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Histoire de l'abolition de l'esclavage à Saint-Barthélemy
[ce texte a fait l'objet d'une refonte complète en octobre 2008 et est consultable sur Mémoire St Barth]
Si Saint-Barthélemy «célèbre» l’abolition de l’esclavage le 27 mai, en application du décret n° 83-1003 du 23 novembre 1983 instituant cette date de commémoration annuelle dans le département de la Guadeloupe, c’est pourtant bien le 9 octobre 1847 que le dernier esclave a été affranchi dans l’île, alors sous administration suédoise (1784-1878). N’étant plus une commune de la Guadeloupe depuis le 15 juillet 2007, il semblerait doublement logique qu’une demande de modification de cette date de commémoration soit formulée en ce sens: quitte à retenir une date autant que celle-ci soit historiquement correcte. Comme un écho, le 28 septembre dernier, une motion a été déposée au parlement suédois demandant l’instauration du 9 octobre comme «Nationell dag till minne av slaveriets avskaffande»: journée nationale de mémoire de l’abolition de l’esclavage [Motion 2007/08:Kr217], cette motion ayant par ailleurs été doublée une semaine plus tard, le 5 octobre 2007 [Motion 2007/08:Kr348].
Elle se dénomme Marie Françoise, est née à Saint-Barthélemy, est âgée de 35 ans, et elle est la 529ème et dernière esclave à y avoir été «évaluée» le 8 octobre 1847. Elle est de même la 523ème et dernière esclave de Saint-Barthélemy à avoir été affranchie le lendemain: 9 octobre 1847. Elle était la propriété de M. Edouard (?) Garin pour qui fût fixée une compensation à hauteur de $ 100, car la Suède pour arriver à ces fins, avait choisi de dédommager les propriétaires: il s’agissait pour la Couronne de racheter la liberté de ses esclaves. Sur ces $ 100 il fût prélevé $ 16 de contribution de l’esclave à son émancipation, et au bout du compte le propriétaire avait donc perçu une indemnité de $ 84 pour que son esclave recouvre la liberté.
Les débats au parlement suédois avaient été âpres. Ils ont fait l’objet d’une étude de la part de M. Birger Tommos dans le cadre d’une présentation à l’université de Stockholm au printemps 1987: «''Slaveriets avskaffande på S:t Barthélemy'' Argument i den Svenska Riksdagsdebatten» [''Abolition de l’esclavage à Saint Barthélemy'' Argumentation dans les débats au Parlement Suédois] (Uppsats för Lars Nilssons seminarium våren, Historiska Institutionen vid Stockholms Universitet.) Cet essai sera donc utilisé ici pour en rappeler très succinctement les grandes lignes.
Deux discussions eurent lieu: la première session parlementaire de 1840-1841 se ponctuera par le décret royal du 6 septembre 1842 approuvant la décision d’abolir l’esclavage à Saint-Barthélemy; la seconde session, en 1844-1845, fixera les conditions pratiques de sa mise en oeuvre. L’auteur de cette étude met en avant que, contrairement aux débats ayant préfiguré à l’abolition de l’esclavage en 1833 par l’Angleterre, il n’aura pas été retenue de raison économique pour cause de cette décision en Suède où il aura exclusivement été question de morale, «humanity and right»: il en allait de la renommée de la Couronne.
Il restait alors à définir comment l’esclavage serait-il aboli sur l’île. Sollicité par le Roi, le Gouverneur suédois de Saint-Barthélemy, James Haarlef Haasum, répondra le 9 juin 1842 (ou le 29 mars 1841 dans son «Très humble rapport au roi de Suède» n° 177 ?) que la condition des esclaves y était moins pénible que celle de leurs alter ego dans les colonies de plantation, comparable à celle des émancipés apprentis-travailleurs des îles anglaises, voire même plus enviable que celle des travailleurs libres de certains pays d’Europe. C’est cette description d’un rapport dépeignant par ailleurs un tableau tout de même moins idyllique qui retiendra avant tout l’attention et occupera une place centrale dans les débats qui suivront. Le Gouverneur Haasum préconisait que les esclaves soient rachetés à leurs propriétaires arguant que dans bien des cas ceux–ci étaient si pauvres qu’ils en étaient le seul bien. Le deuxième argument avancé par Haasum était la promesse faite par la Suède à la France dans la Convention conclue à Versailles le 1er juillet 1784 entre le Roi de France et le Roi de Suède, pour l’échange de l’île contre «la liberté d’entrepôt dans le port de Gothembourg», stipulant dans son article IX que: «La préfente ceffion ne préjudiciera en rien aux droits de propriété ou de poffeffion, appartenans aus habitants françois & autres, qui jufqu’ici ont été fujets du Roi Très-Chrétien en la dite Ifle; ils continueront à en jouir fous la fourenaineté Suédoife, conformément à leurs titres & aux lois & ufages reçus dans la dite Ifle, fans que, fous prétexte ou par une fuite de ce changement de domination, il puiffe leur être caufé aucun trouble, gêne ni dommage dans leur fortune particulière, ou dans les droits dépendans de leur propriété»; ainsi donc, pensait Haasum, ne pas dédommager les propriétaires d’esclaves constituerait une enfreinte au dit-Traité. Le troisième argument avancé par le Gouverneur était l’exemple anglais où les propriétaires avaient été indemnisés.
Haasum proposait deux solutions:
- le rachat immédiat par la Couronne des 595 esclaves recensés alors à Saint-Barthélemy contre une somme de 97.320 Piastres espagnole (ou $) obtenue par le calcul brut suivant: 233 esclaves de moins de 15 ans à $ 80 pièce, 321 esclaves de 15 à 60 ans à $ 240 pièce et 41 esclaves de plus de 60 ans à $ 40 pièce.
- un rachat échelonné sur 5 ans à raison de 10.000 Piastres espagnole par an, cette deuxième alternative étant deux fois plus rentable pour la Couronne.
Une Lettre du Roi à l’attention du parlement en date du 1er octobre 1844 reprenait les arguments avancés par le Gouverneur suédois mais précisait par ailleurs que la Couronne n’avait pas l’intention d ‘assumer seule les charges d’indemnisation aux propriétaires d’esclaves. Depuis 1812 l’île de Saint-Barthélemy était administrée par le Département de la colonie, un des secrétariats de la Couronne; mais en 1845, le Roi, pour qui le fardeau allait devenir d’autant plus lourd étant entendue les sommes «colossales» annoncées pour l’émancipation, réussit enfin à remettre l’administration de l’île au Département des finances à la charge du Parlement: Saint-Barthélemy ne ferait donc plus partie du Domaine de la Couronne. Lors des débats de 1844-1845 le gouvernement suédois proposa donc de discuter d’une participation à hauteur de 10.000 Piastres espagnoles sur trois ans prélevée sur le fonds «Handel och Sjöfart» [Commerce et Marine]. Il y eut d’emblée des réticences, notamment à la Chambre des Paysans, où quelques voix se firent entendre pour réclamer la vente de l’île à une puissance étrangère (sujet quelque peu récurent depuis 1817) posant ainsi comme condition au repreneur d’y abolir l’esclavage. Une voix à la Chambre du Clergé demanda de ramener la participation de 10.000 à 6.000 Piastres espagnoles par an; une autre appelant une nouvelle fois à se débarrasser de cette île, laissant ainsi l’émancipation à la charge du nouvel acquéreur. À la Chambre des Bourgeois une voix s’opposa tout bonnement à toute émancipation, mais il ressortit au final que le fonds de Commerce et de Marine pourrait se remettre de ces dépenses par une future et possible vente de l’île de Saint-Barthélemy. La Chambre des Paysans s’opposa quant à elle à tout dédommagement des propriétaires d’esclaves. Enfin, la quatrième chambre du parlement suédois, la Noblesse, considérant que l’indemnisation ne devait pas être prélevée sur le fonds de Commerce et de Marine mais sur la Dette Nationale contre une future compensation, rejetait à son tour la proposition en l’état.
Le gouvernement fît donc un compromis en maintenant le prélèvement sur le fonds de Commerce et de Marine mais en garantissant une future compensation. L’émancipation progressive (Gradual emancipation) fût donc décidée, d’abord pour des raisons économiques, mais arguant aussi des «troubles» qui pourraient résulter d’une émancipation massive.
Le dénombrement de mai 1846 donnait une population totale de 2630 (ou 2635 ?) habitants se distinguant ainsi :
1499 habitants à la Campagne dont 1018 blancs, 147 libres de couleur et 334 esclaves.
1131 habitants à la Ville dont 290 blancs, 641 libres de couleur et 200 esclaves [ou 1136 = 292 / 634 / 210 ?]
On sait ainsi, grâce aux études menées par le Centre de Recherche Caraïbes de Montréal, que 72 ménages sur les 267 que comptait la Campagne possédaient alors un ou plusieurs esclaves, de même 55 sur les 197 recensés en Ville. Sur les 481 libres de couleurs ou esclaves, sans distinction sociale, recensés à la Campagne: 55 étaient asservis au centre de l’île (quartier du Gouverneur et de Saint-Jean), 281 dans les quartiers «Au Vent» et 145 «Sous le Vent».
Les 20 et 22 mai 1846, il fût formé à l’Hôtel du Gouvernement de Saint-Barthélemy un «Comité d’évaluation des esclaves» ou «Gradual Emancipation and Slave Appraising Commitee» s’agissant donc de rétribuer chaque propriétaire d’esclave(s) au juste prix de l’état de leur bien. Toujours présidé par le secrétaire du gouvernement, Gustaf Ekerman, ce comité était composé au total de 5 membres: à Jonathan H. Bryan, échevin, et Moses L. Hassell, il était adjoint deux membres élus. Comme de rigueur dans l’administration faîte de l’île par les Suédois, on considéra distinctement la ville de Gustavia d’un côté et le reste de l’île de l’autre. Vingt-neuf “Voters in Town” portaient à leur tête M. William B. Hodge avec une voix d’avance sur M. Richard Dinzey tandis que les soixante six “Voters in the Country” ou “Votans de la Campagne” préféraient M. Eugène du Chatelard à M. Antoine S. Delisle et à M. Joseph Bernier, capitaine de la Milice du Vent. À noter que M. Delisle était aussi candidat in Town. Les “Voters” étaient en fait les propriétaires d’esclaves, cela concorde pour la Campagne où on peut rapprocher les 66 votants des 72 ménages possédant au moins un esclave mentionnés plus haut, c’est un peu moins concordant pour la Ville où un différentiel important existe entre le nombre de votants (29) et le nombre de propriétaires supposés (55 ménages): un indice de la complexité de la situation existante à Gustavia? À la Campagne, vingt procurations furent établies pour ce vote (neuf pour la Ville) donnant souvent directement consigne de vote au mandataire; elles émanaient principalement des quartiers de la Grande Saline et du Grand Fond mais aussi du Marigot, et du quartier de L’Orient; À la Campagne peu de ces propriétaires d’esclaves savaient écrire et signaient donc d’une «marque ordinaire en forme de croix». De nombreux propriétaires étaient des femmes, surtout en Ville.
Les premières réunions du comité d’évaluation commencèrent le 16 juin 1846, et en l’espace de 3 jours 205 esclaves furent examinés tour à tour. Le comité se réunissant par la suite généralement une fois par mois jusqu’en avril 1847; les évaluations s’effectuant par série d’environ cinquante esclaves à chaque session, du moins pour les 6 premiers mois, beaucoup moins par la suite. Chaque réunion fixant la prochaine au mois suivant, en général du 15 au 15 «or earlier if necessary». Evaluation ne signifiait pas affranchissement, encore fallait-il que les sommes soient perçues localement pour être redistribuées aux propriétaires qui étaient alors indemnisés par ce qui avait été baptisé «The Royal Compensation Fund» ou allocation Royal pour le rachat des esclaves. Ainsi donc le 20 juin, 120 esclaves avaient été affranchis. De même les 2 et 3 octobre 1846, deux réunions du comité d’évaluation étaient convoquées sur ordre du Gouverneur qui informait avoir reçu un crédit de $ 10.000 [Spanish Dollars]; il était demandé au comité de sélectionner parmi les esclaves ayant déjà fait l’objet d’une évaluation un nombre donné d’individu, selon les principes édictés par le Roi dans sa Lettre du 22 janvier 1845 (?): 121 noms (prénoms) furent alors soumis au gouverneur pour un total de $ 10.707 duquel était défalqué la contribution des esclaves à hauteur de $ 697, ainsi arrivait-on à $ 10.010 : une pure opération comptable en somme.
Au 19 octobre 1846, 432 esclaves avaient déjà fait l’objet d’une évaluation et 221 d’entre eux avaient été affranchis. Le 15 novembre le comité évalua cinq nouveaux esclaves et le 15 décembre dix de plus. À cette date il est précisé pour la première fois que neuf esclaves, tous évalués dès les premières réunions du mois de juin, se présentèrent spontanément pour s’acquitter de leur «slaves contribution»: ainsi le (la) N° 26 (sic) pour $ 10, ou pour en régler une partie : la N° 162 avançait $ 4 sur les 5 dus. Le 15 janvier, 17 nouveaux esclaves sont évalués et 15 se présentent spontanément eu égard à leur contribution. À noter que lorsque viennent Sandrine, 24 ans, et sa nouveau-née Rosalie, esclaves du président du comité Gustaf Ekerman, celui-ci cède sa chaire à M. Uddenberg, nouveau secrétaire du gouvernement, pour présider à l’évaluation.
Quelques zones d’ombres subsistent sur cette contribution des esclaves. Évaluée dès les premières réunions de juin 1846, elle aurait servi à alimenter un fonds qui n’aurait fait l’objet d’une décision de création que six mois plus tard, le 3 décembre. C’est ce qu’il ressort du Règlement de 13 articles statuant de l’ utilisation de ce fonds et qui lui n’a été édité que le 11 janvier 1848. Ce fonds aurait été prévu pour venir en aide aux esclaves émancipés les plus pauvres et un Comité devait être chargé d’en déterminer les bénéficiaires. Si les règles fixant cette contribution des esclaves doivent très probablement figurer dans cette Lettre du Roi en date du 22 janvier 1845 qu’il pourrait être intéressant de retrouver dans les archives, cette contribution n’aurait-elle pas été instaurée à l’origine pour diminuer plus encore la participation du parlement ? sans que rien ne soit véritablement prévu dans un premier temps quant à l’utilisation de cette collecte. Il n’existe sur ce microfilm que très peu de traces écrites de ce qui a été collecté : les esclaves avaient-ils les moyens de contribuer ainsi au rachat de leur liberté? Quelles échéances étaient fixées pour leur contribution ? voilà encore de quoi faire quelques recherches en archives…
Le 1er février le Gouverneur informe d’un nouveau crédit de $ 10.000 « in London » pour l’année en cours et les 4 et 5 février une nouvelle liste de 117 esclaves lui est présentée for freedom (sic). On n’oubliera pas de grever du dit-crédit les frais du comité pour l’année précédente (papier, encre etc…). Le 17, un Avis du Gouvernement demande aux esclaves sélectionnés de se présenter le lendemain, 18 février, à midi, dans la rue devant l’Hôtel du Gouvernement pour être libérés par son Excellence le Gouverneur, à 1 heure. Peut-être que cette «Proclamation du Gouverneur» dont la date n’est pas précisée et dont il ne se trouve que la première partie sur le microfilm étudié ici, donne t-elle la teneur des propos qui leur étaient alors tenus?
“Faisons Savoir: vu que les Etats-Généraux du Royaume ont rendu facile l’exécution des désirs élevés de sa très gracieuse Majesté, ayant pour but de libérer, par des mesures sages et équitables, la population esclave de cette Ile de l’Etat de Servitude dans lequel elle a toujours été retenue, et que les propriétaires d’esclaves de cette dite Ile, ont par un Zèle louable concourus avec Sa Majesté dans les moyens adoptés pour cet effet et que leur prompte déférence à Sa Juste et auguste attente a grandement facilité l’obtention d’un résultat satisfaisant.
Vu qu’il est de notre devoir de faire comprendre à la population émancipée que la majorité de la Nation Suédoise de laquelle lui est venu cet immense bienfait, gagne péniblement son existence dans une lutte continuelle contre un climat rigoureux, le Sacrifice est donc bien grand; il devient plus méritoire par le but dans lequel il a été fait: c’est pour rendu à la liberté et pour le bien être de leurs frères en J.C; qu’ils s’imposent cet acte d’une noble générosité.
En conséquence cette nation a le droit imprescriptible d’exiger et d’attendre de ceux qui ont joui du bénéfice de cet acte de la munificence…”
Puis les évaluations reprirent de même jusqu’au 15 avril où il furent ajournés jusqu’à nouvel ordre du Gouverneur ou du Royal Council en application de la proclamation du 26 mars. 514 esclaves avaient alors été évalués.
Le 17 septembre 1846 il est «porté à la connaissance de tous ceux à qui il appartiendra que l’abolition de l’esclavage serait proclamée» le 9 octobre, ainsi tous les esclaves qui n’auraient pas été présentés ou déclarés le 8 octobre avant midi seront libérés sans qu’aucune compensation ne puisse être par la suite réclamée par leurs propriétaires. Une avant-dernière session d’évaluation fût programmée le 22 septembre où 7 esclaves furent examinés et où l’on prît note du décès de 6 esclaves; la toute dernière réunion du «Gradual Emancipation and Slave Appraising Commitee» fût tenue le 8 octobre où se présentèrent les 8 derniers esclaves de Saint-Barthélemy.
Les registres établis par le comité d’évaluation renseignent par colonne d’un numéro, du nom de l’esclave: un prénom, de son lieu de naissance, de son âge, du nom de son propriétaire; puis viennent sa valeur estimée par le comité en spécifiant si celle-ci est le fait d’une requête du propriétaire seul ou d’un commun accord avec son esclave, puis sa valeur estimée par son propriétaire, ainsi que la contribution de l’esclave, tout cela exprimé en $ = Spanish Dollars; ensuite deux colonnes intitulées: «General conduct and character» et «Health Strenght and ability to work» et enfin la dernière colonne permettait au comité d ‘inscrire d’éventuelles remarques.
Malheureusement les archives des premiers tableaux d’évaluations du comité ne sont pas en très bon état et difficilement lisibles, il est d’ailleurs précisé pour ces sessions de juin 1846: document restauré en 1967 aux Archives de la Guadeloupe. Mais de façon assez heureuse, il existe en parallèle pour ces même sessions un nombre très important de fiches Duplicate (sic), à l’entête du numéro de l’esclave, regroupant parfois plusieurs esclaves sur la même fiche lorsqu’il s’agit par exemple de la mère et de ses enfants, et récapitulant le montant de l’évaluation établie par le comité et la contribution des esclaves. De par la signature apposée au bas de ces 66 fiches Duplicate, où le propriétaire certifiait ainsi avoir perçu l’indemnité allouée, on peut vérifier que pour les 120 esclaves affranchis le 20 juin 1846 il en coûta $ 9.981 à la Suède et que le montant de la contribution des esclaves devait s’élever au total à $ 809.
C’est bien là une opération rondement menée: 120 esclaves affranchis en juin 1846 contre $ 9.981, 121 en octobre contre $ 10.010, 117 en février contre $ 9.899, 157 en septembre 1847 contre $ 14.206 et les 8 derniers le 9 octobre 1847 contre $ 584: au total 523 esclaves libérés contre $ 44.680 d’indemnisation aux propriétaires et une contribution des esclaves à hauteur de $ 2478.
Ces sources d’archives sont particulièrement riches d’enseignements et ont fait l’objet de dépouillements dans les années 80 à 90 de la part du Centre de Recherche Caraïbes de Montréal qui a pu confronter les tableaux d’évaluation aux recensements et suivre ainsi les libres de couleurs, et les esclaves puis émancipés de Saint-Barthélemy. En 1977, le professeur Hannes Hyrenius de l’Université de Göteborg avait de son côté analysé les examens du «Slave Appraising Commitee». Il était notamment mis en évidence une sur-représentation des femmes, surtout en ville; en 1846 environ quarante pour cent des esclaves avaient moins de quatorze ans. À la Campagne la grande majorité des esclaves était née sur l’île tandis qu’à Gustavia ils étaient près des trois-quarts à être né en Ville, environ 17 étaient nés quelque part en Afrique. Lors de l’évaluation, les critères «General conduct and character» et «Health Strenght and ability to work» étaient très majoritairement renseignés «Good», quelques fois «Passable» et plus rarement «Bad». Les enfants en bas âge étaient généralement estimés autour de $ 25, les jeunes enfants autour de $ 50, à partir de 15 ans les prix grimpaient au-dessus des $ 110, les adultes valaient jusqu’à $ 160 mais au-delà des 60 ans dépréciés autour des $ 50. Les propriétaires en réclamaient généralement un peu moins du double. Les hommes adultes avaient plus de valeur que les femmes, le contraire chez les enfants. La contribution des esclaves oscillait le plus souvent entre $ 8 et $ 12. Lorsqu’un esclave n’était pas né sur l’île il était souvent renseigné le lieu de naissance immédiatement suivi de la mention «introduced here previously to 1831»: en 1831 entrait en vigueur à Saint-Barthélemy une loi adoptée au parlement Suédois en 1830 instituant la peine de mort pour quiconque serait convaincu de pratiquer la traite négrière, mais qui laissait par ailleurs la possibilité de traiter des esclaves au sein même de l’île.
Ainsi donc sera aboli l’esclavage le 9 octobre 1847 dans l’île suédoise de Saint-Barthélemy .
Et le Gouverneur James Haarlef Haasum deproclamer:
“Proclamation
(...)
En conséquence, par ces présentes et au nom de notre très gracieux Souverain OSCAR 1er Roi de Suède et de Norvège
Nous ordonnons et décrétons que tout esclavage ou servitude est et demeure a jamais aboli, et ne pourra plus exister ni être toléré dans cette île Saint Barthélemy et ses dépendances; ce qui sera promulgué pour la rigoureuse obéissance de tous ceux qu’il appartiendra.”
Deux lettres de reconnaissance sont alors adressées au Gouverneur suédois, l’une en anglais au nom des émancipés de la Ville, l’autre en français de la part des émancipés de la Campagne; signées de neuf croix de la main et treize paraphes de vingt-deux émancipés de la Ville et de vingt croix de la main de vingt émancipés de la Campagne. À noter que les émancipés accolent au bas de ces lettres le nom de leur ancien propriétaire à leur prénom.
“May it please your Excellency
We the undersigned for ourselves and in behalf of all the other persons in this Town lately Ransomed from Slavery by the Beneficient act of His Most Gracious Majesty our beloved King OSCAR, beg to approach your Excellency on this day, of Jubilee to us, with the expressions of our untutored, but most ardent and heartfelt attachment for your Excellency’s person and Government.
We thank your Excellency most sincerely for the conspicuous and arduous part which your Excellency took to obtain for us that Consummation which is this day proclaimed to the World.
“Slavery has for ever ceased to Exist in the Island of Saint Bartholomew”
May Your Excellency never have cause to regret the noble part thus taken for our Good and our devoutly trust by the blessing of Almighty God always to comport ourselves Orderly and Industriously as to diserve the Boon which has been confered upon us.
We feel that we need no to Multiply words to express to our Beloved King the fuliness of our Thanks for the bestowment upon us of the most precious Gift that could be bestowed on being in our late circumstances – for raising us from the condition of mere Goods and Chattels and elevating us to rank as men – for granting us the power to follow the bent of our minds, to pursue happiness as best it should seem to us – for ridding us of that drag to, and debaser of, Human Nature, Hateful Slavery – for, however modified, Slavery is hideous and oppressive still – We feel, we beg to repeat, that our acknowledgements however simple, will still be appreciated and we therefore pray Your Excellency to be pleased to convey to his Most Gracious Majesty our Beloved King and his subjects the Renowned Swedish Nation, our Humble but Grateful Thanks for the Freedom purchased for us – such thaks, as none can fully estimate the extent of but who were Slaves and are now free.
And May Your Excellency long enjoy Health and Happiness with the pleasing consciousness of having to the best of Your Ability and with much success ever discharged the duties of your High Office for the benefit of those whom it has pleased God to place your over as Governor. And that God may bless Your Excellency with the full fruition of all your desires, is the prayer of Your Ecellency’s Grateful and Devoted Servants.”
“Monsieur le Gouverneur,
Nous, les anciens esclaves, formant la population émancipée de la campagne venons, aujourd’hui que nous sommes libres, Supplier Votre Excellence d’être notre interprête auprès du Trône et des Etats-Généraux du Royaume pour les remercier du grand acte de Justice qu’ils viennent d’accomplir. Puisse le paÿs duquel nous est venu cet insigne bienfait voir éternellement régner la Pays dans ses forteresses et l’abondance dans ses Greniers.
Nous venons déposer aux pieds de votre Excellence l’hommage du profond respect que nous professons pour elle, et nous la prions d’agréer nos très sincères remerciements pour la part qu’elle a eue à l’événement heureux qui nous permet de compter dans la grande famille humaine de laquelle nous avons toujours été exclus.
Nous espérons que Votre Excellence trouvera sa récompense pour les peines qu’elle S’est données pour nous dans le bonheur d’avoir puissamment contribuée à l’accomplissement du Grand acte de libération. Nous osons la Supplier de faire parvenir à l’Auguste famille Royale les sentimens de reconnaissance qui nous animent pour elle. Nous les transmettrons à nos enfans pour leur apprendre à bénir et à prier pour elle et pour notre très Gracieux Souverain, le Roi à qui il a été donné de nous rendre à la liberté pour laquelle Dieu nous avait tous créés.
Nous prions Votre Excellence de nous continuer ses bontés et sa bienveillante Sollicitude que nous espérons de plus en plus mériter par un travail assidu, une Scrupuleuse obéissance aux lois et surtout par la morale que nous enseigne notre pasteur évangélique. Nous la remercions pour Son dévouement à notre Cause et Sommes assurés que, Si la haute protection nous devenait nécessaire, dans un tems à venir, pour détruire les insinuations malveillantes des ennemis du progrès, elle ne nous ferait pas défaut.”
Malheureusement il semble que les recensements de 1853, 1854 et jusqu’en 1857 continuèrent de distinguer Whites, Free coloured et [Former] Slaves…
Reste maintenant à savoir quel a été le sort de ces émancipés et faire toute la lumière sur leur exode qui fit donc de l’île de Saint-Barthélemy la «perle normande des Caraïbes»?
l’amiRAL du C.L.A.S.H…sur l’île de Nantes et dans le Fonds suédois de Saint-Barthélemy. Octobre 2007.
Avec la collaboration de M. Jan Lönn.
Photos: Fonds suédois de Saint-Barthélemy (Centre des Archives d’Outre-mer, Aix-en-Provence).
Quelques compléments de lecture:
- SCHŒLCHER, Victor. «Abolition de l'esclavage dans l'île suédoise de
Saint-Barthélemy» dans Extrait de la revue indépendante, Paris, quatrième édition, Imprimerie Schneider et Langrand, livraison du 10 janvier 1847, p.
11-15.
- EKMAN, Ernst. «Sweden, The Slave Trade and Slavery, 1784-1847» dans Revue française d'histoire d'outre-mer, Paris, 1975, p. 226-227.
- ÅBERG, Bertil. «Det svenska negerslaveriet 1784-1847» dans Recip Reflex, Stockholm, no 5, 1975, p. 25-35.
- HYRENIUS, Hannes. «Royal Swedish Slaves» dans Demographic Research Institute, Gothenborg, University of Gothenborg (Suède), Report 15, 1977.
- CAVE, Roderick. «Four Slave Songs from St. Bartholomew» dans Caribbean Quaterly, vol. 25, nos 1 & 2, University of the West Indies Press, Kingston (Jamaica), 1979, p. 85-90.
- SKYTTE, Göran. Det kungliga svenska slaveriet, Askelin & Hägglund, Stockholm, 1986.
- GONTHIER, Denis. «Abolition de l’esclavage et transformation des ménages de la population rurale de couleur, Île antillaise de Saint-Barthélemy, de 1840 à 1857», Montréal, 1987, Université de Montréal, mémoire de maîtrise co-dirigé par Yolande Lavoie et Francine MAYER, 127 p.
- MAYER, Francine et François NAULT. «L'abolition de l'esclavage à Saint-Barthélemy vue à travers l'étude de quatre listes nominatives de sa population rurale de 1840 à 1854» dans Revue française d'histoire d'outre-mer, tome LXXIX, no 296, Paris, Société française d¹histoire d'outre-mer, 1992, p. 305-340.
- MAYER, Francine M. et Carolyn E. FICK. «Slavery, Slave Emancipation and Social Reorganization in Nineteenth-Century Saint-Barthélemy, French West Indies» dans The Peopling of the Americas, Liège, 1992, p. 233-259.
- MAYER, Francine M. et Carolyn E. FICK : «Before and After Emancipation : Slaves and Free Colored of Saint Barthélemy (French West Indies), in the 19th Century» dans Scandinavian Journal of History, vol. 18 - no 4, 1993, p. 251-274.
- LAVOIE, Yolande, Carolyn E. FICK et Francine M. MAYER. «A particular study of slavery on a Caribbean Island: Saint-Barthelemy (French West Indies), 1648-1846» dans Caribbean Studies, San Juan (Porto Rico), 1995, vol. 28, no 20, p. 369-403.
- BENOIST, Jean. «L'esclavage au delà du sucre: couleur et société à St-Barthélemy» dans Le Monde créole: peuplement, société et condition humaine XVIIe - XXe siècles, J. Weber Éd. Les Indes savantes, Paris, 2006.