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Questions de terminologie

«Tour opérateur» ou «Voyagiste»:
Lequel des deux conduira les touristes sur les plages d'Haïti?

Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue
Montréal, le 26 janvier 2013

La lecture soutenue des journaux, magazines et blogs, publiés en français tant en Haïti qu’en diaspora, fournit au chercheur une extraordinaire mine de renseignements sur plusieurs aspects du traitement de l’écrit. Le chercheur y puise d’utiles données quant à la compétence écrite des «sujets écrivants» que sont les journalistes professionnels ou occasionnels et nombre de rédacteurs ponctuels d’articles peu familiers des exigences et protocoles de rédaction. Dans les textes publiés par les médias, il peut apprécier les niveaux ou registres de langue, l’amplitude et la rigueur du vocabulaire conceptuel, général et/ou technique, l’activité néologique, les emprunts et les calques, la maîtrise de la syntaxe comme celle du sujet traité, etc. «Sujet écrivant» lui aussi, le chercheur est également un «sujet apprenant» capable de s’enrichir continuellement de ses observations linguistiques.
Je viens de lire avec profit, dans Le Nouvelliste1 de Port-au-Prince, un article (««Vacances Sunwing» annonce ses opérations (sic) sur Port-au-Prince») qui soulève une intéressante question d’ordre terminologique. En voici un extrait.

«Dès le mercredi 17 juin prochain, les premiers vols directs du Groupe de voyage Sunwing à destination de Port-au-Prince au départ de Montréal s'effectueront. Ces vols se réaliseront en partenariat avec Haïti Express qui est un tour opérateur (sic) spécialisé sur cette destination depuis plusieurs années. Les tarifs et les horaires de vols du Groupe sont déjà disponibles dans les systèmes informatisés des agences de voyages».

Le lecteur aura noté que le journaliste utilise le terme «tour opérateur», un calque morphologique de l'anglais «tour operator». Le terme «tour opérateur» est un calque improductif et tout à fait inutile, redondant, que les Français, en France, emploient sans justification terminologique crédible, comme du reste ils le font lorsqu’ils utilisent à tort «escalator» en lieu et place d’«escalier mécanique», «sponsoriser» au lieu de «commanditer», «sponsor» plutôt que «commanditaire», etc. Le calque est dit inutile, improductif ou redondant lorsqu’il fait double emploi avec un équivalent français uninotionnel conforme au système de la langue. On entend par calque morphologique un «Calque dont la forme étrangère est traduite et remplacée dans la langue emprunteuse par une forme nouvelle qui imite le modèle morphosyntaxique étranger et reproduit plus ou moins exactement l'image véhiculée par la langue étrangère «(Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française).

Retour sur les données terminologiques

L’intrus «tour opérateur», employé à tort et à travers dans nombre de pays de la Francophonie, a fait l’objet de plusieurs enquêtes et dossiers terminolinguistiques en France, au Québec, en Suisse et en Belgique. Les Commissions de terminologie de la France et du Québec –qui étudient les langues de spécialités, les vocabulaires scientifiques et techniques, et non pas la langue générale–, ont analysé le calque morphologique «tour opérateur» et elles ont statué. La Commission de terminologie de l'Office québécois de la langue française, en juillet 1981, a recommandé le terme «voyagiste» (n. m., n. f.) dont les synonymes sont: «organisateur de voyages» (n. m.), «organisatrice de voyages» (n. f.). Les domaines d’emploi et d’appellation d’emploi de ces termes sont: hébergement et tourisme → voyage. Cette Commission a également recommandé d’éviter l’emploi des formes fautives «tour-opérateur», «tour opérateur» et  «opérateur de tour». Le «voyagiste» est donc une «Personne morale ou physique qui commercialise des voyages à forfait directement ou par l'entremise d'agences de voyages» (Grand dictionnaire terminologique) Dans l’Hexagone, la Commission générale de terminologie et de néologie de France a officialisé les termes «organisateur devoyages» et «voyagiste» en 1992.

Pour sa part, la banque de données terminologiques et linguistiques du gouvernement fédéral canadien, Termium Plus, consigne sur ses fiches les données suivantes: (a) «tour operator»«organisateur de voyages»; (b) «group operator»«organisateur de voyages en groupe»; (c) «wholesale tour operator»«voyagiste»; (d) «packager»«entreprise  voyagiste». Termium Plus définit l’«entreprise voyagiste» dans un rapport d’équivalence synonymique avec le «voyagiste»: [Entreprise qui] confectionne un voyage à forfait dont il étudie l'itinéraire, la durée, les horaires. Établit le devis du voyage, rédige le programme qu'il présente au public sous diverses formes, circulaires, brochures [...] de l'entreprise ou une agence de publicité [...]».  Termium Plus précise de surcroit, au champ «note» de son dossier terminologique, que le terme «tour-opérateur» est à proscrire d'après la Commission de terminologie du tourisme de la France. Enfin elle observe que les termes «organisateur de voyages en groupe» et «voyagiste» ont été  uniformisés par l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI).

Résumons. Au plan notionnel, les sèmes définitoires provenant de diverses sources terminologiques et lexicographiques recoupent in fine ceux du dictionnaire généraliste en ligne Sansagent que l’on peut facilement consulter sur Internet: «Le «voyagiste» est un organisme chargé d'organiser des séjours touristiques en assemblant plusieurs prestations de ses fournisseurs (compagnies aériennes, hôteliers, autocaristes, restaurateurs, guides, etc.) et de les vendre à un prix tout compris, c'est-à-dire un «forfait». Il anticipe la demande de la clientèle en proposant ses offres de forfaits en brochure.» (http://dictionnaire.sensagent.com/tour%20op%C3%A9rateur%20/fr-fr/). L’auteur de l’article ««Vacances Sunwing» annonce ses opérations (sic) sur Port-au-Prince» aurait donc pu sans difficulté employer, en lieu et place de l’erratique «tour opérateur», le terme exact «voyagiste» recommandé par les Commissions de terminologie que je viens de mentionner et qui sont connues depuis plus de trente ans pour la rigueur scientifique de leurs travaux. Mais dans tous les cas de figure son article a le grand mérite d’ouvrir une fenêtre sur la problématique des emprunts en français et, avec le même intérêt, en créole, dès lors que l’on fait appel à des termes spécialisés dans l’usage grand public de la langue écrite.

La vie des langues: emprunt linguistique, emprunt lexical

Depuis la nuit des temps les langues naturelles sont des langues voyageuses et elles entrent en contact les unes avec les autres. En fonction de leurs besoins de communication, les locuteurs des langues naturelles inventent des termes nouveaux ou procèdent par emprunt. L’Histoire fournit de nombreux exemples attestant que les langues naturelles sont aisément «emprunteuses»: elles empruntent, développent des mécanismes d’emprunt, et n’importe quelle langue peut être appelée un jour, selon le contexte et la culture, à emprunter des termes de ses réserves basilectales2 ou mésolectales (emprunt interne) comme elle peut puiser dans les réserves lexicales d’une autre langue (emprunt externe) pour nommer des réalités courantes ou en mutation, ou pour exprimer de nouvelles réalités. On désigne ce phénomène courant sous le nom d’«emprunt linguistique», ainsi défini : «Procédé par lequel les utilisateurs d'une langue adoptent intégralement, ou partiellement, une unité ou un trait linguistique (lexical, sémantique, morphologique, syntaxique, phonétique) d'une autre langue. Ce procédé de l'emprunt inclut le calque linguistique où le transfert de sens s'effectue par traduction. Le terme désigne également l'élément emprunté (unité ou trait linguistique).» (Grand dictionnaire terminologique). Par exemple, il est attesté que le locuteur créolophone a emprunté de l’anglais le terme «bucket» (seau, récipient destiné à recevoir un liquide) et qu’il l’a transformé en «bokit» dans la même aire sémantique. Il y a plus de trente ans, en Haïti, le parquet d’une maison était lavé à l’aide d’un «kòlèt» (créole), l’équivalent d’une «serpillère» (français). Aujourd’hui, le même parquet est nettoyé au moyen d’une «mòp», également une «serpillère», tandis que le «flyer» a remplacé «l’affiche» et «l’affichette» en créole comme en français. Lors du sanglant coup d’État des narcotrafiquants des FAd’H (Forces armées d’Haïti) en 1991, les locuteurs anglophones ont lu et entendu dans tous les médias de langue anglaise le terme «coup d’État» qui n’a pas d’équivalent en anglais. L’anglais l’a tout simplement emprunté du français, comme elle a fait sienne les termes «cappuccino», «hors-d’œuvre», etc. Le Littré - Dictionnaire de la langue française (1872-77) consigne ainsi la définition du terme «maïs»: ««Mahis», mot haïtien, d'après Hernandez, Hist. plant. VI, 44. M. le professeur Fée dit (Souvenirs de la guerre d'Espagne, p. 128) que, d'après un passage d'Antonio Solis, on ne peut douter que le maïs ne soit originaire d'Amérique; ainsi le nom de blé de Turquie est impropre.» Le terme «maïs» est de la sorte défini par le Centre national de ressources textuelles et lexicales du CNRS de France: «Emprunt, par l'intermédiaire de l'espagnol maiz «id.», au taino [Arawak d'Haïti] où le mot a dû avoir la forme mahiz (cf. 1555, Poleur, Histoire naturelle et généralle des Indes...». En clair, la langue française a emprunté depuis fort longtemps, de l’Arawak, langue amérindienne, le terme «maïs», pour exprimer une réalité nouvelle qui n’existait pas en France aux premiers jours de la colonisation.

Les linguistes qui travaillent sur le phénomène des langues en contact ont à dessein approfondi la notion d’«emprunt lexical». Pour étayer cette notion, je donne longuement la parole à la linguiste Christiane Loubier, de l’Office québécois de la langue française: 

«L’appellation emprunt lexical correspond à un emprunt intégral (forme et sens) ou partiel (forme ou sens seulement) d’une unité lexicale étrangère. L’emprunt lexical porte essentiellement sur le mot, dans sa relation sens-forme. Cette caractéristique le différencie des autres catégories, particulièrement de l’emprunt syntaxique et de l’emprunt phonétique. C’est dans le lexique d’une langue que les emprunts sont les plus nombreux. On distingue quatre principaux types d’emprunts lexicaux:

  1. L’emprunt intégral, qui est un emprunt de la forme et du sens, sans adaptation ou avec une adaptation graphique ou phonologique minimale.
    Exemples: staff, shopping bag, lobby, artéfact, démotion, jamboree.
     
  2. L’emprunt hybride, qui est un emprunt de sens, mais dont la forme est partiellement empruntée.
    Exemples: dopage, focusser, coach de vie.
     
  3. Le faux emprunt, qui a l’apparence d’un emprunt intégral et qui est constitué d’éléments formels empruntés, mais sans qu’aucune unité lexicale (forme et sens) ne soit attestée dans la langue prêteuse. Ainsi, en français, il peut exister un terme composé de formants anglais, mais sans que cette forme, d’apparence anglaise, ne corresponde véritablement à un terme anglais.
    Exemples: Tennisman est une forme créée en français, mais imitée de l’anglais. En anglais, on utilise plutôt tennisplayer pour nommer le joueur de tennis. Relooker, utilisé au sens de «donner une nouvelle apparence», est un terme créé en français à partir de look. Brushing est également une création française lorsqu’il est utilisé dans le sens de «séchage à la brosse». L’équivalent anglais est blow-drying.
    Parfois, le faux emprunt résulte d’un emprunt limité à la forme. Il donne lieu à des sens différents selon la langue.
    Exemples: En anglais, slip n’a pas le sens de «petite culotte que l’on porte comme sous-vêtement». Dans cette langue, briefs désigne le sous-vêtement masculin et panties, le sous-vêtement féminin. Pin’s (avec une apostrophe faussement anglaise) est parfois employé au sens d’«épinglette», alors qu’il fait référence à une «épingle» en anglais.» (Christiame Loubier, «De l’usage de l’emprunt linguistique»).»

Dans le cas d’Haïti, les flux migratoires et le poids des échanges économiques avec les États-Unis, depuis 1934 notamment, expliquent que les emprunts lexicaux du français comme du créole, proviennent en grande partie de l’anglais. Mais il serait intéressant d’étudier par ailleurs la typologie des emprunts à l’espagnol compte-tenu de l’élargissement et de la différenciation sociale des flux migratoires haïtiens vers la République Dominicaine, en particulier depuis le séisme de 2010.  

Toujours est-il qu’en prenant appui sur le cadre théorique proposé par Christiane Loubier, il est loisible de repérer nombre d’emprunts lexicaux (des termes simples et des termes complexes) de l’anglais vers le français d’Haïti, et d’en faire par la suite une classification (taxinomie) pour en démontrer le mécanisme. Ainsi, il y a belle lurette depuis que le terme «staff» est employé aussi bien en français qu’en créole. L’installation du capitalisme financier en Haïti a accouché, dans le domaine de la comptabilité, du terme «payroll» qui est la «paie» selon l’Institut canadien des comptables agréés (2006). Les fiches terminologiques des Services linguistiques de Radio Canada consignent, pour le terme «payroll», les deux variantes orthographiques suivantes: «paie» (1987) et «paye» (1978). Pour sa part, le Grand dictionnaire terminologique atteste, pour «payroll», les équivalents français «paie», «liste de paie», «frais de personnel», «bordereau de paye». L’anxiogène «black-out», (arrêt de l’alimentation électrique), en créole comme en français, est passé dans la langue de tous les jours depuis fort longtemps, au grand dam d’un Premier ministre qui promet le miracle, d’ici six mois, d’une électrification totale du pays. À Port-au-Prince, la Rue des Miracles est déjà en embuscade… Quant à lui, le terme complexe «focus group» figure dans Le Nouvelliste du 25 janvier 2013, à l’article «Un focus group sur le leadership pour la prévention du SIDA». L’auteur de l’article aurait pu librement choisir un équivalent français conforme au système de la langue : il aurait pu utiliser les équivalents «groupe de discussion», «groupe de clientèle», «réunion de groupe» proposés en 2003 et 2006 par le Grand dictionnaire terminologique, tandis que la Commission générale de terminologie et de néologie de France proposait en 2006 l’équivalent «groupe cible» pour rendre le terme complexe «focus group».

Pour revenir à notre tout premier exemple, le Petit Larousse en ligne –interrogé le 25 janvier 2013–, consigne les termes «tour-opérateur», «tour-opérateurs» (sans aucun marqueur d’usage du type «calque», «anglicisme», «terme à éviter») tout en précisant qu’ils sont synonymes de… «voyagiste», terme pourtant officialisé en 1992 par la Commission générale de terminologie et de néologie de France. Cet exemple permet de clarifier un malentendu existant souvent parmi les locuteurs bilingues créole-français quant à la conformité d’un terme consigné dans un dictionnaire généraliste. Le simple fait qu’un terme figure dans un dictionnaire usuel, en particulier Le Petit Larousse, ne signifie pas qu’il soit porteur de la distinction «recommandé» ou «normalisé», étiquettes qui relèvent du mandat des Commissions de terminologie. Autrement dit, le locuteur ou le rédacteur doit bien comprendre que la présence d’un terme dans un dictionnaire généraliste signifie que ce terme a été relevé dans plusieurs sources et qu’il a été consigné au titre d’une attestation de son existence. L’esprit critique est donc de mise, en dictionnairique comme dans l’usage des dictionnaires: ne pas prendre pour argent comptant ou «parole d’évangile» tout ce qui figure dans un dictionnaire généraliste. La présence des termes proscrits «tour-opérateur», «tour-opérateurs» dans le Petit Larousse en ligne, en 2013, atteste que la direction éditoriale de ce dictionnaire a passé outre l’officialisation en 1992 du terme «voyagiste» par la Commission générale de terminologie et de néologie de France. La production d’un dictionnaire généraliste tel que Le Petit Larousse n’est pas exempte d’erreurs ou de choix lexicographiques parfois douteux sinon laxistes: le lecteur doit le savoir afin de faire des choix éclairés, entre autres en comparant les propositions d’équivalences ainsi que les définitions de termes fournies par différents dictionnaires.

Alors, «tour opérateur» ou «voyagiste»: lequel des deux conduira les touristes sur les plages d’Haïti? Certainement le «voyagiste» puisque le «tour opérateur» est à proscrire pour les raisons terminolinguistiques que j’ai présentées. Les touristes seront sans doute quelques dizaines à quitter l’extrême froidure du Canada pour tenter l’expérience d’une offre touristique qui –les décideurs politiques haïtiens devraient le savoir–, doit s’arrimer aux questions terminologiques et linguistiques que j’ai soulevées dans cet article et dans l’article «La boutique hors-taxes de Madame la Ministre». L’offre touristique est un lieu-clé d’échanges linguistiques intensifs et diversifiés: elle est donc porteuse d’enjeux linguistiques et terminologiques dont il faut déjà mesurer la nature. L’État haïtien mérite d’être interpellé sur ce créneau également, à l’aune de la parité statutaire des deux langues officielles d’Haïti, le créole et le français, et dans le cadre de la future première loi d’aménagement de ces deux langues. Celle-ci devra circonscrire, en particulier pour permettre au créole de développer son potentiel productif, une politique de l’emprunt linguistique ouverte, rigoureuse et rassembleuse.

Notes

  1. Le Nouvelliste, 24 janvier 2013: http://lenouvelliste.com/article4.php?newsid=70143
     
  2. Le basilecte et l’acrolecte sont des termes spécialisés du vocabulaire de la créolistique. Dans une situation de continuum linguistique, le basilecte est la variété de langue la plus éloignée du pôle défini comme «supérieur», celle qui comprend le maximum de traits et est le moins valorisé socialement. Certains illustrent le basilecte par le vocable «kreyol rèk». Dans une situation de continuum linguistique, l’acrolecte désigne la variété de langue, souvent interférentielle, qui se classe dans la zone intermédiaire entre deux pôles, l'acrolecte (proche de la forme européenne standard) et le basilecte.

 boule

Viré monté