Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Larg lo kor

Jean-Louis Robert

Qu’une langue ne voie pas comme les autres, il est banal de le dire, mais il est bon parfois de spécifier le banal.

Je traduisais du kréol réyoné en français, essayant de le faire en justesse (qu’on me rende cette justice-là) et tombais sur l’expression «larg lo kor». Des équivalents vinrent aussitôt à mon esprit bilingue (si tant est qu’un esprit puisse l’être): «abandonner», «ne plus résister», «renoncer». Mais je mesurai presqu’immédiatement l’écart que de telles traductions mettaient au jour. Apparut, dans le passage d’une langue à l’autre, un reste, qui se révéla irréductible. Les signifiants Kréol et français ont le même sens mais n’expriment pas la même chose. Les images mentales qui en résultent sont différentes. Ainsi le Kréol fait VOIR l’affaissement physique, le déclin du corps, son mouvement vers le bas, son tassement, là où le français renvoie à des éléments abstraits.

De nombreuses autres expressions intègrent la dimension corporelle dans leur forme: «Alé o kor», «ral lo kor», «zèt son kor», «tyé son kor». Dans tous les cas, la langue kréol fait voir des gestes, des attitudes, des comportements corporels  quasi inexistants en français. «Tyé son kor», par exemple, qui peut se monnayer dans l’autre langue par «s’éreinter» ou «se tuer au travail» rend visible l’action destructrice opérée sur le corps.

De la même manière, l’unité «min» se retrouve dans divers syntagmes: «la min tann», «done la min», «mèt la min», «min long». Ainsi «la min tann» dans le proverbe «Kan la min lé tann, lo vantr lé vid» (= la générosité est ruineuse), comporte une dimension visuelle non présente dans l’équivalent français. On pourrait multiplier à l’envi les exemples.

Il me semble que la corporéité du kréol témoigne des conditions de la genèse de cet idiome. C’est le corps esclave qui, d’une certaine façon, y fait signe et on comprend, dès lors, pourquoi ce faire-voir-le corps- servile résiste à passer dans l’autre langue. L’esclavité ne peut se dire de cette manière que dans le corps de la langue kréol. Traduire «li larg lo kor» par «il largue son corps» est totalement incorrect, à moins que cela ne s’inscrive dans un projet esthétique visant, par exemple, à mêler les langues.

Faut-il, lorsqu’on traduit, faire le deuil du mot «juste»? Non, i fo pa larg lo kor!

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 Viré monté