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Liminaire La langue créole, langue de résistance, de subversion, Michaëlle Jean Ottawa, mars 2022 |
«Onè! Respè!» Cette façon de saluer en Haïti, mon pays natal, est née d’un long combat d’affranchissement de l’esclavage, de ce cruel déni d’humanité.
«Onè! Respè!» comme un appel, pour continuer d’avancer sur les sentiers sans fin de l’émancipation.
En deux mots, deux exigences fondamentales et fondatrices sont exprimées, «Honneur! Respect!» pour signaler que je te reconnais en ces qualités dont tu es digne.
Que dire de la langue créole, sinon qu’elle est née d’un esprit indomptable de résistance.
Résister, face à une logique raciste, érigée en système et d’une violence inouïe.
Résister contre une intention redoutablement menée et mortifère, pour annihiler toute dignité, briser toute humanité chez ces millions de femmes, d’hommes et d’enfants réduits en esclavage durant quatre cents ans de colonisation adossée à l’idéologie de la suprématie de la race blanche, pour justifier les pires crimes et combien de génocides.
La langue créole est née de cette épreuve, sans commune mesure. Elle est née de l’obstination, la persévérance et la ténacité de ces peuples si cruellement dépouillés de tout ce qui les définissait: de leurs terres et de leurs lieux de vie, de leurs noms et de leurs langues, de leurs traits de culture et de civilisation mais, plus profondément encore, de leur mémoire et de leur dignité, oui, de leur humanité et de leur liberté.
La langue créole dit l’histoire effroyable, l’expérience à bien des égards indicible, de ces dizaines de millions d’êtres capturés pour être déportés, vendus comme des bêtes de somme, leurs vies broyées, dans les rouages ignobles et immoraux, d’un commerce des plus odieux, la traite négrière transatlantique déployée sur trois continents, l’Europe, l’Afrique et les Amériques.
Parcourir la langue créole, c’est dégager et revenir sur toutes ces traces.
J’insiste. Parce qu’on ne dira jamais assez la cruauté et la haine, la somme des crimes commis pour assurer la prospérité des puissances coloniales européennes dans leur conquête de l’Afrique et des Amériques dont ils n’eurent de cesse d’exploiter, de massacrer, d’appauvrir, de ruiner et d’exterminer les populations. Il faut en prendre la pleine mesure, pour saisir le souffle et le génie de la langue créole, l’honorer et la protéger.
Le créole haïtien est né d’une urgence absolue de communiquer. Dans l’enfer des plantations de la colonie française de Saint-Domingue, où l’on comptera jusqu’à 500 000 esclaves sur ce petit territoire, on prendra le soin calculé d’éviter que ces Africaines et ces Africains soient d’une même ethnie et donc d’une même langue. Il a fallu leur enlever de manière systématique tout repère, toute capacité d’expression donc de rébellion et d’insurrection. On leur mettait des fers, des mors en bouche. Certains étaient polyglottes, On leur coupait la langue.
La langue créole est née d’un besoin impérieux et absolu d’exister: dire et se dire, en toute intelligence. Nous ne sommes pas des bêtes, nous sommes des êtres humains, nous pensons.
Le fouet, les chaînes et les supplices, le viol, l’humiliation quotidienne, rien n’y fera. Nos ancêtres résisteront. Le génie sera d’assimiler aussi les mots et la langue des maîtres, de retenir la syntaxe commune aux différentes langues africaines d’origine, de tirer avantage d’être issus de mêmes régions, principalement d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale.
La langue s’est forgée ainsi dans l’urgence autour d’images et de gestes. En créole haïtien pour dire beaucoup, on dit «anpil», en pile. Pour dire tiens, on dit «men», je te donne à la main. Pour dire souci et complication, on dit «tèt chaje», la tête chargée.
La langue créole sera ainsi, comme le jazz, expression créative et imagée. Elle nait subversive également. Détourner de leur sens les mots de l’injure. Vous nous appelez nègres! Désormais nous revendiquerons le mot nègre pour désigner l’homme, tous les hommes, quelle que soit la couleur de leur peau. Et pour dire personne, nous disons «Moun» du nom des peuples Ba Moun du Cameroun. «Ti moun, grand moun, tout moun se moun… Nou se pitit Ginen, nou se Kongo, Nou soti nan Dawome...» La mémoire est là, la langue créole lui redonne vie et la cultive toujours, comme un mantra, vitale pour se dégager du piège de l’aliénation.
Et puis, pour revenir à la subversion, action destinée à troubler l’ordre établi souvent pour revendiquer et signaler une condition, il y a la négritude. Aimé Césaire disait si justement: «la négritude n’est ni affaire de peau, de couleur ou de race, elle est une condition, elle dit une révolte.»
En Haïti, nous adopterons et nous chérissons encore aussi les mots des peuples indigènes, nos frères des nations Arrawak, Tainos, Karibe, victimes de cette même tragédie et ignominie, conquis, totalement dépossédés, qualifiés comme nos ancêtres africains de sauvages, de brutes, réduits eux aussi en esclavage. Ces peuples sont aujourd’hui décimés, mais leur sang coule dans nos veines et irrigue notre langue. Ils nous ont instruits des vertus des plantes sur leur territoire, certaines bonnes pour survivre, d’autres qui seront des armes redoutables, pour empoisonner ou zombifier les tortionnaires. Les indigènes retranchés dans la profondeur des forêts abriteront et sauveront les marrons en fuite, les aideront dans l’organisation des révoltes, leur légueront certaines de leurs croyances et pratiques spirituelles, pérennisées par le vaudou.
C’est en hommage à ces premières nations que les révolutionnaires noirs victorieux aboliront les dénominations coloniales Saint Domingue et Hispañola, pour redonner à l’île le nom de ses origines: Ayiti boyo kiskeya qui signifie terre montagneuse. La République d’Haïti sur l’île de Kiskeya. Nous ne disons pas Antilles, mais Caraïbes.
Le mot «créole» vient du mot espagnol criollo, du verbe criar, qui signifie élever. Donc «los criollos», les créoles désignent ceux venus d’ailleurs, mais élevés ou nés sur place. La langue créole est donc née du lieu et de tous ces métissages. Elle raconte, elle témoigne, elle affirme, elle rappelle, elle persiste, elle est partagée sur ces continents et entre les peuples qui ont cette histoire en partage. Elle gagnera en légitimité et surtout en sophistication. Elle a ses variantes adossées au français, à l’espagnol, à l’anglais, au portuguais, au hollandais, certaines à plusieurs de ces langues des empires coloniaux qui se succédaient. Dans le créole haïtien vous trouverez du français surtout, mais aussi de l’espagnol et de l’anglais.
Les langues créoles ne sont pas des patois, ni du «petit nègre». Elles ont leurs grammaires, leurs grammairiennes et leurs grammairiens. De tradition orale, elles produisent maintenant des littératures fortes et foisonnantes, œuvres de poètes, écrivains, dramaturges, auteurs et compositeurs de très grand talent. La langue créole est une langue d’éloquence et de connaissance.
Le créole est langue officielle en Haïti au même titre que le français. Me reviennent les mots si justes de Léopold Sedar Senghor pour dire cette conquête, ce précieux butin «Dans les décombres de la colonisation, nous avons trouvé un outil merveilleux, la langue française.» Notre langue française à nous, Haïtiennes et Haïtiens est enrichie, fécondée par la pollinisation des mots et des images produites par la langue créole.
En Haïti, les textes administratifs et de lois doivent être obligatoirement rédigés et communiqués dans les deux langues, en créole et en français, et cela depuis la nouvelle Constitution de 1987 promulguée au renversement de la dictature des Duvalier. Un geste déterminant d’émancipation, la langue française ayant été jusque-là langue d’expression du pouvoir, d’exclusion des masses et du rejet de nous-mêmes, hélas! Les deux langues sont aujourd’hui présentes de manière différenciée dans le système éducatif national, mais une véritable politique linguistique éducative devra être adoptée par l’État pour assurer et encadrer la généralisation ordonnée du créole dans l’École haïtienne et à l’Université. Il faut faire de la langue créole un vecteur de concepts et de connaissances, des humanités et des sciences.
Le beau combat que voici! À la fois individuel et institutionnel.
Je suis de cette génération à laquelle l’on a voulu faire croire que le créole était un parler vulgaire et inférieur. Je suis de ces enfants à qui l’on interdisait de parler le créole et à qui l’on ne s’adressait qu’en français. J’ai le souvenir de ces commentaires hautains et méprisants envers ceux et celles chez qui l’on détectait une prononciation ou un accent créole. Le «bon usage» de la langue française était et est encore un marqueur dans la hiérarchie des classes sociales en Haïti. Et pourtant, le créole module notre pensée, notre rapport à la vie et au monde.
Il y a dans le créole, un plaisir en bouche et en tête. Cette langue vivante et créative, toujours en mouvement, en renaissance, est réjouissante dans sa poésie si puissamment évocatrice et revendicative. J’ai aimé, adolescente me débarrasser, par moi-même, de toute cette stigmatisation et de tous ces interdits. Cela s’est opéré en moi à un moment crucial et éprouvant de ma vie, en exil. Il m’était impérieux de rassembler tout ce qui me caractérisait et me permettait d’affirmer qui je suis.
Je veux dire toute ma reconnaissance à Georges Castera, ce trésor vivant de la poésie haïtienne contemporaine qui nous a quittés le 24 janvier 2020. Castera maniait aussi bien et indistinctement le créole et le français. Qui sait si cette pulsion pour le créole lui est venue à lui aussi de l’exil, où il a vécu, en France, en Espagne et aux États-Unis. J’en suis convaincue. Il y a dans son écriture un sentiment d’urgence, une révolte contre l’injustice, la misère et les inégalités sociales. Il s’engage donc dès les années 50 dans le bel exploit de l’écriture poétique en créole, qui est sa façon de répondre et de combattre la médisance, l’aliénation, l’exclusion. Il en extrait une liberté, une sensibilité sans borne, une capacité de s’associer aux réalités du pays et de les révéler avec force, de les dépeindre, d’en tirer toutes les nuances comme seule la langue créole y parvient. Il en extrait aussi plaisirs, pulsions libres et désirs de vivre:
«Lè ou ri
Figi-w kase kòd,
ou ri tout ri
ki nan kò-w
ou ri tout solèy,
tout lalin
tout lari
brase ansanm,
ou pase yo lan rizib,
pase yo lan krib
fen fen
jistan lonbrit
tout chimen
ateri lan plamen-ou.»
(Georges Castera, «Dossier île en île», n.d.)
À Frankétienne aussi, je dis mon immense gratitude pour cette langue de tous les débordements qu’il nous livre «Branch boua makònin lan fon youn vié lakou koté vivan dé pié pasé raman. Youn ponyin sèl kòmansé fonn lan youn bonm dlo cho. Youn bonm dégradé, kolboso toupatou, noua anba kouch lafimin. Lan mitan youn boukan difé, youn latriyé grinn sèl tanmin pété. Lavi ak lanmò pa janm sispann troké kòn. Dòmi lévé gadé maché manjé lanbé taté souflé tonbé kouri ralé jounin grangou. Palé dépalé. Lang lou. Lang koupé miyèt-moso. Vant plin. Trip kòdé. Souaf dlo. Abiyé banda. Kouché mòksis. Lévé kontan...» (Franketienne: «L’oiseau schizophone»)
Dans un entretien que Frankétienne a accordé à Robert Berrouet-Oriol et Robert Fournier, il parle en ces termes des enjeux de la langue créole: «Notre espace a été traversé par toute une succession de discours politiques. Et ces discours politiques successifs ont entraîné une érosion de la parole, une érosion des mots. Ce phénomène n’est pas typiquement haïtien, mais chez nous ce phénomène est porté à ses extrêmes limites.» («Frankétienne ou «la brêche voluptueuse des mains polyglottes», dans «Haïti / Enjeux d’écriture», sous la direction de Sylvie Brodziak, Presses universitaires de Vincennes, 2013.)
Comme Georges Castera, Frankétienne est persuadé de la fonction politique de la littérature puisqu’elle est l’«étincelle qui permet de retrouver l’Autre». Avec la langue créole, il dégage les racines de cette intériorité qui a aussi survécu grâce au vaudou, cette affinité, cette vibration immatérielle dans notre existence qui nous vient d’un patrimoine immémorial «Dans mon œuvre en créole» dit-il, «Dezafi se situe bien entendu à l’intérieur de l’espace vaudou. Quant à Adjanoumelezo, c’est un texte Guédé, avec ce côté non seulement paillard, mais aussi subversif, car le dieu Guédé est le dieu qui dénonce, c’est celui de la dissidence au sein du panthéon vaudou.»
Je parle cinq langues. Mais je ne peux lire le créole qu’à haute voix, jamais en silence. Langue tambour battant, rythmée comme aucune autre, elle me chavire, me met tête en bas, m’accorde un plaisir de dire qui me rend à moi-même, multiplie les signes, défait les mots, ravive le sens des sens. Je reviens à mes origines, du plus loin et au plus loin que l’on puisse imaginer.
C’est donc avec beaucoup d’émotion et d’intérêt que je suis et que je salue le travail incessant de mon ami le linguiste Robert Berrouët-Oriol pour la pérennisation de l’usage de la langue créole en toute et légitime connaissance, en tous lieux et dans tous les domaines.
Nos langues créoles sont racines et rhizomes, elles sont une matrice et grâce à elles nous avons su, de toute évidence, nous reconstruire, renaître à nous-mêmes.
Mais le combat est un long chemin.
Je pense souvent à l’article 5 de la Constitution haïtienne de 1987: «Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune: le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la République.»
Partant de cette profession de foi, Haïti doit encore s’assurer d’une application solide sur le terrain, pour bien enjamber le fossé des classes sociales, se doter d’une politique linguistique adaptée qui consolide cette coexistence des deux langues, mais aussi d’une stratégie cohérente qui puisse enfin mettre en lumière ce double patrimoine linguistique d'égale richesse, ces «deux fers au feu d'Haïti» comme dirait ma grand-mère.
La «question linguistique haïtienne», pour reprendre le titre de l’un des ouvrages de Robert Berrouët-Oriol, est extrêmement complexe, et, même si différents gouvernements ont souhaité l’aborder, les réponses apportées à ce jour demeurent encore largement insatisfaisantes. Combien de réformes –réforme Bernard en 1979, Plan national d’éducation et de formation en 1997, Stratégie nationale d’action pour l’éducation pour tous en 2007– sans qu’un véritable projet d’aménagement linguistique ait vraiment vu le jour en Haïti.
J’ai appris avec plaisir qu’un «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» a été élaboré, et qu’il comporterait des avancées – encore timides il est vrai – quant à l’aménagement des deux langues officielles dans le système éducatif national. J’y vois les premiers pas d’une démarche qui devra être exemplaire et contraignante, en marche d’ailleurs aussi dans beaucoup d’autres pays et territoires de la Caraïbe ou de l’océan Indien, pour ne citer que ces deux régions créolophones. Les Haïtiens ne sont donc pas les seuls à se soucier d’une gouvernance linguistique forte et inventive, comportant l’exigence de la mise en œuvre effective et mesurable des droits linguistiques de tous les citoyens.
Cette question des droits linguistiques, qui font partie des droits humains fondamentaux, se pose partout, et elle revêt une acuité particulière dans les territoires créolophones.
Alors que j’étais Secrétaire générale de la Francophonie, j’ai estimé important d’encourager cette réflexion et plus largement encore, celle de la relation entre le français et les nombreuses autres langues de l’espace francophone, ces langues dites «partenaires». J’ai aimé promouvoir le multilinguisme comme une richesse pour l’humanité car toutes les langues, indépendamment de leur portée, qu’elles soient internationales, nationales, régionales ou locales, constituent un élément fondateur de l’identité des peuples et des individus.
C'est au regard de ces alliances puissantes et dynamiques qui se nouent dans la rencontre des peuples, de leur histoire et de leurs langues, que l’on peut résister à la standardisation et à la pensée unique.
Et les langues créoles sont justement nées aussi d’alliances fécondes, elles sont autant de vecteurs de traditions, de connaissances, de traits de civilisation, de marqueurs d'expériences, elles disent des parcours vaillants et courageux de libération, elles expriment des nuances et des sensibilités, un rapport très particulier à un territoire et au monde.
Je veux dire en connaissance de cause, que s’enraciner dans sa propre langue est essentiel pour s’ouvrir pleinement à d’autres langues et à d’autres cultures, pour acquérir efficacement des savoirs et entrer dans la riche diversité du monde.
La promotion plus générale de la langue créole exige aussi des efforts de recherche, de création et de diffusion d’une terminologie qui la rende apte à exprimer la modernité, à dire le monde d’aujourd’hui.
Cette promotion passe également par un travail considérable de normalisation, qui peut être effectué par les universités, en lien étroit avec la mise en place d’institutions d’aménagement linguistique.
Mais donner aux langues créoles leur place légitime dans les sociétés où elles sont nées, ne peut être que le fruit de politiques résolument volontaristes.
L’on ne peut pas se contenter d’effectuer une promotion ponctuelle ou rituelle, voire folklorique, du créole, notamment chaque 28 octobre qui est l’occasion de célébrer la langue et la culture créoles partout dans le monde.
Promouvoir une vision rassembleuse de l’aménagement linguistique en Haïti, contribuer à l’élaboration de la politique linguistique nationale et à celle de la politique linguistique éducative, et plaider pour l’élaboration d’outils didactiques et lexicographiques, de haute qualité scientifique, en créole: c’est le labeur auquel s’applique, sans relâche et vigoureusement, vous le lirez, Robert Berrouët-Oriol à travers ses livres et dans l’ouvrage «Haïti – L’œil de la parole, chroniques linguistiques 2011 – 2022» qu’il nous offre aujourd’hui en partage.
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- Pour annoncer la parution prochaine du nouveau livre du linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol "HAÏTI - L’ŒIL DE LA PAROLE / CHRONIQUES LINGUISTIQUES" • Liminaire, par Michaëlle Jean • Préface, par Jean Euphèle Milcé • Éditions Zémès, Haïti, et Éditions du Cidihca, Canada, 2023.
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