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Quand commet-on des fautes en kreyòl? |
En fait, il faudrait commencer par se demander: qu’est-ce qu’une faute linguistique? En quoi consiste la notion de «faute»? Dans le domaine de la langue, la notion de «faute» demeure hautement problématique. En langage courant, le terme «faute» connote l’idée de culpabilité, et par suite, d’expiation, de punition. Car la faute entraine une conséquence morale et elle doit être punie. Par exemple, en football, toucher le ballon avec la main dans sa surface de réparation constitue une faute, une infraction aux règlements de ce sport et sera sanctionné par un coup de pied de réparation accordé à l’équipe adverse. Les règlements de la circulation automobile prescrivent de ne pas brûler de feu rouge et tous les contrevenants à ce règlement seront punis. En est-il de même dans le domaine de la langue? Quand l’usager de la langue enfreint le code grammatical, devra-t-il être puni et comment? Ne pas respecter une règle d’orthographe ou de syntaxe particulière à une langue constitue-t-il une faute dans le même sens admis dans la vie quotidienne? Cela dépend, me répondra-t-on peut-être. Dans le cadre de l’institution scolaire, le contrevenant sera sanctionné par une note négative. Dans des situations autres que scolaires, les réactions seront variées. Par exemple, comment punir les participants aux nombreux forums de discussion sur le Net qui commettent à longueur de journée des «fautes d’orthographe», des «fautes de grammaire» ou autres? Ce que je voudrais introduire dans cette réflexion sur la notion de faute en linguistique ou en grammaire, c’est la dimension morale, prescriptive, toute puissante en grammaire traditionnelle, mais inadéquate en linguistique.
Dans le monde francophone en général et en France en particulier, on se soucie assez fortement de bien parler et de bien écrire. La variété standard est privilégiée et la variation largement déconseillée. On associe généralement l’usage des variétés non-standard aux locuteurs des classes ouvrières et populaires dont l’éducation laisse à désirer tandis que l’usage de la variété standard constitue la marque des locuteurs de statut social élevé. Le français standard est traditionnellement défini comme la variété de français utilisée par les membres de la bourgeoisie cultivée de Paris et de l’ile de France. Dans cette perspective, le modèle normatif de la langue écrite prime sur l’utilisation de la langue parlée qui est dévalorisée dans le corps social et dans les grandes institutions. «La standardisation soumet les locuteurs à une «idéologie du standard», qui valorise l’uniformité comme état idéal pour une langue, dont l’écrit serait la forme parachevée.» (Gadet 2003 : 18).
Pour les linguistes, la perspective est tout autre. Il ne peut y avoir une seule façon de parler une langue, que cette langue soit le français, le kreyòl ou l’anglais. Toute langue est sujette à des variations dans le temps, dans l’espace, à travers les générations, ou les classes sociales. Il est donc tout à fait naturel que les variétés diffèrent et qu’elles s’écartent de la norme écrite lorsqu’il existe une norme écrite dans une communauté linguistique. Il est donc paradoxal de parler de «faute» commise par un locuteur qui ne possède que cette variété comme langue maternelle. Dans cette perspective linguistique, la notion de «faute» qui joue un rôle culpabilisateur dans les sociétés francophones en général tend à être remplacée par celle d’«écart par rapport à la norme».
Cette notion de norme est fondamentale quand on oriente cette perspective vers l’analyse des langues créoles. En effet, pour expliquer l’émergence des langues créoles atlantiques (créole haïtien, créole martiniquais, créole guadeloupéen, créole saint-lucien, créole dominicain (de la Dominique)…) aux 17ème et siècles, certains linguistes ont fait intervenir le concept d’autorégulation linguistique. À cause des conditions spéciales dans lesquelles elles ont pris naissance («émigrations européennes des 17ème et 18ème siècles, elles-mêmes liées à la colonisation esclavagiste»), les langues créoles n’ont pas été soumises au début de leur création à la pression du modèle normatif en usage dans le corps social de l’époque. Conséquemment, elles ont pu se développer librement sans être forcées de se conformer à une norme rigide. Il n’y a pas eu dans les sociétés créoles, la société haïtienne y compris, un «bon usage normatif qui fonctionne comme un processus répressif» dans une société comme la société française par exemple. Un certain nombre de locuteurs créolophones haïtiens n’admettent pas qu’on puisse leur proposer une certaine norme dans leurs actes de langage car, disent-ils, il n’y a pas de «grammaire créole». Pour ces locuteurs qui ont hérité des retombées de la tradition du prescriptivisme du français encore fort en Haïti, le mot «grammaire» véhicule un «ensemble de règles prescriptives visant à imposer la même norme à tous les locuteurs». Il semblerait donc qu’un certain nombre de locuteurs haïtiens recherchent des grammairiens qui travaillent à réglementer la langue kreyòl pour qu’il y ait un «bon usage» de cette langue. Mais, ce n’est pas ainsi que les linguistes conçoivent la grammaire définie comme «l’élucidation et la description des savoirs inconscients et intériorisés qui permettent à tout locuteur d’organiser les mots.» Tout locuteur natif haïtien, quel que soit son niveau d’éducation formelle, possède donc une grammaire, c’est-à-dire un savoir grammatical kreyòl qui lui permet de comprendre sur le champ la structure de n’importe quelle phrase kreyòl qu’il entend pour la première fois et décider si cette phrase est «grammaticale» ou «agrammaticale». Cette notion de grammaticalité est fondamentale en linguistique. Son application en kreyòl constituera le cœur de notre réflexion la semaine prochaine sur la question de fautes en kreyòl.
Hugues Saint-Fort
Octobre 2016
*Ce texte est la version remaniée de l’article Quand commet-on des fautes en créole qui a été publié sur l’hebdomadaire en ligne Haitian Times à New York en juin 2008.
Références citées
Gadet, Françoise (2003) La variation sociale en français. Paris: Ophrys.