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La question de l’accent : pouvoir, prestige et préjugé |
Selon l’Encyclopédie libre Wikipédia, un shibboleth «is a word, sound, or custom that a person unfamiliar with its significance may not pronounce or perform correctly relative to those who are familiar with it. It is used to identify foreigners or those who do not belong to a particular class or group of people. It also refers to features of language, and particularly to a word or phrase whose pronunciation identifies a speaker as belonging to a particular group.»
(«est un mot, son, ou coutume qu’une personne qui ne connait pas bien sa signification peut ne pas prononcer ou utiliser correctement aux yeux de ceux qui l’utilisent couramment. Il sert à identifier des étrangers ou ceux qui n’appartiennent pas à une classe ou un groupe particulier de personnes. Il renvoie aussi à des traits de langue, et particulièrement à un mot ou une expression dont la prononciation identifie un locuteur comme appartenant à un groupe spécifique») [ma traduction].
Toujours selon Wikipédia, le terme provient du mot hébreu shibbolet. Son usage moderne dérive d’un rapport dans la Bible hébraïque, rapport dans lequel la prononciation de ce mot a été utilisée pour distinguer les Ephraimites---dont le dialecte ne contenait pas le phonème [ʃ] ch comme dans l’anglais shoe [ʃu], ou le français cher [ʃɛR], ou le kreyòl chita [ʃita] ---des Gileadites dont le dialecte contenait ce phonème.
Wikipédia rapporte que dans le livre des Juges, au chapitre 12, à la suite d’une défaite militaire infligée par les habitants de Gilead à la tribu d’Ephraïm (entre 1370-1070 BCE), les survivants Ephraimites essayèrent de traverser le fleuve du Jourdain pour rentrer chez eux, mais les hommes de Gilead les arrêtèrent et leur demandèrent de s’identifier. Pour cela, ils durent se soumettre à un simple test qui consistait à prononcer le mot «Shibboleth». Tous ceux qui ne pouvaient pas prononcer la consonne fricative [ʃ] ch et prononçaient à sa place la consonne sifflante [s] s en disant «Sibboleth» étaient passés par les armes. Selon Wikipédia, quarante-deux mille Ephraimites furent tués en cette occasion.
L’histoire récente d’Haïti contient un mémorable cas de Shibboleth sur lequel nos manuels ne mettent pas assez l’accent mais que trois de nos plus grands écrivains contemporains Jacques Stephen Alexis dans «Compère Général Soleil» (1955), René Philoctète dans «Le Peuple des terres mêlées» (1989), et Edwidge Danticat dans «The farming of bones» (1998) ont immortalisé douloureusement dans ces trois superbes romans. Ils racontent l’utilisation par les soldats dominicains du mot espagnol perejil (persil, en français) – difficile à prononcer par un créolophone – comme un shibboleth pour identifier et massacrer près de 30.000 immigrants haïtiens qui vivaient le long de la frontière haïtiano-dominicaine. C’était en octobre 1937.
En 1983, la grande poétesse noire américaine, Rita Dove, composa en l’honneur des immigrants haïtiens assassinés par les soldats du dictateur fasciste dominicain Rafael Trujillo, le magnifique poème Parsley qu’elle lut à la Maison Blanche.
Si j’ai choisi d’introduire la question de l’accent dans une communauté linguistique par le phénomène du shibboleth, c’est parce que ce dernier représente le meilleur symbole du pouvoir de la langue dans toutes les sociétés humaines. Dans les deux cas que nous avons cités, le shibboleth constitue le symbole extrême du pouvoir de la langue qui donne droit de vie et de mort sur ceux qui n’en possèdent pas la maitrise. Mais, dans la vie courante, l’accent véhicule aussi bien des avantages sociaux tels le prestige, la considération sociale, que des attitudes négatives telles des préjugés ou des discriminations sociales. Dans une société comme la société haïtienne traversée de part en part par des manifestations aigues de lutte de classes, l’accent représente la première identification du locuteur et permettra de le juger favorablement ou défavorablement.
Il y a plusieurs façons de définir l’accent. Commençons par mettre de côté l’accent en tant que signe diacritique qui, dans certaines langues, et dans la manifestation écrite de la langue, a pour rôle de préciser la fonction des voyelles. Par exemple, en kreyòl, on se sert de l’accent en tant que signe diacritique pour changer e en è, o en ò, et aussi pour empêcher la nasalisation de la voyelle orale «a» devant la consonne nasale «n». Voyez par exemple la différence entre van et vàn, pan et pàn. Il est entendu que ce n’est pas de ce type d’accent dont nous parlerons dans ce texte.
Dans le langage courant, et en sociolinguistique, l’accent désigne certaines spécificités de la manifestation orale de la langue qui permettent de distinguer la prononciation d’un locuteur d’une variété régionale par rapport à une prononciation considérée plus standard. Par exemple, en Haïti, quand on dit d’un locuteur qu’il parle avec «l’accent du Nord» (aksan moun lan Nò), on se réfère en fait à des phénomènes aussi variés que la prononciation du pronom de troisième personne «li» en «i», (i tonbe lan nèj la, au lieu de li tonbe lan nèj la), ou le segment «a» précédant un possessif, (pitit an m /pitan m au lieu de pitit mwen1; dans ce syntagme nominal, le segment a s’est nasalisé au contact de la nasale m pour devenir an, c’est l’assimilation régressive dont parlent les linguistes) ou encore une intonation spécifique qui caractérise le kreyòl parlé dans le Nord d’Haïti.
Les non-linguistes ont tendance à utiliser le terme dialecte en tant que synonyme d’accent mais les linguistes (sociolinguistes) prennent soin de distinguer l’accent du dialecte. Pour ces derniers, le terme dialecte se réfère à des sous-variétés d’une même langue. Trudgill (2003 : 35) définit le dialecte comme «a variety of language which differs grammatically, phonologically and lexically from other varieties, and which is associated with a particular geographical area and/or with a particular social class or status group.» (une variété de langue qui diffère grammaticalement, phonologiquement, et lexicalement d’autres variétés, et qui est associée avec une zone géographique particulière et/ou avec une classe sociale particulière ou un groupe de statut particulier.) [ma traduction]. L’accent se réfère à la prononciation tandis que le dialecte se réfère surtout à la grammaire et au vocabulaire. Si j’entends un locuteur dire «kannistèr», alors qu’un autre dit «mamit», je peux en toute bonne foi conclure que le premier est un locuteur du Nord alors que le second vraisemblablement serait du Centre ou de la région de Port-au-Prince. C’est ici une différence de vocabulaire, le dialecte du Nord, opposé au dialecte de Port-au-Prince. Les sociolinguistes distinguent les accents régionaux des accents sociaux. L’accent qui se dégage du kreyòl parlé par les locuteurs habitant le Nord d’Haïti caractérise un accent régional par rapport à l’accent plus courant qui caractérise le dialecte en usage dans l’Ouest et la région de Port-au-Prince. Toute communauté linguistique possède ses accents régionaux: en France, par exemple, on parle souvent de l’«accent du Midi» pour caractériser des phénomènes tels que la prononciation des e caducs appelés aussi e «muet», ou encore une certaine intonation propre aux locuteurs de la partie méridionale de la France. Aux Etats-Unis, il existe un accent régional marqué qui distingue les locuteurs du sud des Etats-Unis, tels ceux du Texas ou du Mississippi ou de l’Alabama par exemple, par rapport aux locuteurs de la côte du Nord-Est tels ceux de New York ou de Philadelphie ou de la Nouvelle-Angleterre. Rappelons que tout locuteur possède un accent et qu’une communauté linguistique, terme fondamental en sociolinguistique, désigne un groupe de gens qui sont en contact habituel les uns avec les autres, qui partagent une variété linguistique et des conventions sociales, ou des normes sociolinguistiques sur l’usage de la langue (ma traduction de Van Herk 2012).
On parle d’accents sociaux pour se référer au niveau d’éducation et de culture qui se dégage du parler d’un locuteur. Dans certaines sociétés industrialisées avancées (Grande-Bretagne, France…), l’accent social représente généralement un marqueur de classe. En Haïti, l’analyse de la situation sociolinguistique évoque bien des questions de luttes de classe mais semble aller bien au-delà. Traditionnellement, l’usage du français caractérise des situations de pouvoir économique, social ou politique ayant cours dans la communauté linguistique haïtienne. La relative proximité entre le kreyòl et le français est venue compliquer cette situation. L’usage des voyelles antérieures arrondies françaises [ʏ] u, comme dans rue, [ø] eu, comme dans bleu, [œ] eur, comme dans peur est généralement perçu comme des marques phonologiques produites par des locuteurs appartenant aux catégories urbaines, éduquées et relativement privilégiées. A l’opposé, la production créole de ces voyelles arrondies françaises, [i] comme dans lari, [e] comme dans ble, [ɛ] comme dans pè, est vilipendée, minorée, dévalorisée par les catégories urbaines, éduquées et semi-éduquées. Certains locuteurs ont pris l’habitude de tourner en dérision la production créole de ces voyelles arrondies françaises en qualifiant leurs locuteurs de «bouch sirèt», stigmatisant ainsi l’emploi de i au lieu de u, de e au lieu de eu, de è au lieu de eur.
C’est le moment de rappeler que cette perception des classes moyennes haïtiennes n’est fondée sur aucune explication linguistique ou logique. C’est tout simplement l’un des aspects de l’idéologie linguistique de la classe dominante à l’œuvre dans la communauté linguistique haïtienne. Cette idéologie impose ce qui compte en tant que langue dans la société haïtienne. Pour les défenseurs de cette idéologie, c’est la langue française même si ce n’est qu’une poignée de locuteurs haïtiens (à peine 5%) qui la parlent, la comprennent et l’écrivent, à des degrés variables de compétence. Le kreyòl est relégué à un rang inférieur, et puisqu’on est obligé de s’en servir dans la société haïtienne, les défenseurs de l’idéologie dominante imposent de parler une variété qui se «rapproche» le plus étroitement possible de la variété française. Les valeurs associées à cette variété plus ou moins «francisée» traduisent bien les luttes de classe qui font rage dans la société haïtienne. Curieusement, ce sont les classes moyennes haïtiennes qui sont les premières victimes (consentantes) de cette idéologie car elles acceptent sans protester cette domination de l’idéologie dominante, coincées qu’elles sont entre la chute dans la classe ou les classes au-dessous et la possibilité de gagner des positions sociales supérieures, avec tout ce que cela comporte en fait d’acquisition de biens matériels ou immatériels (respect, savoir, prestige…). Il est bien connu en sociolinguistique que les valeurs attachées par la société à certains groupes sont associées aux formes linguistiques utilisées par les membres de ces groupes.
Le choix d’une variété standard dans le processus inévitable d’aménagement linguistique dans la communauté linguistique haïtienne va poser des problèmes difficiles aux techniciens de la langue, aux linguistes, et aux décideurs politiques. Selon le linguiste Jean-Marie Klinkenberg (1999), les langues standard naissent dans des situations où la société éprouve la nécessité d’une communication très large, dans laquelle la question de l’interprétation des variétés se poserait le moins possible. La normalisation répond donc en premier lieu à des besoins communicatifs. Mais elle correspond aussi à d’autres besoins moins explicites (comme celui d’assurer la domination d’une classe sur les autres). Il est possible que la société haïtienne soit entrée dans cette période de communication élargie qui requiert le choix d’une variété standard. Van Herk (2012 : 12) définit une variété standard comme «the codified variety of a language, that is, the language taught in school, used in formal writing, and often heard from newscasters and other media figures who are trying to project authority or ability.» (la variété codifiée d’une langue, c’est-à-dire, celle qui est enseignée à l’école, utilisée à l’écrit dans des situations formelles, et qu’on entend souvent chez les présentateurs de journaux à la radio ou à la télé ou chez des figures de médias qui essaient de projeter une image d’autorité ou de maitrise linguistique.) [ma traduction].
En Haïti, devra-t-on choisir une variété standard du kreyòl ou cette variété s’imposera-t-elle par elle-même par suite de toute une série de facteurs? Dans la société française à tradition fortement centralisatrice, c’est la variété parlée dans l’ile de France et à la Cour, qui, par suite de l’adoption des normes parisiennes par les fonctionnaires, l’aristocratie de province et les lettrés, gagna progressivement l’ensemble des habitants des villes et s’imposa au fil du temps dans le pays tout entier. (Lodge 1997) Aux Etats-Unis, il n’existe pas, comme c’est le cas en France et en Grande-Bretagne, de variété reconnue comme référence sociologique existante, prise comme modèle (Gadet 2003) telle que «le français parisien cultivé» ou la variété d’anglais britannique connue comme le «RP accent» (Received Pronunciation). Il semble plus ou moins admis que la variété d’anglais américain qui se rapproche d’une certaine variété standard américaine est celle pratiquée par les locuteurs vivant dans des états du Midwest américain (Midwestern accent). Les présentateurs des journaux télévisés (jt) sont généralement considérés comme les meilleures références dans la production de cette variété standard américaine (General American English). Walter Cronkite qui a fait les beaux jours d’un célèbre «network» dans les années 1960-1970 est le présentateur modèle le plus souvent cité.
Depuis quelques années, la tendance est de dire que la variété kreyòl en usage dans la capitale est en train de s’imposer comme la variété la plus importante dans le pays sur le plan du volume de ses locuteurs, du prestige qui lui est attribué, ou de la facilité avec laquelle elle a gagné les locuteurs des autres variétés. Il est possible que ce soit une impression d’autant plus qu’il n’existe pas, à ma connaissance, d’études universitaires qui soient venues confirmer un tel jugement.
Hugues Saint-Fort
New York, 18 avril 2013
Note
- Je remercie mon collègue linguiste Jacques Pierre professeur à Duke University, locuteur natif du dialecte du Nord d’Haïti de m’avoir signalé cette particularité.
Références citées :
- Gadet, Françoise (2003) La variation: le français dans l’espace social, régional et international. In: Le Grand Livre de la Langue française, pgs. 91-152, Marina Yaguello (ed.) Paris: Seuil.
- Klinkenberg, Jean-Marie (1999) La variété linguistique. Des langues et des hommes. .
- Lodge, R. Anthony (1997) Le français. Histoire d’un dialecte devenu langue. Paris: Fayard. .
- Trudgill, Peter (2003) A Glossary of Sociolinguistics. Edinburg: Edinburg University Press. .
- Van Herk, Gerard (2012) What is Sociolinguistics? Wiley-Blackwell.