Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Contes créoles

Le roman de Zamba et de Lapin

Zamba et Lapin vendent leur mère au marché

Quelques contes créole
recueillis par Mme Schont, 1935.

Il y avait une fois une grande famine. Compère Zamba, qui est glouton et vorace, souffrait terriblement de n'avoir plus rien à manger. Et son voisin, Compère Lapin, qui pourtant est bien petit et ne mange guère, subissait, lui aussi, durement, les effets de la crise.

Parfois, les deux compères se rendaient visite pour parler de leur pénible situation.

*

Lapin a l'esprit ingénieux. Un jour, il dit à Zamba - «Mon cher compère, notre mort est proche: la faim nous tue. Il nous est bien difficile de trouver de la nourriture pour nous, et il ne nous est plus possible d'entretenir des bouches inutiles. Nous avons, toi et moi, une vieille mère. Elles sont à demi-mortes de vieillesse et de privations. Bientôt elles nous feront pleurer sur leurs tombes. Ah! compère, cette perspective n'est pas gaie, n'est-ce pas?»

«C'est désolant», répondit Zamba, et il se mit à sangloter.

«Tu vois, continua Lapin, pendant que mon estomac crie, mon esprit se torture pour trouver remède à la situation. La Providence m'a suggéré un moyen de sortir d'embarras.»

«Oh! parle vite», s'écria Zamba en joignant ses pattes d'un air suppliant.

«Oui, mais c'est un remède douloureux. Seulement que veux-tu? Nos deux vieilles mères, juste bonnes à mourir, si nous les gardons, pourraient nous être utiles, si nous les vendions. L'argent que nous rapportera le marché nous procurera quelques provisions pour notre subsistance. Si tu acceptes cette solution, inutile de le dire: nous partagerons en frères.»

Zamba avait bondi d'horreur quand Lapin lui avait parlé de vendre sa mère. C'était un fils affectueux. Mais il sentait aussi l’aiguillon de la faim, et il pensait aux provisions que le produit de la vente leur permettrait d'acheter. Il soupira bien un peu, mais il accepta.

Les deux compères prirent rendez-vous pour le lendemain matin. Chacun devait amener sa mère bien garrottée pour la conduire au marché de la ville.

*

Le lendemain matin, tout le monde fut exact au rendez-vous. Zamba tirait sa mère qu'il avait si bien serrée et liée avec un énorme câble acheté exprès, à la boutique, que la pauvre vieille pouvait à peine marcher.

Lapin, au contraire, tenait la sienne en laisse, liée d’un brin de «bois patate marron»1, et elle trottait allègre derrière lui.

Zamba, la voyant ainsi, dit à Lapin: «Est-ce que ta mère est bien docile? - Mais oui, la vieille a toujours été raisonnable», répondit Lapin.

La petite troupe se mit en route et, chemin faisant, Lapin faisait venir l'eau à la bouche de Zamba en lui parlant de toutes les bonnes choses qu'ils achèteraient au marché. Toutefois, Zamba le pria de parler d'autre chose.

Le but approchait, et Zamba ne put s'empêcher de hâter le pas, et il prit les devants. Soudain, il entendit Lapin s'écrier: «Bon Dieu Seigneur, la Vierge Marie! Ma mère est partie!»

Zamba, se retournant, le vit se relever, le derrière blanc de poussière, et la mère de Lapin détalant si vite, si vite. On n'en voyait plus que le petit bout blanc de sa queue.

«Ah! mon Dieu, que ferai-je maintenant!» Lapin, en proie au plus horrible désespoir, pleurait et se lamentait.

«Allons, ne te désole pas, ainsi, dit Zamba; la mienne nous reste, et nous partagerons le produit de la vente comme c'était convenu. Mais pourquoi, diable, ne t'es-tu pas méfié de ta mère et de cette ficelle en bois patate!»

- «Je n'y ai pas pensé», dit Lapin, d'un air navré.

Et Zamba, par précaution, serra un peu plus fort le câble qui liait sa mère dont les gémissements montèrent en notes aiguës.

Enfin, on arriva a la ville. Ils vendirent la mère de Zamba, et purent, avec l'argent, acheter des provisions pour plus d'un mois, surtout des pistaches2, sur le conseil de Lapin.

Ils commencèrent par manger à leur faim, surtout Zamba qui a besoin de manger beaucoup. Lapin fut un peu plus prudent et ne se surchargea pas trop l'estomac.

Malgré la brèche que l'appétit de Zamba  avait faite dans le tas de provisions, il leur en resta encore tant, qu'il fallut acheter un âne et' une charrette pour tout emporter.

*

Ils prirent le chemin du retour, et Zamba avait déjà oublié ses remords.

Voilà qu'en marchant, Zamba  éprouva un de ces besoins auxquels la nature est sujette. On traversait justement une forêt épaisse, et le chemin était défoncé par les pluies. Zamba disparut donc pour un moment dans les fourrés, et Lapin, pudique, lui recommanda d'aller bien au fond de la forêt.

Resté seul, Lapin arrêta le petit âne, lui coupa les deux oreilles et la queue, puis le conduisit à l'écart avec la charrette, et cacha le tout dans un fossé profond, prenant bien soin de couvrir de branches les provisions, la charrette et l'âne mutilé.

Puis il revint à l'endroit où Zamba l'avait quitté. Là, il planta dans la boue les deux oreilles et la queue de l'âne, en calculant bien la distance entre la queue et les oreilles.

Puis il se mit à hurler - «Compère Zamba, Compère Zamba! Accoure vite; un malheur est arrivé!»

Zamba arriva en soufflant.

«Regarde, dit Lapin, l'âne s'est enfonce dans la boue. Il faut l'en tirer, sinon nous sommes perdus. Tire par les oreilles, toi; moi, j'essaierai de tirer sur la queue.»

Zamba tira de toutes ses forces, et il alla rouler sur son derrière, les oreilles de l'âne dans ses mains.

Lapin, qui n'avait fait que semblant de tirer, dit: «Ah, Compère Zamba, que tu es bête, tu as arraché les oreilles de l'âne; maintenant, il ne reste plus que la queue pour tirer. Viens m'aider, mais fais bien attention.»

Zamba tira un peu; il ne fallait pas tirer très fort pour que la queue lui restât en mains, comme les oreilles.

Alors Zamba, atterré, regarda les oreilles et la queue arrachées, se grattant la tête, pleurant de savoir les provisions englouties dans la boue.

Il avait, tout d'un coup, l'air malade et vieilli; il chancelait comme ivre de chagrin. Lapin faisait route à côte de lui, pleurnichant, et la voix geignarde, mais riant sous cape.

*

La nuit, il revint avec sa mère à l'endroit où il avait caché la charrette, les provisions et l'âne.

Mais, cette fois, sa ruse ne lui avait pas si bien réussi qu'il croyait.

Quand il arriva au fosse, il ne trouva, sous les branchages, que quelques morceaux de fer: ce qui restait de la charrette.

Les fourmis rouges avaient passé par là et avaient tout dévoré: l'âne et les provisions et même le bois léger de la charrette.

Notes

  1. Bois patate marron: liane, ressemblant à la plante de patates, et dont les longues tiges servent de ficelle.
     
  2. Pistaches: cacahuètes.

boule

Viré monté