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Haïti contribue-t-elle à la «promotion de la langue de la France»? Robert Berrouët-Oriol |
Plusieurs lecteurs du journal Le Matin de Port-au-Prince, habitués à une information de qualité, documentée, crédible, vérifiée et vérifiable, sont sous le choc, abasourdis, voire assommés: ils ont lu, et sans doute ricané de dépit, le papier de Prophète Joseph intitulé «La contribution d’Haïti à la promotion de la langue de la France» dans Le Matin du vendredi 18 au jeudi 24 février 2011, no 34245.
Dans un pays, Haïti, où il faut d’urgence gérer toutes les urgences d’une reconstruction qui tarde tellement à advenir depuis le séisme du 12 janvier 2010, il peut paraître futile de donner l’heure juste suite à la commission d’un article qui ne s’embarrasse même pas de maquiller sa borgne «méthodologie» essentiellement basée sur l’amalgame et le truquage des données et des faits de langue. Je prends pourtant le temps de le faire pour une raison que les lecteurs de Le Matin ont à cœur de partager: la refondation du système éducatif haïtien exige, aujourd’hui, rigueur et hauteur de vues, consensus sur les vraies priorités, abandon de l’amateurisme bavard et outrecuidant, et primauté de la démarche scientifique sur l’écholalie/échophrasie ante-linguistique. Je vais donc faire la démonstration, sources documentaires à l’appui (et consultables sur Internet), que l’article de Prophète Joseph est un condensé d’inanités, de faussetés, d’amalgame douteux et de contorsions historiques et idéologiques, et que, s’il trouve un début d’attention chez quelques rares lecteurs peu renseignés, il pourrait participer d’une dommageable régression des acquis connus de la sociolinguistique haïtienne.
Amalgame et manipulation des données: «l’école française» et «la langue de la France» en Haïti.
Prophète Joseph se livre à une périlleuse confusion mêlant chiffres et pourcentages, système éducatif haïtien et Francophonie: «… dans le budget de 2006-2007, […] la contribution d’Haïti à la francophonie se chiffre à 6 milliards 200 millions de gourdes, soit 155 millions $ US… Si l’on ajoute à cette somme les 90% que les parents haïtiens déboursent au secteur privé de l’enseignement pour la scolarisation de leurs enfants, on peut affirmer qu’Haïti consacre annuellement 1 milliard 555 millions de $ US à l’école française.» Diantre! D’où viennent des montants aussi fumeux? Le plus futé des statisticiens aurait du mal à trouver la somme de 1 milliard 555 millions de dollars US concoctée par l’auteur –en dehors de toute référence documentaire attestée et crédible--, qui s’amuse à additionner une somme, 155 millions de dollars, et un pourcentage de 90%.
Toujours est-il que, selon l’auteur, il y aurait une soi-disant «école française» à l’échelle de la république d’Haïti. Mais en réalité au pays de Toussaint Louverture, de Jean-Jacques Dessalines et de Jacques Roumain, il n’y a qu’une seule école: l’École haïtienne régie par les lois haïtiennes. Aux côtés de l’École haïtienne, et mis à part l’Union School (une école américaine), il n’existe que deux écoles françaises en Haïti : le Lycée français (Lycée Alexandre-Dumas) et le Collège Alcibiade Pommeyrac à Jacmel, financés à même le budget de la république française, qui dispensent un enseignement de qualité conforme au programme du Ministère de l’Éducation de la France, et adapté au programme du Ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle d’Haïti.
Le syntagme «la langue de la France» est à la fois déictique –il cible son objet--, et illustratif –il donne le ton d’un fourvoiement volontariste et d’une lecture étroitement idéologique de la problématique linguistique haïtienne, lecture anémiée qui n’a rien à voir avec la science linguistique ou avec l’Histoire, cette «science de l’intelligible» qui privilégie l’analyse des faits en les confrontant aux témoignages et aux documents d’attestation.
Certes, le français est la langue de la France (65 447 374 locuteurs en 2010). Mais elle est davantage et surtout la langue de la Francophonie hors de la France --(195 508 100 de francophones recensés par l'Organisation internationale de la Francophonie en 2005)--, et c’est d’ailleurs ce qui fait sa richesse dans sa diversité. Langue mondiale, le français est une langue parlée au Québec, au Sénégal, en Belgique et… en Haïti à des degrés divers de compétence linguistique. Le français est une langue donnée en partage, souvent inégal, au même titre que l’anglais est la langue donnée en partage aux Américains, aux Australiens, aux Canadiens, aux Irlandais, etc. La donne historique est relativement similaire pour l’espagnol en Espagne, en République dominicaine, au Mexique, en Argentine, etc.; il en est de même pour le portugais au Portugal (10, 5 millions de locuteurs), au Brésil (188 078 227 locuteurs) ou au Cap-Vert.
Nier le fait français en Haïti constitue donc à l’évidence un déni d’histoire. Évacuer la réalité du patrimoine linguistique haïtie1 qui comprend nos deux langues officielles relève de la falsification historique. Le français, en Haïti, serait «la langue du colon», «la langue dominante», voire une soi-disant «langue étrangère» qu’utilise pourtant Prophète Joseph pour écrire son article, falsifier l’Histoire et les données vérifiables de la situation sociolinguistique haïtienne. Par cette acrobatie pré-linguistique, Prophète Joseph rejoint ceux qui tentent en vain d’évacuer les acquis connus et mesurables de la Francocréolophonie haïtienne, jusque et y compris les monuments de la littérature haïtienne qui ont écrit en français: Jacques Roumain, Jacques-Stéphen Alexis, Clément Magloire St-Aude, Marie Chauvet, etc.
La deuxième falsification historique consiste à vouloir faire croire aux lecteurs que le français est inscrit dans la constitution 1987 en tant que 2e langue officielle: «On ne cherche pas à ignorer la présence du français comme 2e langue officielle à côté de la langue haïtienne sur le territoire d’Haïti.» En une toute spéculaire imposture, Prophète Joseph réécrit donc pour lui seul et à sa manière à la fois l’Histoire et la Constitution haïtiennes. Voicice que consigne la Constitution de 1987 (art. 5): «Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune: le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la république.» Ainsi, Haïti dispose de deux langues officielles, et la Constitution de 1987 rédigée et adoptée uniquement en français, atteste, sans exclusive, que le patrimoine linguistique national comprend bien nos deux langues. Dans la configuration sociolinguistique du pays, tous les locuteurs natifs d’Haïti sont unis par une langue commune: le créole, et notre Loi-mère n’introduit aucune hiérarchie préférentielle ou statutaire ou de fonction entre nos deux langues. Les lecteurs de Le Matin noteront que la notion de langue de l’unité nationale utilisée par Prophète Joseph est absente de la Constitution de 1987 alors même que le créole modélise indiscutablement la personnalité historique de la nation haïtienne.
Faut-il encore le rappeler, le français et le créole sont les deux langues présentes lors de la fondation de la nation haïtienne le 1er janvier 1804. Si la majorité des Haïtiens au jour de l’Indépendance ne pouvait s’exprimer qu’en créole (situation qui n’a hélas guère changé), les Pères de la patrie, incluant le chef de la Révolution haïtienne, Jean-Jacques Dessalines, ont clairement choisi de sceller définitivement le sort de la langue française dans l’Acte de l’indépendance de la première République noire issue d’une révolution anti-esclavagiste et anti-coloniale. Écrit en français, l’Acte de l’indépendance est le premier document littéraire et politique de la nouvelle nation : il fait historiquement de «la langue de la France» une langue haïtienne.
Quant à l’inutile débat que prétend soulever Prophète Joseph sur la dénomination de la langue créole, on notera que le réputé linguiste Hugues St-Fort sonnait déjà l’alarme dans un texte publié l’an dernier sur le site Potomitan, «Conservons la dénomination “créole”»2. Il épinglait les dérives conceptuelles de Prophète Joseph en ces termes: «Dans ce texte intitulé «Faisons immédiatement le deuil du mot créole un devoir patriotique» qui est d’une pauvreté argumentative désespérante, Prophète Joseph (PJ) reprend les thèmes les plus éculés des adversaires des langues créoles et du créole haïtien. Il y a eu dans le passé un certain nombre de personnes qui se sont attachées à rejeter le terme «créole» au profit de «l’haïtien». Mais aucune n’est tombée dans la démagogie et le «n’importe quoi» de PJ.»
Les vraies priorités de l’État haïtien en matière d’aménagement des deux langues haïtiennes, base d’une véritable refondation du système éducatif.
Le lecteur comprendra aisément, à la lumière du tableau récapitulatif qui suit, que l’État haïtien investit encore trop peu dans le système national d’éducation. Il n’est pas question ici d’un vain procès à l’État haïtien pour sa mal-vision du système éducatif et sa myopie récidiviste sur la question linguistique. Il faut surtout attirer l’attention des lecteurs et des prochains responsables politiques sur le danger de penser la refondation du système éducatif en dehors d’une politique d’aménagement conséquente des deux langues haïtiennes.
Financement de l'éducation par l'État haïtien
Montant alloué au Ministère de l'Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) | ||||
Budget total | Budget du MENFP | % du budget total | Budget du MENFP | |
En Gdes | En Gdes | Équivalent en US** | ||
2006-2007* | 28 602 530 600 | 4 002 277 410 | 13,99% | 100 056 935 $ |
2007-2008 | 79 193 917 545 | 6 485 744 508 | 8,19% | 162 143 613 $ |
2008-2009* | 36 225 144 100 | 5 142 610 000 | 14,2% | 128 565 250 $ |
2009-2010 | 88 247 155 852 | 7 391 837 285 | 8,38% | 184 795 932 $ |
2010-2011 | 106 284 926 099 | 11 167 944 797 | 10,51% | 279 198 620 $ |
*Estimation à partir des tableaux de «L'état d'exécution des dépenses budgétaires» pour ces deux exercices.
**un dollar US équivaut à environ 40 Gdes.
Source: Ministère de l'Économie et des Finances: http://www.mefhaiti.gouv.ht/publication.htm
D’après les «enquêtes» réalisées à partir de Montréal par Prophète Joseph, «Haïti compte plus de jeunes qui sont capables de lire et écrire l’haïtien [sic] que le français.». La réalité est toute autre et surtout plus nuancée et complexe comme en témoignent les travaux de la Commission présidentielle sur l’éducation (Groupe de travail sur l’éducation et la formation3), qui sont largement commentés dans notre ouvrage collectif de référence, «L’aménagement linguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions» (Robert Berrouët-Oriol et al., 2011). Voici en quels termes l’échec scolaire, linguistique et académique est stigmatisé par un enseignant haïtien de carrière, Max Dejean, dont les propos sont repris dans un éditorial de Frantz Duval paru dans Le Nouvelliste de Port-au-Prince le 9 août 2010: «Trois ans de maternelle, six ans de primaire, 7 ans de secondaire. Seize ans en tout si on est admis chaque année en classe supérieure. Seize ans! Voilà la somme d’années que chaque enfant haïtien doit passer sur les bancs de l’école, s’il a l’heureux privilège d’être scolarisé. Il devra aussi subir quatre examens officiels. Quatre! Seize ans et quatre examens officiels au bout desquels personne n’est sûr de ce que maîtrise l’élève. Personne ne peut garantir qu’il a digéré tout le savoir accumulé et assimilé toutes les matières enseignées. Quant à la finalité du système, cela ne fait pas l’objet de réflexions. La machine marche, un point c’est tout.»
Avec la réforme Bernard de 1979, le créole a été introduit --bien tardivement et avec un lourd handicap en matériel didactique et en enseignants adéquatement formés--, dans le système scolaire haïtien comme langue enseignée obligatoire jusqu’à la 9e année fondamentale. Il serait intéressant de mener une large enquête sociolinguistique pour mesurer le niveau de compétence réelle des apprenants de cette langue après des années d’apprentissage, le nombre d’établissements scolaires qui appliquent effectivement le programme officiel ou qui laissent coexister plusieurs «réformes» et «programmes» en leur sein, ainsi que l’adéquation des programmes et des matériels didactiques aux besoins réels du système éducatif. Et le quasi-échec du PNEF (Plan national d’éducation et de formation) de 1997 – 1998, auquel s’est superposée «La stratégie nationale d’action pour l’éducation pour tous» de 2007, n’a fait qu’ajouter à la confusion programmatique du système d’éducation nationale qui pratique encore l’exclusion sociale et l’apartheid linguistique.
Poser le problème de la place du créole dans le système éducatif, dans les relations des institutions publiques et privées avec tous les citoyens haïtiens, dans les interrelations et la recherche d’un équilibre avec le français, relève de la politique linguistique que l’État a l’obligation de mettre en œuvre. Il faut un aménagement réel et formel du statut et des fonctions des deux langues haïtiennes, ce qui équivaut dans la science linguistique à la mise en œuvre de toute politique générale structurant la vie des deux langues décidée par l’État haïtien. Une politique d’aménagement linguistique doit certes servir à valoriser et à promouvoir vigoureusement le créole dans tous les contextes de communication, mais elle doit aller plus loin : elle doit garantir durablement l’exercice des droits linguistiques de tous les locuteurs unilingues et bilingues d’une part, et, d’autre part, elle doit aboutir à long terme au bilinguisme effectif de la population haïtienne.
Les priorités de l’État haïtien en matière d’aménagement des deux langues officielles doivent donc s’articuler à une claire vision de la configuration sociolinguistique du pays. Pareille configuration se résume sur les axes suivants :
- un patrimoine linguistique national historiquement donné en partage inégal, adossé à l’institution de l’usage dominant du français et à la minorisation institutionnelle du créole à l’échelle nationale;
- une exemplaire insuffisance des provisions constitutionnelles au regard de l’aménagement linguistique, insuffisance en phase avec le déni des droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens;
- l’inexistence –conséquence du déficit de vision et de leadership de l’État–, d’une politique linguistique publiquement énoncée et promue, préalable à la mise en œuvre d’un plan national d’aménagement des deux langues haïtiennes;
- la perduration d’une École haïtienne qui engendre la déperdition scolaire, l’exclusion sociale, qui pratique la discrimination linguistique en contexte d’échec quasi-total des trois réformes du système éducatif haïtien à 80% gouverné et financé par le secteur privé national et international.
C’est à bien saisir une telle configuration que l’État haïtien, de concert avec la société civile, sera en mesure de penser et de promulguer sa politique d’aménagement linguistique dont découlera son premier plan national d’aménagement des deux langues haïtiennes.
Écholalie4 populiste et schizophrénie identitaire: à bas «la langue du colon»? Quel colon?
Le lecteur du journal Le Matin conviendra sans difficulté que le délire ante-scientifique, maladroitement essentialiste et étroitement idéologique à l’œuvre dans le papier de Prophète Joseph intitulé «La contribution d’Haïti à la promotion de la langue de la France» n’a pas grand-chose à voir avec les sciences du langage: il interpelle et avalasse un débat qui n’aura pas lieu. La dictature des Duvalier et les autres dérives autoritaires, populistes et mortifères d’après 1986 nous ont suffisamment instruits de la dangerosité des élucubrations linguistico-identitaires en terre haïtienne pour qu’on ne se laisse pas aller à de tels «chants du signe»…
Le dilettantisme babillard de Prophète Joseph –déjà à l’œuvre dans son pitoyable «Dictionnaire français – haïtien / ayisyen-franse» de 2003/2006 qui défie les lois les plus élémentaires de la lexicographie et de la dictionnairique--, est une petite, très petite calamité dont on doit néanmoins se prémunir pour s’atteler aux priorités qui nous interpellent tous: l’aménagement linguistique dans l’espace des relations entre l’État et ses administrés, l’aménagement de nos deux langues nationales dans le système éducatif haïtien, la convergence linguistique dans l’optique d’une neuve didactique des langues de transmission des savoirs et connaissances en Haïti, la centralité de l’aménagement des deux langues haïtiennes dans la refondation de l’École et de l’Université haïtiennes.
Aujourd’hui plus que jamais, il nous faut être porteurs d’une ample, claire et forte vision qui, fondée sur les sciences du langage, la didactologie, l’analyse rigoureuse des rapports entre le créole et le français, saura être rassembleuse et productive. Loin de l’amateurisme baratineur et des médiocres productions livresques qui desservent la «cause» créole, tel est l’enjeu véritable: donner voix et priorité au bilinguisme de l’équité des droits linguistiques de tous les Haïtiens.
Références
- Robert Berrouët-Oriol et al (2011). «L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions». Montréal: Éditions du Cidihca. Port-au-Prince: Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
- Hugues St-Fort (2010). «Conservons la dénomination ‘créole’». Dans Potomitan.
- Commission présidentielle sur l’éducation/Groupe de travail sur l’éducation et la formation (GTEF): http://www.commissioneducation.htm
- Julia Kristeva (1975). «Ellipse sur la frayeur et la séduction spéculaire», in Communications Volume 23.
Ministère de l’Économie et des Finances de la République d’Haïti. État d'exécution des dépenses budgétaires (Oct. 06 – Juil. 07): http://www.mefhaiti.gouv.ht/publication.htm
Ministère de l’Économie et des Finances de la République d’Haïti, septembre 2008. Loi de finance rectificative (2007-2008): http://www.mefhaiti.gouv.ht/publication.htm
Ministère de l’Économie et des Finances de la République d’Haïti. État d'exécution des dépenses budgétaires (oct. à déc. 2008): http://www.mefhaiti.gouv.ht/publication.htm
Ministère de l’Économie et des Finances de la République d’Haïti septembre 2010. Décret établissant le budget rectificatif de l'exercice 2009 -2010: http://www.mefhaiti.gouv.ht/publication.htm
Ministère de l’Économie et des Finances de la République d’Haïti décembre 2010. Décret établissant le budget de la République exercice 2010-201: http://www.mefhaiti.gouv.ht/publication.htm