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Le retour des mardis de la FLA

Hugues Saint-Fort

Le fou de tennis que je suis a préféré pourtant se passer d’un match de quart de finale en tournoi de Grand Chelem à Roland-Garros pour pouvoir participer à distance au premier mardi de la FLA (Faculté de Linguistique Appliquée) de Port-au-Prince. C’est dire tout l’intérêt et toute la passion que je porte à la linguistique et à la créolistique. En effet, la Faculté de Linguistique Appliquée et le Laboratoire Langue-Société-Education (LanGSE) ont renoué mardi 8 juin 2021 avec une tradition qu’ils ont instituée depuis maintenant deux ans, en juin 2019: des visioconférences animées par des universitaires haïtiens, spécialistes de sciences humaines, mais surtout des linguistes, venus débattre de sujets chauds de linguistique créole.

Cette année, la FLA a invité pour son premier mardi le linguiste créoliste bien connu (mais qui est aussi professeur de français langue étrangère à l’université), le professeur franco-américain Albert Valdman. Deux thématiques étaient à l’ordre du jour de sa présentation: la problématique de la variation sociolinguistique dans le créole haïtien (kreyòl) et l’évolution de la lexicographie créole. Le professeur Valdman a examiné la question de la variation en créole haïtien en comparant le dialecte de la région du Nord d’Haïti (Cap-Haïtien et ses environs) au dialecte du Centre d’Haïti (Port-au-Prince et ses environs). Il a montré que le dialecte en usage dans la région du Nord semble se maintenir même parmi les jeunes locuteurs, mais que le dialecte de la région de Port-au-Prince semble posséder un plus grand prestige et tend à devenir la variété standard du créole haïtien. Signalons qu’en sociolinguistique, on appelle dialecte une variété de langue qui diffère grammaticalement, phonologiquement et lexicalement des autres variétés et qui est associée avec une région géographique particulière et/ou une classe sociale particulière ou un groupe de locuteurs particuliers. Le dialecte du Nord d’Haïti est facilement repérable dans le paysage linguistique haïtien par rapport au dialecte de Port-au-Prince. La question qui se pose cependant consiste dans la capacité du dialecte de Port-au-Prince à représenter le créole standard haïtien, comme l’affirme le professeur Valdman. Qui décidera de ce choix? Est-ce que ce sera le rôle de l’Etat haïtien à travers une politique linguistique solidement menée ou est-ce que cela se fera avec le temps par les usages des locuteurs?

Valdman n’a pas abordé le problème sous cet angle mais a exposé la situation en présentant des corpus constitués d’entretiens libres avec des locuteurs natifs sur le terrain, discutant du statut de ces variétés régionales.

La deuxième partie de la présentation du linguiste Albert Valdman était consacrée à une évaluation de la lexicographie créole. Le professeur a fait l’inventaire des dictionnaires qui existent dans la lexicographie du créole haïtien et remonte à un texte de départ, celui d’un colon français de Saint-Domingue, du nom de Ducoeurjoly, en 1802. Il signale les publications de plusieurs dictionnaires bilingues, en particulier ceux de Peleman: Diksyonnè Kreyòl-Franse (1976); de Alain Bentolila et al.: Ti Diksyonnè kreyòl-franse (1976); de Valdman et al. dont le Haitian Creole-English-French Dictionary (1981); le Haitian Creole-English Bilingual Dictionary (2007), suivi dix ans plus tard du English-Haitian Creole Bilingual Dictionary (2017).

Valdman a signalé la problématique de la lexicographie du créole haïtien en mettant en lumière la relative prolifération de dictionnaires bilingues anglais-créoles ou français-créoles, mais une absence presque totale de dictionnaires monolingues créoles. Rappelons qu’un dictionnaire bilingue désigne un type de dictionnaires qui relie ensemble les mots de deux langues au moyen d’équivalents de traduction, alors que dans les dictionnaires monolingues, les explications sont fournies dans une seule langue. Valdman rappelle que le dictionnaire bilingue est un ouvrage utilitaire qui permet aux usagers de communiquer avec des locuteurs d’une autre langue, de traduire vers sa propre langue. Il signale la parution prochaine d’un dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-français par l’académicien Vilaire Chéry et un groupe de collaborateurs. Un autre académicien, Rogéda Dorcé Dorcil, promet de faire paraitre bientôt un nouveau dictionnaire bilingue.

Le professeur Valdman dit regretter la rareté de dictionnaires monolingues du créole haïtien et signale que pour l’instant, il n’existe qu’un seul dictionnaire monolingue du créole haïtien, celui de Féquière Vilsaint. Il pense que son statut de locuteur non-natif ne lui permet pas de s’atteler à la confection d’un dictionnaire monolingue. Il a parfaitement raison. Et pourtant, je crois que ce type de dictionnaires est hautement attendu non seulement dans le système éducatif haïtien mais aussi pour les informations étymologiques, sémantiques et grammaticales attachées aux mots du lexique créole que le locuteur ordinaire du créole haïtien est en droit de connaitre. Pour moi, ce devrait être l’une des tâches prioritaires de l’AKA, l’autre tâche étant la production d’une grammaire descriptive du créole haïtien.

A la fin de sa présentation, le professeur Valdman formule le vœu qu’avant de quitter ce monde (vu son âge avancé, dit-il) il verra la publication d’un dictionnaire monolingue du créole écrit dans les règles de l’art. Personnellement, j’espère que ce sera conforme à la pratique lexicographique et à la théorie lexicographique. De toute façon, j’ai pris du plaisir à découvrir de nouveaux docteurs en linguistique, formés pour la plupart en France, ainsi que de jeunes doctorants très intéressés par les sciences du langage.

Hugues Saint-Fort

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 Viré monté