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Angela Davis en Martinique Le féminisme n'a pas de couleur Suzanne Dracius 4 décembre 2019
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Bouleversante, au son du tambour, l'arrivée, hier soir, au parc Aimé Césaire à Fort-de-France, d’Angela Davis, la grande dame qui proclame avec toujours autant de flamme qu'elle veut "Put down the capitalism", «à bas le capitalisme»!
Affligeant, cependant, de l'entendre affirmer, lorsqu'elle est interrogée sur sa vision du féminisme, qu'elle ne souscrit pas au féminisme de la «bourgeoise blanche».
Le féminisme n'a pas de couleur.
Le féminisme est la lutte des suffragettes britanniques qui ont risqué de se faire tuer, au début du vingtième siècle, pour avoir le droit de voter, à l’instar d’Emily Davison, morte renversée par le cheval du roi George V. (Tiens, «Davison» sonne au début comme «Davis», tel un Big Ben, magistrale cloche sonnant le glas de la misogynie.) Le féminisme se bat pour la petite Nigériane excisée à la lame de rasoir rouillée, l'Indienne violée et tuée parce qu’elle est une fille, «fardeau» pour la famille, l'Iranienne obligée d'épouser son violeur, la fillette mariée de force qui ne pourra plus aller à l'école, sous toutes les latitudes, la Russe, femme battue qui n’a pas le droit de porter plainte sous prétexte que cela détruirait la famille d’envoyer son bourreau en prison, et cetera, et ceterae, la Chilienne qui hurle «C'est toi le violeur, j'ai le droit de m'habiller comme je veux», – elle est de quelle couleur, la Chilienne? Est-ce que ça compte? Non. Seules nos vies comptent. Nos corps comptent. Nos corps de toutes les couleurs. Nos corps de femmes.
Le féminisme est la levée de boucliers contre les féminicides, au seuil du vingt et unième siècle comme au seuil d'un foyer conjugal où l'on devrait être en sécurité, à l'orée du XXIe siècle comme à l'orée d'une forêt où la femme cesserait d'être la proie de l'homme, traquée comme au coin d'un bois, et où le Petit Chaperon rouge aurait appris les gestes d'autodéfense qui sauvent, fille debout, femme levée en posture de féminitude à la Beauvoir.
Noire, blanche, jaune, rouge, la féministe n'a pas de couleur, sa bannière est multicolore. La «bourgeoise blanche» subit de plein fouet l'omnipotent patriarcat, dans le quotidien, le monde du travail, dans le monde entier. S'il y a une internationale, c'est bien celle-là, et il ne faut pas oublier que si nous sommes arrivées là, – même si ce n'est pas encore parfait –, c'est tout de même grâce aux progrès et aux droits des femmes gagnés au péril de leur vie par toute espèce de «bourgeoises blanches» ou café au lait. L'antiracisme va de pair avec le féminisme, à portée universelle, sinon cela n'a pas de sens. La couleur du féminisme? Un vain mot, délétère et stérile.
Navrant de prôner la désunion en célébrant l’Union des Femmes, en l’occurrence l’Union des Femmes de Martinique, première association féministe de la Caraïbe, qui fête ses 75 ans!
Toute souffrance est légitime, et celle de nos consœurs afro-américaines m'émeut profondément, mais j'ai peur qu'elles ne se fourvoient, ce qui me chagrine encore plus. L'intersectionnalité, il faut la penser puis la panser, elle ne doit pas être exclusive et facteur de désunion. L'union fait la force. Je fais partie de ces personnes qui subissent simultanément plusieurs formes de stratification, de domination ou de discrimination, j’ai cette sensibilité, depuis marquis d’Antin je subis à la fois le sexisme et le racisme, voire le classisme et depuis longtemps je le crie, l’intersectionnalité avant la lettre tinte dans ma tête depuis l’enfance, depuis l’en France, mais n'étant ni assez noire ici ni assez blanche là-bas, quel féminisme serait pour moi? Ni l’afro-féminisme radical ni le féminisme des «bourgeoises blanches». Comme en algèbre et en latin, toutes ces négations se détruisent et créent une affirmation. Affirmer son corps au monde, son corps de femme, quelle que soit son identité, voilà en quoi, idéalement, consiste le féminisme et, partant, la féminitude, qui fait du bien aux hommes aussi.
La conférence ayant commencé très en retard, le public n'a pas pu poser de questions comme c'était promis. Il a fallu se contenter de l’interview finale de la journaliste Fanny Marsot puis de Rita Bonheur, présidente de l'UFM. Dommage! Je serais curieuse, notamment, de savoir, à l’issue de sa dénonciation du «complexe industriel carcéral», ce que la fervente activiste propose comme solutions, aujourd'hui, dans sa démarche d’«abolition de la prison». J'aurais aimé que cette ardente militante – qui, emprisonnée plusieurs années, a pu mesurer de l’intérieur les ravages du système pénitentiaire, en particulier «l'abus sexuel des femmes en prison, l'une des violations des droits de l'Homme» […] «qui perpétue les structures patriarcales et racistes qui, pendant des siècles, ont donné lieu à la domination sociale des femmes» – expose diverses alternatives à la détention et démontre leur efficacité, qu’elle nous en donne des nouvelles fraîches, qu’elle présente le bilan actuel, si l’on parvient, par exemple, à augmenter le financement des programmes sociaux de manière à réduire le taux de crimes, car l'on ne peut tout de même pas laisser les gens tuer, violer, commettre les pires méfaits impunément et se balader comme si de rien n’était.
La féministe ne doit pas se tromper d'ennemi, doit avoir la peau du machisme mais n'a pas de couleur de peau. Elle est au combat, et voilà, foi de volcanique calazaza.
Suzanne Dracius,
Pointe des Nègres, 4 décembre 2019
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