Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Contes créoles

Contes divers

Barbe-Bleue

Quelques contes créole
recueillis par Mme Schont, 1935.

Il y avait une fois, dans un village, un Diable très puissant et très cruel. On l'appelait Barbe-Bleue.

Il enlevait les jeunes filles qui lui plaisaient, les épousait, puis il les mettait à mort pour les manger. Il en avait mangé déjà plus de cent. Les hommes du village avaient essayé de le combattre, de le tuer; personne n'était assez fort pour le vaincre et délivrer le village de cet ogre.

Un jour, il entra dans une famille où il y avait plusieurs filles. Il choisit la plus belle et l'enleva. La jeune fille avait deux frères qui étaient partis dans un pays lointain.

De retour en son palais, le Diable donna à sa nouvelle femme sept clefs; c'étaient les clefs des chambres du palais. Il lui recommanda de visiter toutes les chambres, sauf la dernière dont il lui donna néanmoins la clef, tout en insistant sur la défense d'ouvrir jamais cette chambre-là, puis Barbe-Bleue partit en voyage.

*

Restée seule, sa femme prit soin de la maison, visita toutes les pièces, l’une après l'autre, pour tout bien ranger, tout bien épousseter. Et, soit oubli, soit curiosité, un jour elle alla ouvrir la porte défendue.

Il faisait très noir dans la pièce. Elle y entra cependant, et son pied vint buter contre une terrine qui était posée sur le plancher. Cette terrine contenait du sang: le sang des précédentes victimes de Barbe-Bleue.

Quand son pied heurta la terrine, un caillou que, par hasard, elle tenait à la main, lui échappa et tomba dans la terrine. Le sang jaillît et lui éclaboussa le visage. Il se dégageait du sang une odeur nauséabonde.

Elle eut peur et sortit de la chambre. Elle alla trouver sa servante et lui raconta ce qui venait de lui arriver. Celle-ci lui conseilla de se laver la figure avec de la cendre délayée dans de l'eau.

Aidée de sa servante, elle se lava, mais en vain: les taches de sang ne se laissèrent pas enlever, et l'odeur continua à se dégager.

Alors, la femme de Barbe-Bleue se mit à pleurer; elle n'en dormit pas la nuit. Elle se souvint de la défense, et comprit qu'un châtiment terrible l'attendait. Cependant, elle prit la résolution de révéler sa désobéissance à son mari.

*

Le lendemain, Barbe-Bleue revint de voyage. Elle n'osa pas s'approcher de lui pour le saluer. Mais il l'appela et voulut être embrassé.

Elle eut peur et n'osa pas approcher son visage de celui de son mari. Elle lui donna seulement la main, mais Barbe-Bleue l'attira vers lui pour l'embrasser.

Alors, il sentit l'odeur du sang et la repoussa, disant:

«Tu m'as désobéi: il faut que tu meures. Va t’habiller au galetas, et fais vite, car le châtiment doit être prompt.»

Barbe-Bleue ne pouvait pas lui-même monter au galetas, car cette partie de la maison était réservée aux femmes. Sa femme y monta avec sa servante pour faire sa toilette avant de mourir.

*

Depuis longtemps, la femme de Barbe-Bleue gardait deux pigeons dans sa chambre.

Quand elle fut arrivée dans sa chambre, elle écrivit une lettre pour ses deux frères qui étaient au pays lointain, leur contant sa misère et le terrible danger dans lequel elle se trouvait. Elle confia le message à l'un de ses pigeons qui partit à tire-d'aile.

Barbe-Bleue, dans l'impatience de sa cruauté, appela au bas de l'escalier: «Ma femme, voulez-vous descendre!» Elle répondit: «Oui, mon mari, je mets mes bas.»

Barbe-Bleue attendit un peu, puis, de nouveau, il cria d'en bas: «Ma femme, voulez-vous descendre!» Elle répondit: «Oui, je mets mes souliers.»

Et Barbe-Bleue, de nouveau, attendit un peu, puis reprit la même question, à laquelle sa femme répondit: «Oui, oui, je mets ma chemise.»

Il attendit à nouveau, puis appela à nouveau. Elle répondit: «Oui, oui, tout de suite, je mets ma robe.»

Barbe-Bleue attendait toujours. Au bout d'un instant, il appela à nouveau. Elle répondit: «Oui, oui, justement je suis en train «d'amarrer» ma tête1, de mettre mon madras2

Elle disait tout cela, mais elle n'en faisait rien; elle pleurait des larmes amères, et ne bougeait pas. Elle attendait que ses frères vinissent la délivrer.

Sa servante était à côté d'elle, et regardait par la fenêtre, et surveillait la route.

Chaque fois que la femme avait répondu à Barbe-Bleue, elle se tournait vers la servante et lui demandait: «Ne vois-tu rien venir encore?» Chaque fois, la réponse était: «Non, je ne vois rien venir.»

*

Mais à la fin, la servante vit au loin, sur la route, la poussière que soulevaient les chevaux des frères qui approchaient au galop, et en prévint sa maîtresse.

Alors celle-ci se mit à s'habiller.

Pendant. que les cavaliers approchaient, Barbe-Bleue tempêtait, frappait du pied, déchirait ses vêtements et criait: «Ma femme, voulez-vous enfin descendre!»

Quand sa femme vit les cavaliers tout près de la maison, elle se mit lentement à descendre les marches. À chaque marche elle s'arrêtait, versant des larmes.

Lorsqu'elle arriva a la dernière marche, et que BarbeBleue alla la saisir, ses frères apparurent à la porte, et s'élancèrent sur l’ogre. Avec leur sabre, ils le taillèrent en pièces, et ses membres de voler: une main par-ci, un bras par-là.

Mais pendant qu'ils le hachaient ainsi, Barbe-Bleue disait:

«Jambe coupée, recollez-vous!
Bras coupé, recollez-vous
Tête hachée, recollez-vous
Moelle éparpillée, rassemblez-vous!
Intelligence perdue, revenez!
»

et aussitôt les membres détachés se recollaient. Et les deux frères continuèrent longtemps à hacher et à tailler, et ne purent arriver à tuer «le vilain bougre».

Quand ils virent qu'il n'y avait pas moyen d'en finir avec lui, il comprirent qu'ils avaient à faire au Diable. Alors ils versèrent de l'eau bénite sur les morceaux épars de son corps, qui ne purent plus se recoller; ils purent ainsi, enfin, achever de le tuer.

*

Après avoir délivré leur sœur, ils se partagèrent les richesses de Barbe-Bleue, et ils furent admirés et portés en triomphe, car personne n'avait pu arriver à débarrasser le village de ce scélérat.

Leur soeur épousa le fils du Roi, et les deux frères épousèrent les deux filles du Roi. Il y eut une triple noce. On tua des chevaux, des moutons, des éléphants, des crocodiles; on joua au cirque, on dansa au son du tam-tam. Tout le quartier était invité; les jeunes filles s'habillèrent en matadors3. On dansa trois nuits et trois jours; on but du vin et du rhum : on en vida 20 barils.

*

Moi aussi, j'ai été à la fête.

Je m'y suis tellement amusé, j'ai mangé tellement de bonnes choses, que j'en suis encore rassasié: c'est de là que me vient la force qui me permet de venir vous conter cette histoire.

  1. Expression créole.
     
  2. Mouchoir multicolore, importé de Madras.
     
  3. Le costume des femmes créoles.

boule

Viré monté