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Histoire et Littérature

Hugues Saint-Fort

La Révolution haitienne dans l'imaginaire occidental: occultation, banalisation, trivialisation, Claudy Delné • 2017 •
Éd. UEH • ISBN 978-9993557920 • 339 pages

Ce livre, issu d’une thèse de doctorat en études françaises et francophones soutenue en 2017 par l’auteur au «Graduate Center» de la «City University of New York» (CUNY), entend montrer qu’il n’y a pas d’étanchéité profonde entre les types de narration développés dans les récits historiques et les récits fictionnels et que «la fiction peut être une alliée de l’histoire dans le processus d’occultation de la Révolution». Pour défendre son point de vue, le docteur Claudy Delné s’appuie sur les acquis de la recherche historique sur la Révolution haïtienne (1791-1803) et une lecture approfondie de certaines œuvres de fiction qui traitent de cette Révolution. Enrichie et étoffée par plus de 15 pages de références citées, cette étude nous offre une fascinante plongée dans le monde de la Révolution haïtienne qui a pris par surprise le monde esclavagiste et colonialiste, tellement un tel événement paraissait impensable à l’époque de sa réalisation. Le célèbre anthropologue et historien haïtien Michel-Rolph Trouillot, dans son  livre certainement le plus lu et le plus connu: «Silencing the Past» a émis cette interrogation terrible: «How does one write a history of the impossible?» (Trouillot 1995: 73). (Comment écrit-on une histoire de l’impossible?) [ma traduction].

Bien qu’on puisse à la rigueur dégager quelques ressemblances entre les deux thématiques, l’étude du docteur Delné ne va pas tout à fait dans le même sens que celle de Trouillot. Delné admet que «l’ouvrage de Michel-Rolph Trouillot a été le texte capital qui a déclenché en moi l’intérêt pour la question de la représentation de la Révolution haïtienne et son occultation.» (p.21). Cependant, il prend soin de préciser que le projet de son livre se différencie du projet de la recherche de Trouillot. Pour Delné, «s’il est établi que la narration historique est silencieuse sur cet événement, il n’en demeure pas moins un défi de mettre la fiction au banc des accusés de l’histoire en la soumettant à des exigences méthodologiques semblables au récit historique.» (p.21).

Le texte de Delné déroule un «va-et-vient constant entre les deux niveaux d’écriture fictionnel et historique pour montrer qu’ils se complètent et s’enrichissent mutuellement.» Comme nous le savons, l’écriture historique  combine discours et récit. Elle se sert de figures rhétoriques propres à assurer l’efficacité de son propos. Mais, nous savons qu’elle produit aussi des fictions. Puisqu’elle partage alors avec la littérature ses stratégies et ses procédés, dans quelle mesure ou en quoi se démarque-t-elle de la fiction littéraire? Comment la Révolution haïtienne a-t-elle été perçue dans l’imaginaire occidental, telle qu’elle est révélée par l’histoire ou par la fiction? Autrement dit, comment les historiens ont-ils rapporté la Révolution haïtienne? Comment les auteurs de fiction ont-ils imaginé la Révolution haïtienne?

Delné rapporte que, selon l’historien Michel-Rolph Trouillot, «la Révolution haïtienne était bâillonnée au moment même où elle s’est produite. Il [Trouillot] se réfère à la notion d’impensabilité pour expliquer l’échec de la prise en compte de la Révolution des esclaves par les nations occidentales esclavagistes, parce qu’elles ne pouvaient la concevoir dans l’éventail des options possibles.» (p.304). Pour d’autres historiens, comme Sybille Fischer (2004), «les tentatives de supprimer certains souvenirs de la Révolution haïtienne ont rarement abouti à du silence.» Delné signale que pour Fischer, la mémoire des événements de 1791 a longtemps été brouillée, et quant aux archives physiques locales, elles sont en plein désordre et les rares documents qui ont survécu sont dispersés. Cependant, Delné pense que «le problème des «traces» que Fischer soulève fait partie des différents moments de l’entrée du silence dans le processus historique.»

L’étude du docteur Delné est répartie en sept chapitres considérablement fouillés. Dans le premier chapitre, il met en lumière les liens qui existent entre les forces de production et les relations sociales de production dans la colonie de Saint-Domingue qui deviendra Haïti en 1804. Dans la théorie marxiste, les forces de production agissent sur les relations sociales et déterminent finalement la direction du développement des forces productives. A Saint-Domingue, les forces de production étaient constituées par l’exploitation du travail humain, c’est-à-dire l’esclavage de populations africaines transplantées d’Afrique, et les relations sociales reposaient sur une rigoureuse structure de classe et de race inhérente au système colonial. Dans ces conditions, explique Delné, «La Révolution des esclaves de Saint-Domingue devenait dès lors une chimère, quelque chose qui dépassait l’entendement puisqu’elle relevait de l’ordre de l’impensable. Elle ne pouvait s’apparenter au vraisemblable, puisqu’elle échappait aux catégories connues, elle défiait le raisonnement logique de l’Occident.» (p.34). Un autre aspect important développé dans ce premier chapitre consiste dans la présentation des relations entretenues entre le nouvel Etat et les trois principales puissances esclavagistes de l’époque (l’Angleterre, l’Espagne et les Etats-Unis).

L’historiographie occidentale et la Révolution haïtienne

Le deuxième chapitre explore le processus d’exclusion généralisée de la Révolution des esclaves de Saint-Domingue mise en place par l’historiographie occidentale alors que cette même historiographie n’a jamais cessé de porter aux nues les Révolutions française et américaine. Delné souligne «l’occultation totale de la plus grande révolution des temps modernes par les historiens français en général» (p.52). Delné montre que les penseurs allemands n’ont pas fait mieux, et en tout premier lieu, l’un des plus célèbres, Hegel, dans son fameux texte  sur la dialectique du maitre et de l’esclave. Delné pose la question suivante: «Était-ce dans l’ignorance de cette révolution d’esclaves qu’il construisait sa dialectique en ne se référant qu’à la métaphysique de Platon, en dépit du degré de contemporanéité de cet événement?» (p.52). Pour répondre à cette question, Delné cite le texte célèbre de l’universitaire américaine Susan Buck-Morss (2009) qui rappelle que (1) Hegel était conscient de l’importance de l’économie sucrière dont dépendait la majorité des nations d’Europe ; (2) Hegel était contemporain des événements révolutionnaires à Saint-Domingue et était à l’affût des nouvelles qui provenaient de cette ex-colonie française concernant le succès du renversement des rapports de force par les esclaves ; (3) Hegel était un abonné de Minerve, «le journal qui avait couvert la Révolution française depuis ses origines et la Révolution de Saint-Domingue dès 1792.» (p.55). Voici ce que dit Delné: «Buck-Morss se demande comment un Hegel, sensible aux transformations historiques, aux changements visibles et invisibles de l’esprit du monde, a-t-il pu imposer consciemment un long silence sur la plus grande rupture épistémologique des temps modernes, le changement paradigmatique de l’ontologie par les esclaves, l’un des pôles opposés de sa dialectique.» (p.55).

Hegel ne pouvait pas ne pas être informé de la victoire des esclaves de Saint-Domingue sur leurs maitres et les forces militaires françaises. Buck-Morss cite plusieurs faits irréfutables qui valident son argument, par exemple le fait que Hegel était un lecteur assidu du journal allemand Minerve, tout comme Goethe, Schiller, Lafayette ou le roi Friedrich Wilhelm III. Ce journal relayait assidument les événements des Révolutions française et haïtienne. Hegel lisait aussi d’une manière constante les écrits de l’abbé Grégoire, l’abolitionniste français le plus radical de cette époque. De plus, Hegel était un fervent lecteur des journaux anglais pendant la période postrévolutionnaire qui reportaient constamment les événements de Saint-Domingue tels que The Edinburgh Review et The Morning Chronicle. Delné rappelle que «Buck-Morss n’est pas la seule à avoir brisé le silence de Hegel. Un article de Pierre Franklin Tavares, ayant presque le même titre que celui du livre de Buck-Morss «Hegel et Haïti ou le silence de Hegel sur Saint-Domingue», questionne les sources historiques de la dialectique du maitre et de l’esclave….Selon Tavares, Hegel n’a jamais mentionné Saint-Domingue, mais a évoqué le nom d’Haïti comme État dans d’autres textes (comme La Raison dans l’Histoire, La Philosophie de l’esprit, Leçon sur la philosophie de l’histoire, Correspondance) mais refusait de revenir sur son désaveu de la Révolution haïtienne dans la Phénoménologie. Revenir sur son occultation monumentale aurait exigé qu’il refonde ou revisite toute sa pensée.»

D’une manière générale, souligne Delné, les historiens français ont fait le silence sur et occulté systématiquement la Révolution haïtienne. Une place à part devrait être assignée cependant à l’historien Yves Benot et, après lui, à Louis Sala-Molins, Marcel Dorigny, Pascal Blanchard, qui ont fait une meilleure réévaluation de l’importance de la colonie de Saint-Domingue dans l’économie-monde, en levant ainsi le voile sur l’occultation du rôle fondamental de la Révolution haïtienne dans la construction des concepts occidentaux de démocratie, de liberté et d’égalité.»

Au contraire de l’ensemble des historiens français, depuis les années 1990, nous dit Delné, «les écrits historiographiques des auteurs anglophones sur Haïti sont légion et traduisent une sorte de rupture épistémologique par rapport à la tradition française. Des textes théoriques tels que «Silencing the Past» de Michel-Rolph Trouillot (1995), «Hegel, Haïti, and Universal History» de Susan Buck-Morss(2009), «Modernity Disavowed: Haiti and the Cultures of Slavery in the Age of Revolution” de Sibylle Fischer (2004), “The French Atlantic Triangle“ de Christopher L. Miller (2008), etc. sont incontournables et indispensables pour appréhender le projet de baillonnement de la Révolution haïtienne par l’historiographie occidentale.» Delné soutient que «tout le renouveau du discours historique sur Haïti depuis les années 1990 nous vient principalement des Etats-Unis, à l’exception de quelques voix dissidentes françaises (Yves Benot, Pascal Blanchard/ Marcel Dorigny dans «La Fracture coloniale», entre autres») p.62). Ce chapitre est important par l’insistance et le soin mis par Delné à dégager comment les historiens occidentaux en général ont dénié aux Africains la capacité de créer une Révolution et de la faire triompher. Dans l’esprit des historiens occidentaux, seuls les «Blancs et les Euro-Américains sont prédestinés à faire l’histoire, comme l’avance Hegel, qui rejette les peuples africains dans l’anhistorique» (p.64). Delné conclut ce chapitre en expliquant que «les historiens de la période n’ont pas su rendre compte dans leurs écrits de l’importance et de la vraie signification de la Révolution, en minimisant sa portée par la banalisation et la trivialisation, ou en l’occultant purement et simplement.» (p.67).

La Révolution haïtienne à travers les textes de fiction

Les chapitres 3 et 4 explorent les représentations de la Révolution haïtienne à travers les textes fictionnels produits par les auteurs occidentaux. Si le chapitre 3 s’attache à poser les bases théoriques de la fiction telles qu’elles se dégagent des œuvres des philosophes de l’histoire comme Michel de Certeau, Paul Ricoeur, Tzvetan Todorov, Paul Veyne, Hayden White, le chapitre 4 entre de plain-pied dans l’exploration de la RePrésentation fictionnelle de la Révolution haïtienne et silence au premier degré. En ce qui concerne le rapport entre la fiction et l’histoire, Delné semble privilégier le point de vue de Todorov pour qui «il n’y a désormais  plus de faits, mais seulement discours sur les faits, et par voie de conséquence, il n’y a plus de vérité au sujet du monde, il y a seulement interprétations du monde» A partir de là, plusieurs chercheurs semblent prendre leurs distances par rapport au concept de vérité, auquel ils «substituent des notions comme l’illusion référentielle ou la vérité fictionnelle (Riffaterre), l’effet de réel (Barthes), la vraisemblance ou vérisimilitude (Genette).» (p.70). Paul Ricœur a développé une profonde réflexion sur le sujet qui l’a amené à parler, ainsi que Delné le rapporte, de «référence croisée de la fiction et de l’histoire, c’est-à-dire comprendre ce qui est fictif dans toute représentation réputée réaliste du monde et ce qui est réaliste dans toutes celles qui sont manifestement fictives.» (p. 71). Les premières œuvres occidentales de fiction traitant de la Révolution haïtienne apparaissent chez Victor Hugo dans son roman Bug-Jargal (1826) qui se déroule à l’époque du soulèvement des esclaves de 1791 à Saint-Domingue. Delné analyse ce roman comme une parodie de la Révolution de 1791: «Explicitement ou non, il s’agit d’une certaine manière de minimiser la portée de cette révolution et de tourner en dérision ses chefs… L’auteur (Victor Hugo) fait remarquer plus loin que ce sont les philosophes qui doivent être tenus responsables du soulèvement des esclaves: Les philosophes ont enfanté les philanthropes, qui ont procréé les négrophiles, qui produisent les mangeurs de blancs, ainsi nommés en attendant qu’on leur trouve un nom grec ou latin. Ces prétendues idées libérales dont on s’enivre en France sont un poison sous les tropiques. Il faut traiter les nègres avec douceur, non les appeler à un affranchissement subit. Toutes les horreurs que vous voyez aujourd’hui à Saint-Domingue sont nées au club Massiac, et l’insurrection des esclaves n’est qu’un contre-coup de la chute de la Bastille. Ainsi que le souligne fortement Delné, Hugo a raté une occasion pour poser en principe le caractère immoral de l’esclavage et amorcer un débat sérieux d’éthique sur les politiques de race. (p.77).

Le roman Ourika de Claire de Duras est un autre roman qui traite de la Révolution haïtienne. C’est une fiction littéraire complètement invraisemblable qui ne correspond pas aux réalités de son temps. Beaucoup plus connu que Bug-Jargal et Ourika, le drame poétique d’Alphonse de Lamartine, intitulé Toussaint Louverture, semble plus proche de la réalité historique et de la Révolution haïtienne. Dans une scène de cette pièce, Lamartine représente un instituteur du nom de Samuel qui fait chanter aux Nègres et aux Négresses La Marseillaise noire. Delné nous met en garde cependant de bien comprendre que La Marseillaise noire que l’on fait chanter aux Nègres fait figure d’opium. Lamartine vise à contenir toute velléité de violence libératrice contre la violence coloniale, celle du système.

Dans le chapitre 4, Delné examine deux textes fictionnels de base, Adonis ou Le bon nègre de Jean-Baptiste Picquenard (1798) et Les Nuits chaudes du Cap-Français d’Hugues Rebell (1901). Delné place ces deux romans dans la tradition d’occultation de la Révolution haïtienne et les considère comme «une érotisation de la Révolution ou des événements qui allaient mettre le Cap-Français à feu et à sang.» (p.104).

Le chapitre 5 constitue une continuation plus étoffée de l’argument de Delné selon lequel les auteurs de fiction occidentaux ont procédé dans leurs textes à un acte d’occultation de la Révolution haïtienne. Le docteur Delné titre ce chapitre: Du miroir déformant de la Révolution française ou dérive des idéaux des Lumières à la parodie de la dialectique du maitre et de l’esclave. Il travaille ici à partir de trois textes: L’Habitation de Saint-Domingue ou l’insurrection (1824) de Charles de Rémusat; Benito Cereno (1855) de l’écrivain américain bien connu Herman Melville; Drums at Dusk (1939) de l’anthologiste, romancier-poète et membre notoire de la Harlem Renaissance, Arna Bontemps. Si L’Habitation de Saint-Domingue ou l’insurrection a directement pour toile de fond l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue en 1791, les deux autres textes ne traitent pas directement de la révolte des esclaves de Saint-Domingue en 1791. Delné explique que Benito Cereno, «loin de traiter littéralement le cas de la Révolution haïtienne, métaphorise «l’impensabilité» de cette Révolution et l’occulte du même coup au moyen des techniques littéraires à travers la piraterie d’un négrier sud-américain. …  Bien que la Révolution haïtienne soit une des sources principales de Benito Cereno, on n’en a que l’écho dans le texte de Melville.» (p.173). Quant à Drums at Dusk, Delné soutient que cette fiction de Bontemps «illustre l’impossibilité pour les esclaves de briser leurs chaines comme relevant d’un besoin ontologique inné sans qu’une quelconque force extérieure l’ait propulsé.» (p.196).

La Révolution haïtienne vue par un écrivain latino-américain

Alejo Carpentier a été le premier écrivain latino-américain à publier un texte de fiction sur la Révolution haïtienne avec son roman bien connu Le Royaume de ce monde (1949). Ce roman a ouvert la voie à l’écriture du réalisme merveilleux qui allait gagner toute l’Amérique latine. Le personnage principal est un esclave du nom de Ti Noël mais le récit est raconté par un narrateur invisible et hétérodiégétique qui ne participe pas à l’histoire qu’il raconte. Défilent tout au long de ce récit des personnages bien connus de l’histoire haïtienne, le célèbre esclave fugitif et leader des marrons insurgés, Mackandal, réputé immortel selon la légende, mais qui dans la réalité a été capturé et brûlé vif en 1758; l’habitation du maitre de Ti Noël, Lenormand de Mézy; le célèbre esclave leader des insurgés, Boukman, qui a présidé à la fameuse cérémonie du Bois Caïman en 1791; le général français Leclerc, commandant des forces expéditionnaires et beau-frère de Napoléon Bonaparte; la femme de Leclerc, Pauline, sœur de Napoléon. Le roman de Carpentier se détache de tous les autres textes littéraires que nous avons cités jusqu’ici par son authenticité historique. En effet, tous les personnages et événements mentionnés dans Le Royaume de ce monde sont effectivement tirés de l’histoire réelle de la colonie et sont validés par des sources historiques. Cependant, il faut souligner que Carpentier a omis délibérément de placer les principaux héros fondateurs de la Nation haïtienne dans sa fiction littéraire. Mis à part Christophe, tous les héros fondateurs de la nation haïtienne qui ne correspondent pas au projet du réalisme merveilleux de Carpentier sont éclipsés. Pourquoi une telle omission? Pour Delné, cette omission rend son récit problématique et affaiblit du même coup le souci de vérité historique qu’il entend maintenir, comme il le dit dans le prologue. La seule fois, dit Delné, où le nom de Dessalines apparait dans le récit de Carpentier est pour l’associer au pouvoir  vodou en faisant dépendre son triomphe sur les forces expéditionnaires des grands pactes avec les loas. Delné conclut son analyse du roman de Carpentier par ce commentaire: «Ainsi, Le Royaume de ce monde, tout en occultant au second degré des aspects de la Révolution haïtienne, constitue néanmoins une nouveauté intéressante dans la fiction littéraire caribéenne par le fait que Carpentier a su montrer dans son prologue que sa visite d’Haïti l’obligeait à reconnaitre que la vraie source du réalisme merveilleux réside dans le paysage, les mythes et l’histoire des Amériques.» (p.228).

Monsieur Toussaint de l’écrivain martiniquais Edouard Glissant

Monsieur Toussaint est le nom d’une pièce de théâtre de l’écrivain martiniquais Edouard Glissant publiée en 1961. Ce n’est pas la première fois qu’un écrivain de la Caraïbe franco-créolophone s’était penché sur l’histoire d’Haïti. On se souvient de la pièce de Césaire La Tragédie du Roi Christophe. Delné dit dans son analyse de la pièce de Glissant que «Mêlant justement le fantastique au réel, Glissant parvient à fictionnaliser une réalité complexe en nous proposant une réflexion profonde sur notre rapport au passé historique.» (p.228). Personnage éminemment complexe, Toussaint possédait une plantation et des esclaves et appartenait à la classe possédante. Dans sa pièce, Glissant s’approprie le personnage de Toussaint et le fait sortir du cadre étroit d’Haïti. Il lui assigne «une dimension pan-caribéenne pour montrer que la victoire ou la défaite des héros antillais ne doit plus appartenir à leurs pays respectifs, mais à tout l’espace caribéen.»

«Au même titre que Le Royaume de ce monde de Carpentier, Glissant innove à plus d’un titre dans la représentation dramatique qu’il livre dans son Monsieur Toussaint. Il s’agit d’une pièce novatrice tant du côté de l’esthétique de la fragmentation que du côté de l’expérimentation qui caractérise le drame (Shelton 72). Les deux auteurs sont conscients de leur projet de réécriture de l’histoire en inscrivant la Révolution haïtienne dans une esthétique de l’interprétation postcoloniale.» (p.246).

La trilogie de Madison Smartt Bell sur la Révolution haïtienne

Finalement, le chapitre 7 intitulé Récit polyphonique des grandes fresques de la Révolution haïtienne: La trilogie de Madison Smartt Bell s’intéresse aux trois romans de Bell qui représentent, d’après Delné, une symphonie multivocale et constituent également la seule saga ou la seule grande épopée de la Révolution haïtienne écrite par un écrivain étranger. Ces trois romans sont All Soul’s Rising (1995), Master of the Cross Roads (2001), et The Stone that the Builder Refused (2004). Ils ont été traduits en français par l’Américain Pierre Girard sous les titres suivants: Le Soulèvement des âmes (1996), Le Maitre des carrefours (2004) et La Pierre du bâtisseur (2007), publiés tous chez Actes Sud et totalisent environ trois mille pages. La trilogie de Bell met en scène trois personnages principaux: un Français, le Docteur Antoine Hébert, Toussaint Louverture, leader principal des insurgés noirs, et l’esclave Riau qui s’est fait marron en désertant l’habitation de son maitre Arnaud. Dans l’examen approfondi qu’il fait de cette trilogie de Bell, le docteur Delné pose à juste titre cette remarque importante: Je trouve même étonnant l’absence totale ou presque de métafiction ou de grands récits fictionnels de la Révolution par des auteurs haïtiens à la manière de Bell dans ses trois volumes, compte tenu de la fécondité de la production littéraire en Haïti et dans la diaspora.» (p.250).

L’analyse générale que fait Delné de la trilogie de Madison Smartt Bell peut se résumer à ceci: «Traité comme déterminant dans la structure narrative de la trilogie, le vodou devient la quintessence de la mise en récit de la révolution ou le socle sur lequel reposent les trois tomes de la fiction de Bell…Bell parait suggérer que pour accomplir la geste de 1804 qui s’est réalisée au prix d’énormes monstruosités, il a fallu d’abord le recours à des forces occultes et supranaturelles.»

Cette étude de Claudy Delné sur la Révolution haïtienne n’est peut-être pas aussi connue que le texte de Michel-Rolph Trouillot, Silencing the Past. Power and the Production of History mais les qualités d’analyse, de synthèse, de réflexion théorique sur l’histoire et la fiction qu’elle révèle sont tout ce qu’il y a de remarquable. Delné fait de l’histoire avec la littérature mais en même temps définit méthodiquement les usages de la littérature en histoire. Il possède un sens sûr de la documentation, ce qui est manifeste par l’étendue et la diversité de ses références. Je recommande passionnément l’ouvrage du docteur Claudy Delné. 

Hugues Saint-Fort
New York, novembre 2020

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 Viré monté