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Lettre ouverte à Mirlande Manigat: aménagement linguistique Par Robert Berrouët-Oriol Les acrobaties sémantiques de Mirlande Manigat |
Madame,
La publication en ligne www.haïti libre.com a le mérite, que je salue volontiers, de donner accès ce dimanche 8 mai 2011, au texte «Haïti - Constitution: Mirlande Manigat sort de son silence sur l’amendement de la Constitution».
J’ai lu ce texte avec la meilleure attention et je me dois, Madame, de partager, avec vous et avec d’autres lecteurs de cette lettre ouverte, mes profondes inquiétudes quant à l’opinion que vous exprimez à propos du «problème de la langue en Haïti»…
Il y a des préalables éthiques et herméneutiques à mon propos: vous êtes mon aînée et je commettrai ma lettre ouverte dans le respect des règles habituelles qui gouvernent les échanges et débats publics entre pairs. Cela étant dit, je puis vous assurer, Madame, que je ne vous ferai aucun «cadeau» dans cette lettre ouverte, «cadeau» qui serait de l’ordre du ‘lese grennen’ ou du ‘kase fèy kouvri sa’, du ‘ jan l pase l pase’, à l’œuvre dans une certaine sous-culture haïtienne pré-scientifique, sous-culture de compromission à tous crins, de bouzinaj politik jeneralize, borgne et amnésique, voire tolérante jusqu’à la mutité la plus toxique…
Madame, c’est précisément la dangerosité et la toxicité de votre extraordinaire opinion de «constitutionnaliste» à propos du créole et de la version créole de la Constitution haïtienne de 1987 que je conteste publiquement aujourd’hui.
PREMIÈRE INTOXICATION MANIGATISTE
À propos de la fort contestée tentative d’amendement constitutionnelle en cours ces jours-ci en Haïti, vous affirmez, Madame, et dehors de toute référence connue et reconnue en jurilinguistique, que «S’agissant d’une opération concernant la Loi-mère, on s’étonne que l’un et l’autre texte n’aient pas respecté la dualité linguistique proclamée dans la Constitution.»
D’entrée de jeu, Madame, vous induisez vos lecteurs en erreur –et cette erreur, qui atteste votre pitoyable méconnaissance de la situation linguistique haïtienne--, vous conduit à formuler des assertions toxiques et dangereuses pour l’aménagement tant du créole que du français en Haïti. Car selon notre Charte fondamentale il n’y a pas de «dualité linguistique proclamée dans la Constitution»: il y a bien, en Haïti, deux langues officielles, le français et le créole, et notre Loi-mère consigne que «Sèl lang ki simante tout Ayisyen nèt ansanm, se kreyòl la» (atik 5, Konstitisyon Repiblik Ayiti 1987). Hier comme aujourd’hui, il faut en mesurer les exigences au plan constitutionnel. Je vous invite donc instamment, Madame, à bien comprendre, désormais, les sèmes définitoires du terme «dualité: «caractère de ce qui comporte deux principes différents, de ce qui est double.» Vous conviendrez avec moi, Madame, qu’en ce qui concerne la Constitution de 1987 et au plan de la configuration notionnelle du terme «dualité», nous sommes plutôt en présence d’un principe constitutionnel unique, le statut officiel des deux langues haïtiennes, et de l’unicité du principe linguistique intrinsèque à la Constitution de 1987, Charte fondamentale qui est historiquement attestée non pas en un double téléologique, mais bien dans les deux langues officielles du pays. En clair: le peuple haïtien a voté par référendum une seule Constitution, rédigée dans les deux langues haïtiennes.
Votre approche est porteuse d’une grande confusion conceptuelle car votre prétendue «dualité linguistique proclamée dans la Constitution» pourrait ouvrir la porte à deux régimes linguistiques, à deux traitements linguistiques: une Constitution ‘réservée’ aux créolophones, versus une Constitution amendée par la 49e Législature uniquement en français et qui serait, en toute hypothèse, destinée aux francophones (voir la judicieuse mise en garde de Jean André Victor dans Le Nouvelliste du 5 mai 2011).
DEUXIÈME INTOXICATION MANIGATISTE
Quant à la configuration bilingue de L’UNIQUE Constitution haïtienne de 1987, vous dites bien que «Celle-ci a été votée et publiée dans les deux langues, mais il lui manque une disposition que l’on retrouve à la fin de certains textes nationaux dans un pays bi ou trilingue ou dans des documents internationaux, à savoir les deux versions faisant également foi. Autrement dit, l’État, les juristes pourraient se référer à l’une ou l’autre version.»
Diantre ! Madame! Quelle joie de vous lire! Voici qu’enfin une voix autorisée sous le ciel claudiquant et mutique d’Haïti confirme –comme ne cesse de le proclamer Georges Michel, membre de l’Assemblée constitutionnelle de 1987--, que notre Charte fondamentale a été rédigée, votée et publiée dans nos deux langues officielles…
Permettez-moi de vous signaler, Madame, que dans notre récent livre de référence, «L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions du Cidihca, Montréal, février 2011) --dont la version haïtienne paraîtra en juin 2011 aux Éditions de l’Université d’État d’Haïti--, nous avons clairement identifié la lacune provisionnelle de la Constitution de 1987 relative au traitement linguistique paritaire que l’État a l’obligation d’appliquer lors de la rédaction de tout texte administratif et/ou juridique officiel, ou de tout autre document officiel émanant de l’État, dans les deux langues officielles du pays, bien au-delà de l’obligation de simple diffusion ou de publicité tel que prévu par l’article 40. Qu’est-ce à dire?
Vous faites également fausse route, et comme aiment à le dire nos collègues juristes, vous errez au plan jurisprudentiel en laissant croire que l’absence de la formule consacrée «les deux versions font également foi» puisse éteindre la responsabilité et l’obligation relevant de l’État d’entamer tout processus d’amendement de la Constitution dans les deux langues officielles du pays. Mais, Madame, la non consignation de cette formule induit impérativement, au plan jurilinguistique, que les deux versions officielles, la créole et la française, sont égales au plan constitutionnel et qu’il ne peut y avoir de processus d’amendement dans l’une des langues officielles en dehors de l’autre.
Dans mon article «L'AMENDEMENT CONSTITUTIONNEL DE MAI 2011 ANNONCE-T-IL UN COUP D'ÉTAT CONTRE LA LANGUE CRÉOLE D'HAITI?» paru dans Le Nouvelliste du 6 mai 2011, j'ai ouvertement défendu le mode opératoire qui relève de la jurilinguistique et de la terminologie, deux 'sciences régionales' de la Linguistique. Oyez: «Puisque la Constitution de 1987 a été votée «article par article» dans les deux langues officielles du pays, il est admis que ce mode opératoire, au plan jurilinguistique, a valeur de jurisprudence et devrait faire obligation à l’actuel Parlement de voter l’amendement constitutionnel, qu’il croit pouvoir instituer, selon le même mode opératoire, «article par article» dans les deux langues officielles du pays.»
Permettez-moi, Madame, d’insister là-dessus: dans l’actuelle tentative d’amendement constitutionnel, il ne s'agit pas d'une 'simple' traduction d'une version française en créole –et certainement pas, en fin de processus, à l’aube du 9 mai 2011!--, mais plutôt de la rédaction en amont et simultanément, «article par article», de la totalité des textes à amender dans les deux langues officielles avec le souci d’une stricte équivalence notionnelle, donc terminolinguistique entre les versions française et créole. Je le redis, au plan théorique comme sur le registre de leur méthodologie, la linguistique et la jurilinguistique ne sont pas des sciences aléatoires ou de ‘divination’ fantaisiste ou de l’à-peu-près notionnel. Il est donc tout à fait intolérable que la complexe question linguistique haïtienne, de votre part, soit traitée avec autant d’amateurisme et de légèreté…
TROISIÈME INTOXICATION MANIGATISTE
Et lorsque vous assumez, Madame, bien candidement il est vrai, qu’ «Autrement dit, l’État [et], les juristes pourraient se référer à l’une ou l’autre version» de la Constitution, vous effectuez une scandaleuse néantisation/banalisation et de la langue créole et de son statut officiel puisque le projet actuel au Parlement ne consigne que la version française des amendements à examiner. Or dans l’actuelle conjoncture, où il ne serait nullement question d’amender la version créole de notre Loi-mère, il importe au plus haut point de faire valoir que la Constitution de 1987 fournit bel et bien une orientation jurilinguistique (article 40) incontournable, qui pose au plan heuristique l’exigence de la stricte équivalence notionnelle (donc traductionnelle et terminologique) entre deux versions de tout amendement présumé de la Constitution haïtienne. Il ne s’agit donc pas de naviguer d’une version à l’autre ou de se référer à l’une ou l’autre version, la créole ou la française --quand ? comment ? et pour quels motifs juridiquement fondés ? Il s’agirait plutôt de parvenir en amont à une vision consensuelle de l’égalité statutaire entre le créole et le français –langues officielles déjà égales au plan jurilinguistique et constitutionnel--, pour que nos deux langues soient traitées sur un même pied d’égalité par l’actuel Parlement lorsqu’il se croit porteur d’un projet légitime de révision constitutionnelle.
J’estime tout à fait justifié d’avancer, Madame, que lorsque drapée sous votre intarissable bavardage sémantico-juridique, vous donnez libre cours à pareils errements juridico-constitutionnalistes, vous participez d’une inadmissible néantisation et du statut officiel de la langue créole et de sa place dans les tractations actuelles relatives à un présumé amendement constitutionnel. Aujourd’hui, il importe au plus haut point de faire valoir que le Parlement doit, au plan jurilinguistique, se référer aux deux versions officielles de la Constitution de 1987. Et en tirer sans délai les conséquences en dehors de cette ténébreuse «logique» prédatrice et hélas si petitement politicienne que vous semblez fort aise corroborer, et selon laquelle «la fin justifie les moyens»…
QUATRIÈME INTOXICATION MANIGATISTE
Mais de quelle éthique peut donc désormais se réclamer Mirlande Manigat, «brillante constitutionnaliste» [ah bon?], lorsqu’elle est caution intellectuelle d’un processus d’amendement constitutionnel frauduleux en ces termes: «Dans la mesure où d’autres conditions seraient respectées, il ne semble pas trop laxiste de ne considérer qu’un texte français comme mesure probatoire, à charge pour les responsables politiques d’effectuer cette action postérieure de diffusion et d’explication des amendements réclamés et adoptés, ce qui aurait du être fait dès la première phase. Nous sommes donc en présence d’une anomalie à la fois sociologique et politique, mais pas d’un cas de nullité juridique qui bloquerait automatiquement le reste de la procédure»? Certain anthropologue haïtien, élève du structuraliste Claude-Lévi Strauss, consigne que dans la tradition des pêcheurs affrontant le Nordé de La Gônave depuis 1804, il est un art de l’esquive, de l’affabulation et du magouillage dont ne se sont pas encore emparé nos romanciers les plus talentueux… Vous connaissez?
Madame, le lecteur comprendra sans difficulté la gravité tout à fait scandaleuse ainsi que la forfaiture qu’ici vous assumez pince-sans-rire: il ne serait donc pas trop… laxiste «de ne considérer qu’un texte français» dans la mesure où tous les actants auraient préalablement entériné des «conditions» (des magouilles?) dont ont devine la nature et les finalités dans la conjoncture actuelle? Basta! Ici s’exprime ouvertement votre mépris et pour la langue créole et pour son statut de langue officielle –ce en quoi vous vous placez sur le registre de l’illégalité de la forfaiture constitutionnelle. Car, dans votre système d’exclusion de la langue créole dans le présumé processus d’amendement constitutionnel actuel, vous n’hésitez pas à plaider –à rebours de l’Histoire--, pour d’illégales «mesures probatoires» qui néantiseraient non seulement le créole mais surtout les droits linguistiques de la majorité créolophone du pays.
Privée d’arguments jurilinguistiques cohérents et défendables, vous vous réfugiez, Madame, sous un voile d’arguties selon lequel il serait loisible «d’effectuer cette action postérieure de diffusion et d’explication des amendements réclamés et adoptés». Alors, exit le créole, exit les droits linguistiques de la majorité créolophone du pays, votons une «nouvelle constitution» en gardant aux oubliettes de la mémoire de la nation la Constitution bilingue de 1987… Mais Madame, vous avez jusqu’ici cultivé l’image d’une «constitutionnaliste» respectueuse de la Loi: voici que vous avalisez maintenant une énième violation de la Constitution que vous vous dites défendre du bec et des ongles…
Enfin je note, Madame, que sur le fond du débat actuel, vous préférez louvoyer, souffler le chaud et le froid, verser dans l’approximatif brumeux, le compromis conceptuel borgne, voire dans la compromission claudiquante, dans l’à-peu-près ‘à l’haïtienne’, car encore une fois vous vous souciez d’éviter de trancher en toute rigueur intellectuelle et historique, pour à la fois plaire et ne pas déplaire… mais à qui? En niant l’essentiel de l’éclairage qu’il importe d’apporter aujourd’hui sur la problématique linguistique haïtienne, vous faites reculer la pensée critique haïtienne de plusieurs décades …
PISTE OUVERTE AUX ÉCHANGES
La langue créole n’est pas seulement un outil de campagne électorale utilisé pour séduire, berner ou communiquer avec «la masse créolophone», qu’on a vite fait d’oublier une fois les résultats proclamés. N’est-ce pas? Le créole, en tant que langue officielle, a droit au respect absolu de tous les citoyens haïtiens et aux mêmes égards que le français. Les unilingues créolophones ont des droits linguistiques tout comme les ‘privilégiés’ bilingues et créolophones…
Pouvez-vous, Madame, réfléchir à cette configuration réelle du champ sociolinguistique haïtien selon la vision de l’équité des droits linguistiques de tous les Haïtiens que nous avons hautement posée dans notre livre de référence «L’aménagement linguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions»?
Je vous le souhaite vivement.
Bien cordialement,
Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue
tradutexte.inter@hotmail.com
[NDLR: Robert Berrouët Oriol, linguiste-terminologue, poète et critique littéraire, est coauteur de la première étude théorique portant sur «Les écritures migrantes et métisses au Québec» (Ohio 1992). Sa dernière œuvre littéraire, «Poème du décours» (Éditions Triptyque, Montréal 2010), a obtenu en France le Prix de poésie du Livre insulaire Ouessant 2010. Il est également coordonnateur et coauteur du livre de référence «L’aménagement linguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions» paru en février 2011 aux Éditions du Cidihca à Montréal.]