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Créolité, Diversalité et Mondialisation |
Taxis pays dans les années 50. © Christian Crabot. |
Dans le cadre des conférences organisées par "Le Salon du Livre de la Martinique - Ecritures métisses", Raphaël Confiant a présenté la conférence ci-après à la Villa Chanteclerc, route de Didier (Fort-de-France, Martinique) le jeudi 11 novembre 2005. |
Mesdames, messieurs,
Je me propose donc ce soir de réfléchir avec vous sur trois notions dont deux d’entre elles vous sont certainement familières - celles de «Créolité» et de «Mondialisation» - tandis que la troisième, celle de «Diversalité», doit sans doute être pour beaucoup d’entre vous pour le moins obscure, voire inconnue.
Je tenterai, dans un premier temps, de donner ma définition personnelle de ces trois notions et quand je dis «ma définition», n’y voyez là aucune forfanterie. Je veux en fait dire la définition proposée par ce courant de pensée qui est désormais connu sous le nom de Mouvement de la Créolité, mouvement qui contrairement à ce que beaucoup croient, ne se limite pas à la seule littérature, même si ce sont des écrivains qui l’ont théorisée, mais s’étend à la musique, à la peinture, à l’architecture, au cinéma, à la politique etc… Le Mouvement de la Créolité ne délivrant pas de passeports ni de lettres d’accréditation, ce sera la matérialité des œuvres qui indiquera l’appartenance ou non de ces dernières au dit mouvement.
Il est ainsi indéniable que le groupe Kassav pour la musique ou le groupe «Fromager» pour la peinture font pleinement partie de ce courant de pensée qui est né au tournant des années 80 du siècle dernier et dont les différents promoteurs, déclarés ou non, font partie de l’ultime génération imprégnée de l’imaginaire de la Société d’Habitation, génération qui est née dans les années 40-60 du siècle en question. L’ultime génération à avoir eu la chance de voir une Martinique productive: mon arrière-grand-père et mon grand-père possédaient une petite distillerie au fin fond d’une campagne du Lorrain et j’ai encore souvenir des trains chargés de canne à sucre qui traversaient notre pays lequel a compté, peu de gens s’en souviennent, jusqu’à 200 km de voies ferrées. Cette génération a souvenir des commandeurs d’habitation, des tonneliers, des fabricants de cabrouets, des chaudronniers, des ajusteurs, des mécaniciens de sucreries, bref d’un ensemble de corps de métiers qui témoignaient de l’existence d’une intense activité économique. En général, les économistes définissent les pays sous-développés comme étant des pays agraires qui n’ont pas encore atteint le stade industriel. Si cette définition du sous-développement est vraie, eh bien elle ne cadre pas avec notre pays car nous sommes au contraire un pays qui s’est désindustrialisé, qui a été désindustrialisé à la fin des années 60 justement.
Une fois explicitées ces trois notions, je m’efforcerai d’établir le lien qu’elles me paraissent entretenir entre elles et en quoi leur interconnexion est utile à la compréhension de l’impasse dans laquelle se trouvent aujourd’hui la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane. Car, tout le problème de nos pays est là : comment sortir de l’impasse? Comment penser notre sortie de l’impasse? En effet, si les intellectuels ont un rôle quelconque, c’est bien celui de la clarification des questions que les décideurs, trop pris par la gestion du quotidien - et dieu sait si cette gestion est difficile et prenante! n’ont pas le temps de se poser. Pour parler crûment: comment voulez-vous qu’un maire qui reçoit tous les jours des gens désespérés qui lui demandent un travail ait le temps de réfléchir à la mondialisation ou à la Créolité? Ce n’est d’ailleurs pas son rôle, son rôle est de tenter de solutionner les problèmes immédiats, et dans notre cas précis d’Antillo-Guyanais, de parer au plus pressé. Comment voulez-vous qu’un chef d’entreprise qui ne voit pas arriver le paiement de travaux effectués pour telle ou telle collectivité six ou huit mois après la réalisation de ceux-ci puisse se payer le luxe de réfléchir à la mondialisation? Lui aussi doit paré au plus pressé.
Mais, il nous faudra bien un jour sortir du «plus pressé» pour nous diriger vers le «bien pesé» et là, nous ne pourrons absolument pas faire l’économie d’une vaste réflexion générale sur la place de nos pays dans l’univers mondialisé qui s’est mis en place depuis un demi-siècle et qui s’est brusquement accéléré au cours des vingt dernières années.
Abordons donc, en premier lieu, la question de la mondialisation, si vous le voulez bien. Je me permettrai d’entrée de jeu d’attirer votre attention sur la différence entre le terme anglo-saxon qui désigne le phénomène à savoir globalization/globalisation et le terme, disons latin, de «mondialisation». Les linguistes affirment que les synonymes n’existent pas, eh bien là, nous en avons un exemple éclairant. «Globalisation» n’est pas exactement synonyme de «mondialisation», même si ces deux notions recouvrent largement les mêmes réalités. Dans «globalisation», il y a l’étymon «globe» qui se réfère à une simple réalité physique, celle de la Planète-Terre, tandis que «mondialisation» renvoie à la fois à la réalité physique du monde et à ceux qui peuplent ce monde. Cette petite glose sémantique vise à insinuer que la globalisation anglo-saxonne est une vision de l’unification qui passe les peuples sous silence et qui met en avant les forces économiques, les multinationales anonymes, les flux financiers dont 90% des gens ne comprennent pas le fonctionnement.
Y a-t-il dans cette salle plus d’une ou deux personnes qui sachent exactement ce qu’est l’indice Nasdaq ou le CAC 40? J’en doute fort. Pourtant, ces structures aux noms sibyllins gouvernent l’économie mondiale et ont des répercussions directes sur notre portefeuille et donc notre niveau de vie. Nous ne disons donc pas exactement la même chose quand nous employons les termes de «globalisation» et de «mondialisation», de même que nous ne disons pas la même chose en disant «affirmative action» et «discrimination positive». Employer donc l’un ou l’autre de ces termes n’est pas neutre. Il révèle, consciemment ou non, l’affiliation idéologique de celui qui l’emploie. Vous aurez compris que si je suis farouchement hostile à la globalisation, par contre, j’observe d’un œil attentif et intéressé la mondialisation laquelle est d’ailleurs un phénomène irréversible. Mais j’y reviendrai plus avant…
Pour l’heure, je me permettrai de dire que nombre d’intellectuels, occidentaux pour la plupart, feignent de croire que la mondialisation est un phénomène nouveau, inouï même, dans l’histoire de l’humanité, phénomène dont ils datent le début à la fin du 20è siècle. En réalité, cette assertion est complètement erronée: il y a déjà bel et bien eu un phénomène de mondialisation, une première mondialisation si vous voulez, et celle que nous vivons présentement n’en est que la deuxième. Et ce sont les Antilles d’abord, les Amériques ensuite qui ont été le théâtre de cette première mondialisation, cela à compter du 16è siècle. Christophe Colomb en «découvrant» l’île de Guanahani dans l’archipel des Bahamas, puis la future Hispaniola dans celui des Antilles, a, on le sait, bouclé l’espace-terre, mettant du même coup fin à l’ère des grandes explorations. Après lui, il aura fallu que l’homme aille sur la lune pour se trouver des horizons inconnus.
Cette première mondialisation dont, je le répète, les Antilles ont été largement le creuset, a, pour la toute première fois dans l’histoire de l’humanité, mis en contact permanent et brutal la quasi-totalité des grandes civilisations du monde: l’amérindienne, l’européenne, l’africaine et l’asiatique. Des identités millénaires, ataviques, habituées à vivre, non pas en vase clos mais au contact d’identités voisines ou cousines, se sont retrouvées confrontées à des identités radicalement étrangères.
Quand l’empire romain envahit la Gaule, l’Helvétie et l’Ibérie, nous sommes là dans un contact entre identités cousines, indo-européennes si vous voulez, quand bien même les Romains qualifient les peuples de ces pays de «barbares». Et même quand Rome s’est aventurée au Nord de l’Afrique et au Levant, on se trouve encore dans des relations de cousinage. Vous me permettrez ici de faire une double incise afin de distinguer d’une part, deux grands types de civilisations - les grandes civilisations conquérantes et les grandes civilisations non conquérantes - , et d’autre part pour questionner et requalifier le terme d’Occident.
Pour moi, par exemple, la civilisation arabo-islamique fait partie de l’Occident et le Coran ne fait que reprendre et prolonger la Torah des Juifs et la Bible des Chrétiens. Joseph y devient Youssef, Abraham Ibrahim, Marie Mériem et j’en passe. Les civilisations juives, chrétiennes et islamiques sont cousines et c’est le matraquage médiatique actuel qui nous donne la fausse impression que l’islam est absolument étranger à la civilisation occidentale, qu’il constitue même l’Altérité absolue par rapport à cette dernière. C’est là une pure escroquerie intellectuelle. Ce sont les Arabes qui ont sauvé l’héritage grec antique en traduisant dans leur langue Platon, Aristote, Euripide et les autres et qui l’ont transmis, grâce à l’Andalousie musulmane notamment, aux Européens qui émergeaient à peine du Moyen-âge. Conclusion: si le bouddhisme, l’hindouisme, le shintoïsme, le vaudou ou le shamanisme sont radicalement étrangers à la civilisation occidentale, ce n’est certainement pas le cas de l’islam.
Donc, je disais, qu’il y a donc d’un côté les grandes civilisations conquérantes, l’européenne, l’arabe, qui constituent l’Occident, car je vous rappelle que les Arabes n’ont pas seulement conquis l’Afrique du Nord, ils se sont aussi aventurés en Afrique orientale, en Perse, au Nord de l’Inde et à l’extrême-ouest de la Chine. Plus tard, l’Empire ottoman, turc celui-là, a poussé jusqu’aux portes de Moscou et de Venise.
Quand on entend aujourd’hui des politiciens français, de tous bords politiques, déclarer que la Turquie n’est pas européenne et qu’elle ne doit pas entrer dans la communauté européenne, on peut se demander s’il s’agit d’ignorance crasse ou de mauvaise foi. Et d’ailleurs, si les Espagnols n’avaient pas bouté les Arabes de la Péninsule Ibérique en 1492 - c’est la date de la chute de Grenade, l’ultime bastion de l’Espagne musulmane - , ce n’est pas Christophe Colomb qui aurait «découvert» l’Amérique mais Mohammed quelque chose, tellement la pulsion conquérante, pulsion éminemment occidentale, de la civilisation arabo-islamique était puissante à cette époque.
Nous avons donc, d’un côté, les grandes civilisations conquérantes et de l’autre les grandes civilisations non conquérantes à savoir l’Inde, la Chine et même le Japon, l’épisode de la deuxième guerre mondiale n’étant qu’une parenthèse dans l’histoire plurimillénaire de ce pays. Il n’y a pas de Marco Polo chinois, ni de Christophe Colomb indien ou japonais. Je me souviens d’avoir visité l’Exposition Universelle de 1992, à Séville, en Espagne, et d’y avoir découvert, non sans stupéfaction, au Pavillon de la Chine, la maquette d’un superbe bateau, autrement plus sophistiqué et imposant que celle des caravelles de Christophe Colomb qui trônaient au Pavillon de l’Espagne. M’approchant de cette maquette et lisant le texte qui l’accompagnait, quelle ne fut à nouveau ma stupéfaction d’y lire ceci: «Maquette de l’Amiral chinois Zhang-He qui, à la fin du 15è siècle, accosta, avec une flotte de trente navires, sur la côte orientale de l’Afrique, dans le pays appelé aujourd’hui Kenya».
Aucun de mes professeurs d’histoire, ni à l’école, ni à l’université, ne m’avaient appris que les Chinois avaient, eux aussi, lancé de multiples expéditions pour découvrir le reste du monde, monde dont ils se croyaient le centre d’où l’expression «Empire du milieu» qui, en chinois, désigne le pays Chine. Oui, l’amiral Zhang-He et bien d’autres, à bord de bateaux techniquement plus avancés que les caravelles de Christophe Colomb, avaient parcouru la vingtaine de milliers de kilomètres qui sépare la Chine de l’Afrique de l’Est et du golfe arabo-persique, explorant au passage les Philippines, la côte sud de l’Indochine, l’archipel indonésien, le sud de l’Inde et Madagascar. Mais, et c’est ici que la chose nous intéresse, sans aucun esprit de conquête ou de colonisation. Sans déposer ici et là des groupes de colons, sans créer de Compagnies des Indes Occidentales, sans visée hégémonique particulière.
Quant à l’Inde, vous savez maintenant, grâce aux commémorations du 150è anniversaire de l’arrivée des travailleurs sous contrat indiens dans nos pays, que sa religion, l’hindouisme interdit de quitter le sol sacré de l’Inde, sous peine d’être frappé par la malédiction dite du Kala pani qui signifie «eaux noires», autrement dit «océan». Tout Indien qui meurt hors de la terre sacrée de l’Inde et qui n’est pas incinérée selon le rituel hindouiste est voué, son âme, plus exactement, est vouée à la réincarnation perpétuelle, c'est-à-dire à la souffrance permanente.
Vous savez aussi que pour l’hindouisme, l’âme migre, après le décès, vers une autre créature vivante et qu’au décès de cette dernière, elle migre à nouveau vers une autre créature - humaine ou animale d’ailleurs - ceci jusqu’à ce que tous les péchés commis par ces différentes créatures soient purgés grâce à une vie sainte. Ce sont donc des réincarnations successives que personne ne souhaite vu que la vie n’est que souffrance. A partir du moment où tous les péchés ont été purgés, le processus de réincarnation s’arrête et l’âme se dirige vers le Nirvana, c’est-à-dire le Paradis. Donc, la Chine et l’Inde, tout en ayant été de très brillantes civilisations, aucunement inférieures à celle de l’Occident du point de vue technique, du moins jusqu’au 18è siècle, n’ont jamais cherché à conquérir le monde et à le dominer. Il ne s’agit pas là d’accabler l’Occident, mais de reconnaître un fait.
Refermons la parenthèse. La première mondialisation, celle du 16è siècle, fut donc l’œuvre d’une partie de l’Occident, l’européenne. La deuxième mondialisation s’effectue à nouveau sous l’égide de l’Occident, mais avec cette énorme différence que premièrement, la part arabo-islamique de la civilisation occidentale s’est réveillée et aspire, elle aussi, à dominer le monde et, d’autre part, que l’Orient - Chine, Inde, Japon, Indonésie, Malaisie etc… - n’est pas du tout disposé à accepter cette nouvelle domination et qu’à son tour, en rupture avec sa tradition non conquérante, aspire au leadership mondial.
Les médias nous bassinent les oreilles à longueur de temps, depuis la chute du monde soviétique, sur l’apparition d’un monde unipolaire dominé par la seule puissance étasunienne. C’est évidemment une erreur de perspective! Le monde est toujours tripolaire: simplement, un des pôles a changé. Avant les années 80, le monde se divisait en Pays occidentaux - Pays soviétiques - Tiers-Monde; aujourd’hui, il se divise en Pays occidentaux - Bloc asiatique allié à certains pays sud-américains (dont le Brésil) - Tiers-Monde.
Où donc, nous, Martiniquais, Guadeloupéens et Guyanais, nous situons-nous dans ce nouveau triptyque mondial? La réponse est tout bonnement atterrante: nulle part. Oui, nous ne figurons nulle part sur la nouvelle carte du monde, nous ne faisons aucunement partie des terribles affrontements qui opposent ces trois entités. Un certain statut, voté en 1946, par l’Assemblée nationale française, nous a littéralement kidnappés et nous a enfermés dans une crèche-garderie. Notre économie a été mise sous perfusion, notre société sous respiration artificielle et notre culture sous étouffoir. La Martinique est hors-jeu quant à la mondialisation. C’est un espace surprotégé, infantilisé même par les pouvoirs locaux et français, qui subit de manière feutrée les contrecoups de ce formidable phénomène qui, hélas, ne se déroule, pour nous, Martiniquais, Guadeloupéens et Guyanais, que sur l’écran de nos téléviseurs.
C’est d’ailleurs pourquoi le moindre accident, qui serait vécu sereinement partout ailleurs, prend subitement des proportions exagérées, se transforme en une sorte de tragédie au cours de laquelle l’ensemble de la crèche se lamente, pleure, hurle, jusqu’à ce que les mamies ou les tontons hexagonaux vienne calmer et réconforter cette marmaille désemparée. Tout cela n’est rien d’autre que du narcissisme victimaire. La Martinique a été au centre du monde, a-t-on dit et écrit partout, lors d’un de ces accidents qui s’est produit dernièrement. C’est faux! Je puis vous assurer que c’est totalement faux. Le centre de l’attention du monde francophone peut-être soit 120 millions d’habitants au grand maximum, voire du monde européen, 350 millions, mais certainement pas du monde anglophone (1 milliard) ou du monde asiatique (3 milliards). Il faut donc que nous arrêtions de nous payer de mots. Oui, pays infantilisé, pays-crèche-garderie. J’exagère? Que non, hélas! Cent exemples peuvent le démontrer. Prenons au hasard cet article du quotidien local en date du samedi 5 novembre dernier intitulé «Deux peurs bleues». J’en citerai deux courts extraits que je commenterai à chaque fois. Le premier extrait dit ceci:
«Depuis hier, les informations qui remontent laissent planer une ombre sur la venue des Bleus. Face au peu de places vendues, la colère gronderait. Au moment où la «guérilla urbain» de la région parisienne fait la Une de l’actualité, les pires scénarios sont envisagés»
En quoi la colère des fils d’immigrés arabes et africains, par fois antillais des lointaines banlieues parisiennes, pourrait-elle affecter notre Martinique? De quelle contagion nous parle-t-on? Serait-ce la grippe banlieusarde qui se propagerait à travers l’Atlantique, plus vite, n’est-ce pas, que sa collègue aviaire? Le plus dérisoire dans l’affaire, c’est que si l’auteur de l’article avait raison, cela montrerait qu’au moins, dans les banlieues françaises, les jeunes se battent contre l’exclusion, contre le racisme, pour obtenir du travail, bref pour des choses éminemment sérieuses, alors que nos propres jeunes, eux, se battraient pour…des tickets de matches de foot. Pour du ludique, quoi! A moins que, s’il y a des psychanalystes dans cette salle, ils me contrediront, dans l’inconscient du rédacteur de l’article, la Martinique ne soit devenue une banlieue de l’Hexagone. Mais passons au deuxième extrait significatif de ce même article:
Allant plus loin, Mme X…, adjointe au maire de la ville de X…, veut revenir au but de l’événement afin de calmer les mécontents. «Il ne faut pas oublier» souligne-t-elle «que l’équipe de France vient rendre hommage aux victimes du crash. Il faut absolument que la dignité et la sérénité que nous avons connues après le drame continue. La Martinique a donné une belle image à la France. Une image qu’il ne faudrait pas gâcher sous prétexte que tout le monde n’a pas pu avoir de place»
Alors, j’hallucine carrément! Je devrais me montrer digne, déclare le responsable politique, parce que la France me regarde, parce que Mamie la France, t’offre une sucette (le match de foot France-Costa-Rica), alors tiens-toi bien, s’il te plaît. La Martinique est bien et bien devenue une crèche Quant à moi, je vous le dis franchement, je n’en ai rien à faire de donner une bonne affiche à la France. Ma dignité ne se mesure pas à l’aune du regard français ou européen.
Mais, me dira-t-on, vous avez tout faux quant à la non implication de la Martinique dans la mondialisation, regardez sa banane, si elle est menacée de disparition, c’est parce qu’elle est en concurrence directe avec la banane-dollar. Là encore, désolé, il s’agit d’une illusion d’optique. La banana-franc, puis la banane-euro, n’a jamais été en concurrence avec la banane-dollar. Jamais. Pourquoi? Parce que dans les années 60, le général De Gaulle nous avait taillé une couche-culotte pour justement échapper aux règles de l’implacable concurrence internationale. Ce fameux prix garanti sur le marché européen, trois fois plus élevé que le prix mondial. Nous aurions été vraiment en concurrence avec la banane-dollar qu’il y a au moins quatre décennies que cette culture aurait disparu de nos pays et que nous aurions été forcés de chercher une autre voie économique.
Je dis «forcés», mesdames et messieurs, car je ne désespère d’aucun peuple. Paul Valéry disait que les civilisations sont mortelles. Oui, elles meurent, les langues aussi meurent, voire même les religions (où sont nos dieux africains?), mais les peuples ne meurent pas. Les peuples ne meurent jamais. Sauf s’ils sont massacrés jusqu’au dernier. Mais vous le savez, les génocides parfaits, pas plus que les crimes parfaits, n’existent. Christophe Colomb et ses descendants n’ont pas réussi à exterminer le peuple caraïbe dont 3’5000 survivent aujourd’hui dans la réserve de Salybia, à la Dominique. La Turquie et l’Allemagne n’ont pas réussi à effacer les peuples arménien et juif de la surface de la terre. Donc, que l’on arrête de nous infantiliser! L’éventuelle, la fort probable, devrais-je dire, disparition de la banane ne signifiera pas du même coup la mort, la disparition des peuples martiniquais et guadeloupéen. Elle provoquera, certes, des faillites, des licenciements massifs, des mouvements de rue, voire de mini-insurrections, mais nos peuples seront obligés d’inventer une nouvelle voie économique. Nous avons bien survécu à la fin du pétun, à la fin du café, à la fin du cacao, à la quasi-fin de la canne à sucre. Je ne vois pas pourquoi nous ne survivrions pas à celle de la banane. Ne vaudrait-il d’ailleurs pas mieux devancer l’inéluctable c’est-à-dire hâter, autant que faire se peut, la fin de cette culture afin de passer rapidement à autre chose, à quelque chose de plus porteur sur le marché mondial, à quelque chose qui enfin nous confrontera aux dures réalités de la deuxième mondialisation?
Au lieu de cela, des milliers d’euros sont gaspillés pour faire vanter notre banane par des champions sportifs béats dont on peut se demander s’ils ont jamais réfléchi une seule seconde à la cause que des Békés bien intentionnés leur ont demandé d’endosser? J’en viens presque à penser qu’on leur demanderait de poser sur une affiche pour défendre le corossol ou le crabe-mantou qu’ils le feraient! Par naïveté, sans doute. Car là encore, mesdames et messieurs, ces affiches sont la preuve par neuf de la non implication de la Martinique et de la Guadeloupe dans la mondialisation: où avez-vous déjà vu, à travers le monde, des stars du sport, de la musique ou du cinéma défendre une production économique qui n’a rien à voir avec l’économie artistique?
Les actrices de Bollywood défendent-elles l’excellence des services informatiques indiens? Les chanteurs mandingues vantent-ils la qualité du coton, du café ou du cacao africains? Sharon Stone ou Denzel Washington se mobilisent-ils en faveur de l’industrie automobile américaine laquelle est en déroute depuis une bonne dizaine d’années? Non! Soyons sérieux donc! Soyons adultes, pour une fois! Les dribbles, aussi fabuleux soient-ils, d’Anelka ne permettront pas de sauver la banane antillaise. Les maîtres de la finance internationale, les dirigeants de l’OMC, les grands pontes du FMI et même la plupart des hauts fonctionnaires de Bruxelles se contrefichent de notre banane et de son devenir. Je le répète: la seule attitude adulte en la matière est de devancer l’inéluctable.
Mais je voudrais aussi en venir à ceci: si nous, les Antillais, avons été au cœur de la première mondialisation, celle des 16è et 17è siècles, si nous en avons été même les acteurs principaux alors même que la majorité des nôtres était esclave, force est de reconnaître que nous sommes sur le banc de touche quand à la deuxième mondialisation, celle d’aujourd’hui. Oui, nous avons été les acteurs de la première mondialisation car la fameuse Révolution industrielle, dont parle nos manuels d’histoire, n’a pas commencé dans les filatures de Birmingham au 19è siècle mais bien dans les ateliers des plantations de Saint-Domingue au 18è siècle, ateliers où a été aussi inventé le travail à la chaîne que l’on appellera bien plus tard taylorisme. De même, la première révolution de l’ère moderne, la première révolution prolétarienne, je veux dire, ne fut pas celle du peuple russe en 1917, mais bien celle des esclaves révoltés de Saint-Domingue qui fondèrent l’Etat d’Haïti un certain premier janvier 1804, soit un bon siècle plus tôt!
Nous sommes donc sur la touche de cette deuxième mondialisation et cela depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, depuis le fameux statut de départementalisation de 1946, car c’est à ce moment-là justement que la deuxième mondialisation a commencé à prendre ses marques. Ce que nous vivons présentement n’est que le point culminant d’un processus qui s’est mis en branle dès la capitulation de l’armée hitlérienne en 1945. C’était, en effet, la toute première fois, dans toute l’histoire de l’humanité, qu’un tribunal international jugeait des dirigeants d’un état pour crimes contre l’humanité. L’idée d’une justice mondiale, et donc d’un monde unique, soumis aux mêmes lois, est née véritablement à ce moment-là. Aujourd’hui, ce monde unique est bel et bien là: je massacre en Yougoslavie, eh bien je risque de finir devant le Tribunal Pénal International de La Haye; je commets des exactions contre mon propre peuple au Zimbabwe, eh bien mes comptes bancaires à l’étranger se retrouvent gelés et je suis interdit de voyage hors de mon pays ; je laisse massacrer des Palestiniens comme à Sabra et Chatila ou bien j’en massacre moi-même comme à Jenine, eh bien je risque d’être arrêté si je fais escale en Belgique car ce pays a décrété que sa justice avait désormais compétence universelle etc…etc…
Faisons-nous, Martiniquais, Guadeloupéens et Guyanais, partie de ce monde-là? Je dis: Non! Nous sommes dans une bulle surprotégée, comme des bébés-mannicou dans la poche ventrale de leur mère, allaités sans avoir à en sortir, nous lovant, une fois rassasiés, dans la douce chaleur du giron franco-européen. C’est là, à mon sens, une attitude dangereuse, mortifère, suicidaire même; Que faire, me dira-t-on? Auriez-vous une solution-miracle? Permettez-moi d’avoir l’audace d’en avancer une car audace n’est point outrecuidance: que l’on nous laisse nous confronter à cette deuxième mondialisation comme de grands garçons au lieu de nous tenir enfermés dans une crèche-garderie hors du bruit et de la fureur du monde! Nou pa pli kouyon, nou pa pli kouyon ki an lot! Si Barbad ka viv, si Lil Moris ka viv, si Malt ka viv, si Séchel ka viv, eben nou tou, nou pé viv. Comment y parvenir, me direz-vous? Très simple: sortir de la crèche-garderie. Certains rétorqueront qu’un certain 7 décembre, on nous avait bel et bien offert cette possibilité et que nous l’avons rejetée. Mais, mesdames et messieurs, ce fut parce qu’on n’avait justement pas expliqué à nos populations les vrais enjeux d’une prise en main de nos responsabilités par nous-mêmes.
On s’est focalisé sur des mots - départementalisation, autonomie, souveraineté, indépendance - , on a multiplié les arguties autour de l’article 73 ou 74 de la constitution française, et surtout nos hommes politiques qui se prétendaient favorables au changement n’ont pas fait de campagne sérieuse, craignant pour leurs strapontins lors des futures échéances électorales. Si bien que nos peuples, hélas, continuent de croire que la banane a un avenir, ils continuent de s’imaginer que la France est le centre du monde, il continue à ignorer que cette dernière est frappée de plein fouet par la deuxième mondialisation et qu’elle essaie difficultueusement d’y faire face, en nation adulte et fière qu’elle est. Délocalisations, restructurations et fuite de capitaux frappent, en effet, la France tous les jours. Des centaines, voire des milliers de petites et moyennes entreprises françaises ferment leurs portes chaque année, des dizaines de milliers de travailleurs sont jetés à la rue. Mais la France s’en sortira car les peuples ne meurent jamais. Quant à nous, avec notre économie-prétexte, selon la fulgurante expression d’Edouard Glissant, nous risquons à terme de faire les frais de notre non confrontation avec la mondialisation à cause de notre frilosité d’enfants surprotégés.
Vous me direz, à juste titre sans doute, que j’ai surtout parlé de la mondialisation, alors que l’intitulé de mon exposé comportait deux autres termes: ceux de Créolité et de Diversalité. J’y arrive justement! Ce long détour était important pour bien faire comprendre ce que les auteurs du manifeste «Eloge de la Créolité» entendent par ces deux notions. Par «Créolité», nous entendons deux choses: la naissance, au cours de la première mondialisation, celle des 16è et 17è siècles, de la notion d’identité multiple, alors que dans la deuxième mondialisation, celle d’aujourd’hui, il y a au contraire risque de voir s’imposer une identité unique à coloration, pour aller vite, anglo-saxonne. Oui, nous pouvons nous targuer, nous autres Créoles, au plus fort de ce déni absolu d’humanité que fut l’esclavage, d’avoir dessiné les contours d’une identité au sein de laquelle, et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, on peut être tout à la fois chrétien, hindou et animiste.
Celui qui est atteint d’une maladie grave ne voit aucun inconvénient, aucune contradiction, à aller le dimanche matin demander grâce à Jésus à l’église, à Mariémen le dimanche après-midi dans un temple hindou et aux divinités sans visage du quimbois le dimanche soir. Ailleurs, vous le savez bien, on ne peut pas être à la fois chrétien et musulman, ou bouddhiste et hindouiste. Ce n’est pas pensable! Nous avons encore, au plan linguistique cette fois, bricolé une langue, le créole, dans laquelle nombre de mots désignant la faune et la flore sont d’origine caraïbe (balawou, kouliwou, zamana, zanndoli, zikak, mombin etc…), la plupart des mots désignants des créations humaines sont d’origines françaises (tab, chez, lizin, loto, owdinatè etc…), le tout agrémentés de mots d’origine indienne, tamoule plus précisément, surtout dans les domaines religieux et culinaires (poussari, kolbou, chèlou, mandja etc…), tout cela sur un fond de pensée, sur une manière de concevoir le réel indéniablement d’origine africaine. Ainsi à côté de notre lexique caraïbo-franco-hindou et de notre rhétorique africaine, nous avons inventé notre propre syntaxe, la syntaxe créole. Le mot «créole» vient du latin «creare» qui signifie «créer», ne l’oublions jamais!
Oui, nous avons donc, au cours de la première mondialisation, créé l’identité-multiple, malgré, je l’ai dit, les souffrances et les exploitations de toutes sortes. C’est là un capital inestimable. Un capital qu’hélas, on nous a toujours interdit de faire fructifier, nous imposant une vision jacobine, puis euro-centrée de la réalité. Nous imposant l’Identité Unique. Et quand je dis «on», je parle tout à la fois du pouvoir français et de nous-mêmes, de nos élites surtout. Oui, nous avons été en quelque sorte les bourreaux de nous-mêmes. Nous avons refusé de voir la formidable puissance que recèle l’identité créole, son extraordinaire pouvoir de subversion par rapports aux vieilles identités, aux identités ataviques de l’Ancien Monde. Nous avons renoncés à être créoles. Or, avec la deuxième mondialisation qui se déploie sous l’égide anglo-saxon, nous aurions grand besoin d’offrir au monde une alternative qui s’appuierait sur la notion d’identité multiple véhiculée par la Créolité.
Partout où, nous autres, auteurs du Mouvement de la Créolité, nous parlons et conférençons à travers le monde, Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé, Ernest Pépin et moi-même au - Japon, en Corée du Sud, aux Etats-Unis, au Canada, en Allemagne, au Maroc - partout, nous provoquons un vif intérêt. Ce n’est pas de la vantardise. J’ai encore en mémoire la confrontation à laquelle j’ai participé en mai dernier, à l’Institut culturel français de Rabat, au Maroc, entre écrivains marocains, les uns arabes, les autres berbères, et moi qui me retrouvait au milieu de tout cela, apparemment comme un chien dans un jeu de quilles. Kon an chien abò an yol, si zot simié. Et puis, la stupéfaction des protagonistes et du public quand sortant de mon mutisme, j’ai posé la seule question qui me semblait pertinente dans ce débat houleux: «Mais qu’est-ce qui s’oppose fondamentalement à ce que vous soyez à la fois berbères et arabes? Qu’est-ce qui s’oppose à ce que le berbère devienne langue officielle du Maroc à côté de l’arabe et qu’il soit étudié à l’école et à l’université exactement comme l’arabe?». Et poussant le bouchon plus loin, j’ai ajouté: «Et puis, vous qui parlez français mieux que moi, avec un meilleur accent en tout cas, pourquoi ne cherchez-vous pas à construire une identité marocaine qui serait berbère, arabe et française à la fois?»
Ma question a jeté un froid évidemment. Les disputailleries se sont arrêtées net. Un ange est passé dans la salle. Et puis les berbéristes se sont déchaînés contre moi en disant: «Vous voulez noyer la culture berbère déjà dominée dans deux cultures colonialistes!». Les arabisants se sont à leur tour déchaînés: «Vous voulez briser l’unité arabe qui cherche avec difficulté à se construire de l’Atlantique au Golfe en faisant la promotion d’une culture régionale, minoritaire, la culture berbère et celle d’une grande culture impérialiste, la française!». Et bien sûr les francisants, moins nombreux, prient le relais: «Vous voulez empêcher l’accès du Maroc à la modernité alors qu’elle a précisément besoin d’une grande langue internationale comme le français pour faire face à la mondialisation!». Brouhaha. Cris dans la salle et la conférence qui menace de se terminer en queue de poisson, tout cela parce que j’avais osé évoquer l’idée d’une identité marocaine créole, une identité multiple qui chercherait à inclure l’apport berbère, l’apport arabe et l’apport français.
Et encore n’avais-je pas sorti de mon chapeau, ma dernière carte à savoir la quatrième composante de cette identité, la composante négro-africaine! Et encore, courageux mais pas téméraire, n’avais-je pas dénoncé l’occultation de la part négro-africaine de la culture marocaine alors même que celle-ci saute aux yeux dès qu’on dépasse la ville de Rabat et qu’on descend vers le Sud! Oui, les Marocains, sont à mon sens des Créoles qui s’ignorent. Des Créoles qui refusent de s’admettre comme tels. Et pendant qu’ils s’étripent entre eux, privilégiant chacun tel ou tel pan de leur identité, eh bien l’hégémonisme culturel anglo-saxon en profite pour faire des ravages dans leur pays. La jeunesse marocaine n’a d’yeux que pour la sous-culture d’exportation yankee. Le refus de leur Créolité par les élites marocaines mais c’est aussi le cas chez la majorité des peuples dits du Tiers-Monde - fait le lit de l’identité unique étasunienne qui avance masquée derrière le multiculturalisme - qui est l’exact contraire de la Créolité - . Ce refus crée un boulevard pour ce multiculturalisme.
Que l’on me permette ici une nouvelle incise: l’identité multiple ou Créolité n’a rien à voir avec le multiculturalisme étasunien. Ce dernier n’est en réalité que la juxtaposition d’identités au sein d’un même espace, sans possibilité d’une réelle fécondation entre elles d’une part et sous la domination de l’autre de l’une de ces identités, l’identité WASP,autrement di «blanche-anglo-saxonne-protestante». La ville étasunienne est d’ailleurs la métaphore parfaite du multiculturalisme. Elle est configurée suivant ce modèle puisqu’elle se présente de la sorte:
- Dowtonm, ou centre-ville, noir (en fait le ghetto noir)
- une partie adjacente de ce ghetto appelée en espagnol «barrio latino» où vivent les immigrés sud-américains
- un peu plus loin, Chinatown où sont regroupés les Chinois et autres asiatiques
- encore plus loin du centre, «Little Italy» ou «Little Greece» où sont regroupés les descendants d’Italiens et de Grecs
- et enfin, les lointaines banlieues, les white suburbs, aux pelouses bien tondues et aux belles demeures de style néo-virginien où vivent les Wasp, les Blancs d’origine anglo-saxonne.
Ghetto noir, barrio latino, Chinatown, Little Italy et banlieues blanches ne se mélangent pas. Leurs habitants ne se frottent qu’au travail et dans les transports en commun, c’est tout! Et l’affirmative action ou discrimination positive avec son système de quotas n’est absolument pas une forme de contestation de ce qu’il faut bien appeler un développement séparé, une sorte de ségrégation soft, mais bien l’un des éléments forts de cette dernière.
C’est que la discrimination positive renforce, en fait, l’idée d’appartenance à une identité raciale irréductible à toute autre, l’idée d’une appartenance culturelle monolithique, et c’est d’ailleurs pourquoi les dirigeants des grandes associations noires étasuniennes, telles que la NAACP, ont hurlé à la trahison lorsque des groupes de pression métis ont exigé et obtenu de l’administration américaine que, lors du recensement de l’an 2000, une nouvelle case soit ajoutée sur les formulaires, à côté des cases traditionnelles que sont Caucasian pour les Blancs, American Indian pour les Peaux-Rouges, African-American pour les Noirs, Asian pour les Chinois et autres Asiatiques, Hispanic pour les descendants d’immigrés latino-américain et Others (Autres) pour les inclassables du genre Indiens de l’Inde, Arabes ou Polynésiens. Notons que ces groupes de pression métis auraient fort bien pu se contenter de demander à leurs partisans de cocher la case Others et le compte aurait été bon. Non! Ils ont exigé la création d’une case entièrement nouvelle - celle dite IR acronyme d’Inter-racial - voulant montrer par là leur double appartenance raciale.
La grande majorité des 7 millions d’Américains qui cochèrent cette fameuse case lors du recensement de l’an 2000 étaient des Mulâtres, des métis Noir/Asiatique ou Noir/Peau-Rouge. On comprend alors que la communauté noire se soit sentie dépossédée de gens qu’elle considérait - et que le système considérait lui aussi - comment faisant partie d’elle. La case IR , a, en effet, fait baisser le pourcentage d’African-American, diminuant du même coups les quotas qui lui sont alloués pour les logements, les places à l’Université etc… Mais, il n’y a pas que la case IR a subvertir la stratification raciale étasunienne, il y a aussi l’hispanisation grandissante du pays. Elle ruine, ainsi, la manie d’établir les statistiques sur une base raciale puisqu’à côté du mot hispanic, on est obligé d’ajouter entre parenthèses Hispanics maybe of any race (Les Hispaniques appartiennent à n’importe quelle race). Aujourd’hui, les Hispaniques ont dépassé en nombre les Noirs américains, ce qui est de bon augure pour l’avancée de la Créolité aux Etats-Unis.
Ainsi donc, pour en revenir à mon propos, j’ai la faiblesse de penser que, nous autres, Martiniquais, Guadeloupéens et Guyanais, pour peu que nous décidions de nous revendiquer tels que nous sommes, c’est-à-dire, et là je paraphrase l’ELOGE DE LA CREOLITE, «Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques mais Créoles», pour peu que nous ayons ce courage-là, eh bien nous serions les mieux armés pour d’une part desserrer le corset anesthésiant franco-européen et de l’autre faire face à l’hégémonisme culturel américano-centré. Comme l’écrit Louis Boutrin dans son ouvrage «AU-DELA DES DISCOURS»:
«…la République une et indivisible appartient déjà à un autre âge de l’humanité. L’évolution actuelle du monde nous oblige maintenant à envisager des nations juridiques qui résultent d’un partenariat volontaire entre plusieurs nations naturelles, dans un même pacte républicain. Il nous oblige aussi à concevoir que ces nations naturelles puisse changer de partenaires, ou même tenter si elles le désirent l’aventure de leur pleine souveraineté juridique, et que c’est justement le respect de cette possibilité qui donne de la valeur à leur libre adhésion.»
Et là, j’en arrive logiquement au troisième et dernier terme de l’intitulé de mon exposé: la Diversalité. Ce néologisme, nous les auteurs de la Créolité, nous l’avons forgé pour tenter de faire pendant au vieux concept européen d’universalité. A l’unique, nous préférons le divers, car derrière ce vieux concept se cache, vous le savez pertinemment, l’idée de la supériorité de la civilisation européenne sur toutes les autres civilisations du monde. Quand on parle d’universalité dans la pensée européenne, on veut dire en réalité européanité. L’Europe serait donc l’unité de mesure, le mètre-étalon de l’humaine condition. Et c’est en partie au nom de cette pseudo-universalité que les nations européennes sont parties, à la fin du 15è siècle, à la conquête du monde et qu’aujourd’hui, cette extrême-Europe que sont les Etats-Unis en ont pris le relais. Mais avons-nous des leçons d’humanisme et de démocratie à recevoir de pays qui ont procédé au génocide des Amérindiens, à l’esclavage des Noirs, à l’extermination des Juifs, à l’extinction des Aborigènes, sans compter, chez eux-mêmes, à l’Inquisition, à la Saint-Barthélémy et à deux guerres féroces dites guerres mondiales? C’est une question que je pose.
Ainsi donc, l’idée de Diversalité est étroitement liée à celle de Créolité: elle veut dire qu’il n’existe pas de petit peuple, qu’il n’existe pas de petite langue, qu’il n’existe pas de petite culture. Que toutes les langues, toutes les cultures, toutes les religions du monde sont dignes d’intérêt et contribuent à la richesse du monde, à la biodiversité culturelle. De même que depuis 5 siècles, l’aventure coloniale européenne, puis impériale étasunienne n’a cessé de détruire les espèces animales et végétales, de chambouler la nature, de détourner les fleuves, de raser les montagnes, menaçant désormais l’existence même de notre planète, de même cette aventure colonialo-impériale a étouffé les langues, écrasé les religions (où sont nos dieux africains?), laminé des cultures. Tout cela, tant au plan de la biodiversité environnementale qu’au plan de la biodiversité culturelle, est inacceptable. A la vieille Universalité européenne, nous souhaitons opposer la Diversalité, notion qui tout en maintenant l’idée d’un destin commun à l’espèce humaine, exige le respect et surtout la sauvegarde des identités particulières, non pas dans l’enfermement ou le nombrilisme, mais dans l’interaction librement consentie, dans la créolisation acceptée, voulue, recherchée même, et non plus subie.
Mesdames et messieurs, je vous remercie.
Raphaël Confiant