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La pièce de théâtre PNMB adaptée de
«Peau noire, masques blancs» de Fanon
se joue à Lyon

Khal Torabully

30 novembre 2016

Photos Anne-Lise Liens.

   

Prélude - rencontre avec Anne-Lise Liens

Dans le contexte politique survolté actuel, où l’altérité est clairement devenue un enjeu électoral et sociétal majeur, des consciences se mobilisent pour informer, désamorcer les haines faciles brandies par des médias et des instances politiques, mus par les seuls impératifs de conquête du pouvoir. La mondialisation laisse sur le carreau des millions d’êtres précarisés et ceux-ci, souvent des «damnés de la terre», étrangers, migrants ou réfugiés, sont la proie des attaques incessantes. Ce sont les boucs-émissaires tout trouvés, le terreau du racisme. Anne-Lise Liens est parmi celles et ceux qui ont pris le parti de l’humanité. Je l’ai rencontrée il y a 1 an. Nous avions parlé de Fanon, lors d’une de ses expositions. Je lui ai dit que je venais de revoir Mireille Fanon Mendès-France. «Quelle coïncidence», me dit-elle, «je suis en train de monter une pièce inspirée de Peau noire, masques blancs (PNMB)…. Et je suis un peu bloquée dans ma démarche». Les autorisations des ayant-droit tardaient à venir. Anne-Lise me pria donc de me mettre en contact avec la fille de Franz Fanon, en vue d’obtenir les autorisations nécessaires pour jouer sa pièce. Cela fut fait après quelques mois d’échanges avec Mireille Fanon, qui fut échaudée d’expériences passées… Et c’est ainsi que la pièce PNMB devint une création qui s’inscrivit dans mon parcours d’écrivain, tout à fait par «hasard»… La démarche d’Anne-Lise était à défendre, car faite de bon sens et d’un authentique engagement à réconcilier les humains dans une période où pointe la Bête…

Echanges sur un thème d’actualité, le racisme

Anne-Lise Liens, présentez-vous, si vous le voulez bien…

Je suis auteur-réalisatrice et metteure en scène. Je travaille les images et les mots depuis 1995. Je me suis formée à l’Institut National Audiovisuel. Puis, j’ai réalisé des courts métrages de fiction, et pendant plus de 15 ans des documentaires de création, tels que L'âme du bois s'envole (Prix de la création où l'art gens, 1962). En 2011, j'ai collaboré avec le Théâtre du Mouvement pour réaliser, A son image et  Le Cri, un film court «anti-nationalisme» diffusé à Turin. Ma curiosité artistique m'a amenée sur scène avec 2 femmes sur canapé au Théâtre sous le caillou. J'ai ensuite mis en scène une création de Michel Heim, Les jeux de l'amour et du pouvoir, jouée en 2015 à Paris, en Suisse et en Savoie  et le festival d'Avignon 2016. Peau Noire Masques Blancs est revenue à moi comme un signe fort et j'ai écrit  l’adaptation théâtrale des essais de Frantz Fanon qui a déjà été jouée 4 fois en 2016.

Depuis combien d’années cherchez-vous à mettre en scène PNMB?

Cela fait 2 ans que je travaille sur ce projet. Avec une première création l'année dernière qui a aujourd'hui mûri, qui a grandi et va se jouer aujourd’hui et dans quelques jours.

Quel en a été le déclic initial?

J’ai découvert le livre de Frantz Fanon «Peau Noire Masques Blancs» en 2011. Je travaillais sur l’écriture d’un documentaire de création, «1962», qui traitait du conflit mémoriel des générations post-colonisation pour le cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie.

Quels ont été les défis majeurs pour passer de ce texte de réflexions et d’observations psychiatriques sur les rouages de l’aliénation coloniale et qui semble ne pas contenir une dramaturgie apte à une production théâtrale? 

La difficulté pour moi n'a pas a été de sélectionner dans les essais de Fanon, ceux qui pouvaient vivre sur une scène car en relisant son livre, les scènes prenaient vie déjà dans ma tête. Le défi était plutôt de faire vivre, vivre est bien le mot, ces situations sans tomber dans une lecture et une complexité qui pourraient perdre le public et même les comédiens. Les essais sont construits autour de chapitres bien distincts et très clairs:  le noir et le langage, la femme de couleur et le blanc, l'homme de couleur et la blanche, du prétendu complexe de dépendance du colonisé, l'expérience vécue du noir... J'ai construit  les scènes autour de ces thématiques. Fanon dans ses essais cite d'autres auteurs, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Mayotte Capécia, Jean Paul Sartre, René Maran  pour ne citer qu'eux, dont j'ai aussi utilisé les écrits pour les faire vivre sur scène.

J’ai vu une répétition de PNMB il y a déjà plusieurs mois, et j’avais constaté que vous avez déployé des mines d’ingéniosité pour mettre ce texte en espace. L’approche est transdisciplinaire, alliant musique, chorégraphie, art théâtral, des éléments de la culture africaine, notamment le jeu scénique qui évoque le griot… Intéressante approche, je le souligne, très productive… Je cite votre présentation: «Pour la première fois, les essais de Frantz Fanon, psychiatre antillais, «Peau noire, masques blancs» ont été adaptés pour le spectacle vivant. Un spectacle dans lequel les mots et le théâtre rejoignent les corps dans le rythme et la musique sur le thème de la différence et du racisme. Les émotions se mélangent pour bousculer nos habitudes et donnez un coup de balai aux caricatures». Est-ce la densité de ce texte majeur de Fanon qui vous a poussée dans cette voie transdisciplinaire?

Cela m'a paru évident, je ne voulais pas d'une lecture simple et douloureuse voire conflictuelle des essais de F. Fanon mais d'un mouvement, de mouvements autour des paroles. C'était essentiel que les corps, la peau aient leur mot à dire aussi. La danse, les gestes précis, les duo/duels, les déplacements calculés permettent vraiment de donner vie, d'alléger ou d'alourdir des mots percutants voire dérangeants selon les situations.

Vous avez dû, me semble-t-il, trouver des astuces, dans votre choix draconien des moments forts du texte de Fanon, pour faire vivre ces pensées et analyses sur scène… Trouver des micro-récits, par exemple, y apporter d’autres éléments textuels et culturels… Vous avez donné une tonalité propre à ce texte, laquelle?

 Il est vrai que j'ai quelquefois jonglé avec les lieux, les époques, les mots pour rendre crédible une situation théâtrale. C'est une écriture scénique nouvelle car je joue avec des espaces temps différents, des espaces mentaux différents, le souvenir, le rêve, la réalité, un peu comme des poupées russes où une idée ouvre à une autre idée. Les comédiens jouent la couleur de leur peau et non des personnages. L'humilité est de mise dans PNMB.

Que pensez-vous des réactions de vos comédiens noirs, blancs, métis en découvrant ce texte qui vous frappe en pleine tête?

Les premières répétitions l'année dernière ont été quelquefois douloureuses, car j'avais le sentiment que remontaient quelquefois des vieilles mémoires, des caricatures qui n'avaient pas lieu d'être dans cette pièce, surtout pas dans cette pièce.  Depuis il y a eu des changements et  toute l'équipe est sur la même longueur d'onde. C'est vital pour ce type d'engagement humain et artistique, car PNMB va plus loin qu'une prestation de comédien qui se met en lumière. Pour que l'énergie passe, la bonne énergie, des émotions à fleur de peau, il est essentiel d'être clair et en paix avec soi-même et les autres pour parler ouvertement du racisme.

Pourquoi ce désir impérieux de porter ce texte emblématique sur scène actuellement? Est-ce une réflexion sur votre propre existence – vous êtes marié à un ivoirien, qui joue, d’ailleurs, dans la pièce, vous avez des enfants issus de cette union…

Je ne sais pas si mon union mixte a joué un rôle, je ne m'étais pas posé la question, mais je pense que forcément l'expérience de la différence que je vis depuis 13 ans maintenant, m'a ouvert les yeux et le cœur sur le regard de l'autre. Je suis, je crois devenu plus forte et moins tolérante aux poncifs que l'on entend encore aujourd'hui. Comme le dit Olivier, les mots ont un pouvoir, en Afrique de l'Ouest, on te dit «retire ta parole !», si tu menaces, prédis, ou si les mots dépassent ta pensée. Je trouve cette réaction très juste car en effet, les mots sont des armes terribles.

Dans le contexte politique actuel où la France se crispe sur la question identitaire et où des politiques sont des caisses de résonances des thèses racistes, xénophobes, islamophobes, des peurs de l’autre, pourquoi l’urgence d’une telle pièce?

Pour justement enlever la peur, la peur de l'autre. Krishnamurti a écrit «la peur exclut l'amour». J'ai cette phrase en tête, à chaque fois que je constate, ce que la peur a de destructeur dans le monde. J'espère à mon humble niveau que le public repartira avec un regard différent sur «l'étranger» quel qu'il soit.

Justement, quelle est la réaction du public face à cette pièce qui nous plonge dans l’inconscient du racisme rendu explicite, audible? Quels sont les éléments d’adaptation et de réactualisation que vous avez articulés à votre mise en scène?

Le public est très concentré pendant la pièce qui dure 1h, on entend les mouches voler. Il faut être concentré, un spectateur est même venu la voir deux fois pour mieux apprécier les enjeux. Cette pièce touche toutes les générations, des jeunes danseurs de hip hop s'y retrouvent, des personnes âgées, une dame m'a écrit pour me remercier car cette pièce lui a rappelé ses parents immigrés italiens. PNMB touche le public, les émotions passent du rire à la colère. La tension est présente. Je n'ai pas eu à ce jour de mauvaises réactions.

J’avais évoqué, lors de nos entretiens antérieurs, la nécessité d’adjoindre la «troisième présence», le tiers terme, entre le blanc et le noir, sous la figure du marron et du métis, notamment, pour rompre la dialectique binaire du maître et de l’esclave chère à Hegel, et inscrire par le ternaire, l’articulation à la diversité (Morin disait que le troisième élément est le préalable à la diversité). Quelle difficulté cela inscrit-il dans votre réflexion et travail?

J'ai aussi utilisé pour PNMB des extraits du roman de Mayotte Capécia qui aborde le thème du métis, de la couleur. Il n'y a pas seulement le rapport noir/blanc où blanc/noir mais aussi le choix où la difficulté du choix grâce à ce personnage. Je ne voulais pas limiter à cette dualité et ouvrir justement à la diversité.

Cette ouverture hors de la confrontation duelle noir/blanc, est-elle une nécessité de nos jours, surtout quand on considère la société plurielle «mondialisée» du siècle en cours et la réalité de l’engagisme aux côtés de l’esclavage et la colonisation?

Cette ouverture est essentielle car le monde change, l'homme n'est plus originaire d'ici mais de multitudes d'ailleurs ce qui fait sa richesse. La mondialisation permet ces échanges d'ADN qui doit rendre l'homme fort et ouvert. Un homme universel, c'est ce que je pense, défendait aussi F. Fanon. On en revient à la peur qu'il faut apaiser au lieu de l'utiliser pour des objectifs électoraux. Nous ne sommes plus en 1950 même si malheureusement on constate un recul actuellement d'une partie de la société.

Vous allez lors des représentations à venir1, monter sur scène vous-même? Quel effet cela a sur vous, après avoir exploré le texte dans ses moindres méandres et dirigé des acteurs?

Une amie m'a dit après une des premières représentations, «pourquoi tu ne joues pas le personnage de la femme blanche?» Cette question a fait son chemin dans ma tête. Après avoir travaillé, en effet, le texte dans tous les sens et dirigé les acteurs, il m'a paru alors légitime de le défendre moi-même sur scène en m'engageant plus encore. La difficulté de jouer et mettre en scène en même temps est plus importante sur une première phase de création. J'ai voulu sur cette deuxième phase de création représenter le personnage de la femme blanche car je suis une femme blanche tout simplement avec mon ressenti occidental.

Vous sentez-vous, en tant qu’européenne «française de souche» chargée d’une responsabilité particulière?

Un grand Oui et un petit Non. Oui car à l'école dans les années 70, nous n'avons pas étudié la colonisation, l'esclavage, on abordait rapidement le commerce triangulaire. C'est ma curiosité naturelle, mes questionnements sur le monde qui m'ont amenée à m'interroger sur tous les a priori que l'on emmagasine dans notre cerveau et qui ne sont pas le fruit d'une expérience vécue. Donc oui, j'avais la responsabilité de porter sur le monde un regard qui m'appartient et non un regard automatique, facile non réfléchi. Non, car je ne suis pas responsable de l'histoire de mon pays, mais je suis responsable de  ce que je pense et de ce que je véhicule.

Quels sont vos souhaits les plus chers, notamment dans une campagne électorale française où l’identité est le paradigme central?

Pour commencer que les citoyens arrêtent de croire tout ce que les médias et les candidats nous balancent en pâture pour faire monter l'audimat ou avoir des voix. Qu'ils écoutent enfin leur cœur d'enfant et s'autorisent à l'aventure humaine avec un grand H.

Quel est votre sentiment sur l’évolution de la société actuelle, notamment, en matière de la compréhension de l’autre?

La compréhension de l'autre n'est pas vraiment d'actualité. Les gens ont le nez dans le guidon et n'ont pas le temps de se préoccuper de l'autre. Ils ont quelquefois à peine le temps de s'occuper d'eux, de ce qu'ils sont vraiment.

Trouvez-vous que Fanon n’a pas pris une ride? Et pourquoi?

Frantz Fanon n'a pas pris une ride même si ces écrits on déjà 60 ans. C'est d'ailleurs inquiétant car j'ai l'impression que l'homme n'arrive jamais vraiment à tirer des leçons de l'histoire et qu'il est toujours nourri par de vieux démons identitaires. L'ouverture est la solution, sans tomber dans du «fleur bleue», l'écoute de l'autre et je le dis encore, éliminer la peur de l'autre et les jugements nourris d'obscurantisme. Avec cette pièce, je défends, je crois mon cheval de bataille, l'éveil.

Avez-vous invité la fille de Franz Fanon, Mireille Fanon-Mendès-France, à vos représentations?

Oui,je l'ai invitée car je serai très honorée de sa présence, mais à ce jour je n'ai pas eu de réponse. J'ai aussi invité Olivier Fanon le fils de Frantz Fanon sans réponse également.

Je sais qu’elle a été très réticente, car on ne «joue» pas la pièce maîtresse de ce penseur marquant sans être joué par sa complexité, surtout que dans votre travail, vous passez des essais psychiatriques à une pièce et la marge d’erreur peut être impardonnable?

En effet, il y a une prise de risque considérable et je sais que Mireille Fanon est très exigeante à ce sujet. Je lui suis déjà reconnaissante de m'avoir donné les droits pour une saison théâtrale. L'adaptation que j'ai faite de Peau Noire Masques Blancs représente ma vision théâtrale de ces essais, j'ai l'humilité de dire que cette pièce est ma représentation de Peau Noire  Masques Blancs et n'engage que moi. J'ai le sentiment d'avoir défendu les valeurs de son père avec mes armes et mes choix dans ce spectacle vivant.

Vos espoirs pour cette pièce, que je trouve essentielle, aussi, dans le climat anxiogène actuel?

Que la pièce voyage déjà dans tous les pays francophones, qu'elle soit partagée, que d'autres regards de metteurs en scène se l'approprie pour apporter leur point de vue culturel, personnel, géopolitique sur le thème du rapport à l'autre, de la peur de l'autre. Cela me semble essentiel aujourd'hui comme hier, mais encore aujourd'hui où la peur de l'autre, qui devient forcément coupable, grandit de jour en jour, comme une maladie incurable.

© Khal Torabully et Anne-Lise Liens, Lyon 30/11/2016

Note

  1. Pièce jouée le 30 novembre, le 1 et le 2 décembre au Croiseur: http://lecroiseur.fr/cevent/pnmb-cabeceo-cie-c-possible/ et http://lyon.carpediem.cd/events/1725859-pnmb-at-le-croiseur-lyon/

boule

 Viré monté