistique haïtienne. Bien qu’on ait accordé le statut de langue officielle au Créole seulement avec la Constitution de 1987, le français et le Kreyòl ont constitué des parties intégrantes du tissu linguistique du pays depuis la période coloniale, même si historiquement ils ont suivi des chemins différents. Alors que le français a été apporté sur l’ile par les colons européens et imposé en tant que langue du pouvoir, le Kreyòl a été créé par la fusion de diverses langues et de divers groupes de peuples à l’intérieur de la nouvelle société. Les deux langues subirent beaucoup de transformations internes ainsi que de nombreux changements dans leur rapports l’une à l’autre à travers les siècles. De nos jours, en plus de ces deux langues officielles, l’anglais et l’espagnol sont aussi largement utilisés à l’intérieur de certains segments de la société haïtienne, et dans diverses régions du pays…Les distinctions traditionnelles selon lesquelles le Kreyòl serait une langue orale principalement utilisée par les pauvres et ceux qui étaient privés de leurs droits, alors que le français serait une langue écrite principalement utilisée dans les situations formelles ou par les élites, méritent plus que jamais d’être nuancées.) [ma traduction].           

Hugues Saint-Fort
New York, décembre 2020

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 Viré monté