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Papa Sézè ni 90 Lanné!

Aimé Césaire a 90 ans! 

Choix de la langue et créativité littéraire chez Aimé Césaire

par
Jean Bernabé

« .... je nous reverrai toujours de très haut penchés à nous perdre sur le gouffre d'Absalon comme sur la matérialisation même du creuset où s'élaborent les images poétiques quand elles sont de force à secouer les mondes, sans autre repère dans les remous d'une végétation forcenée que la grande fleur énigmatique du balisier qui est un triple coeur pantelant au bout d'une lance. C'est là et sous les auspices de cette fleur que la mission, assignée de nos jours à l'homme, de rompre violemment avec les modes de penser et de sentir qui l'ont mené à ne plus pouvoir supporter son existence m'est apparue vraiment sous sa forme imprescriptible.» - André Breton, Un grand poète noir, Préface à Cahier d'un retour au pays natal.

Heliconia caribæa, balizyé. Photo F. Palli

Heliconia caribæa

Je voudrais commencer par tordre le cou à un certain nombre d’allégations hâtives qui font d’Aimé Césaire non seulement un anti-créole mais encore un intellectuel qui ne parlerait pas la langue des larges masses populaires de la Martinique, dont il a été le porte-parole pendant une cinquantaine d’années. Et je n’aurai garde d’oublier celles qui lui reprochent de n’avoir pas produit son œuvre, en partie eu en totalité, en créole. Comme si le cri césairien, en son immédiateté, pouvait s’accomoder d’une scripturalité encore à construire. Comme si l’écriture poétique elle-même, pouvait être une création ex nihilo, coupée donc de tout arrière-plan hypotextuel. En tout état de cause, il y aura lieu, tout d’abord, de revisiter certaines des déclarations du chantre de la Négritude sur la langue et la culture créoles et de les resituer dans la philosophie globale du promoteur incontestable qu’il est des sociétés issues de la Traite et de la colonisation. Il conviendra ensuite de situer la sphère créole dans le champ anthropologique – singulièrement anthropolittéraire – qui rend compte de la place de cet idiome dans l’univers créatif du poète.

Jacqueline Leiner (1978) ouvre sa réédition de la revue Tropiques par un «entretien avec Aimé Césaire». Le dialogue qui suit rend compte des propos qu’elle a échangés avec le poète de la négritude sur le thème du créole:

Jacqueline Leiner: Une autre question qu’on a dû vous poser: écrite en créole, la revue n’aurait-elle pas atteint un public plus étendu?»
Aimé Césaire: C’est une question qui n’a pas de sens, parce qu’une telle revue n’est pas concevable en créole.

Jacqueline Leiner: ceux qui parlaient créole n’avaient pas besoin de prendre conscience d’eux-mêmes?
Aimé Césaire: Je ne dis pas cela. ON a toujours besoin de prendre conscience de soi. Mais, ni ménil ni moi, n’aurions été capables de l’écrire en créole. C’est tout! Je ne sais même pas si c’est concevable. Vous avez l’air surprise?

Jacqueline Leiner: C’étaient ceux qui parlaient français qui étaient les plus décentrés?
Aimé Césaire: Mais non! Pas du tout! Ce que nous avions à dire, je ne sais même pas si c’est formulable en créole, du moins en l’état actuel de la langue!

Jacqueline Leiner: Alors, cela tient, au fond, à la structure du créole?
Aimé Césaire: J’ai parlé du retard culturel martiniquais. Précisément, un aspect de ce retard culturel, c’est le niveau de la langue, de la créolité, si vous voulez qui est extrêmement bas, qui est resté – et c’était encore plus vrai en ce temps-là – au stade de l’immédiateté, incapable de s’élever, d’exprimer les idées abstraites. C’est pourquoi je me demande si une telle œuvre était concevable en créole. Et puis, pour la rédiger en créole, il aurait fallu que les questions de bases soient résolues. D’abord, la question de la légitimité de la langue. Ensuite qu’il y ait une grammaire, une orthographe. Le créole restait uniquement une langue orale, qui, d’ailleurs, n'est toujours pas fixée. La jeune génération y réfléchit. Mais, en ce temps-là, on n’y réfléchissait même pas. Ecrite en créole, personne ne l’aurait comprise. Jusqu’à maintenant, le créole se transcrit en français, selon des règles françaises. Or, du créole écrit à la française, on ne le comprend pas, il faut d’abord le lire à haute voix, pour le répercuter à l’oreille.

Les réponses de Césaire dénotent deux caractéristiques majeures: d’une part, une vision de solide bon sens relative aux potentialités littéraires encore peu développées d’une langue de fonctionnement exclusivement oral, en l’occurrence le créole; d’autre part, une approche qui, selon moi, relève plus d’un déficit d’expertise en matière d’analyse des langues que d’un mépris pour le parler créole, dont Césaire dit, fort imprudemment, qu’il n’a pas de grammaire. Comme s’il était possible qu’un instrument de communication, quel qu’en soit le statut sociolinguistique, pût échapper à la grammaticalité. S’agissant d’un homme de la dimension de Césaire, on peut, certes, s’étonner que ce défaut d’expertise conduise à des jugements ( il parle, rappelons-le, du «niveau de la langue, de la créolité […]qui est extrêmement bas») des jugements, dis-je, plus proches des points de vue de l’homme de la rue que de la vision de l’homme de culture. Mais, précisément, il convient d’éviter toute précipitation risquant d’aboutir à une mésinterprétation de la posture de Césaire. Posture qu’on ne peut comprendre sans un recours circonstancié à la problématique anthropologique – plus particulièrement anthropolinguistique – qui sous-tend non seulement l’imaginaire de la Négritude césairienne mais aussi la formation intellectuelle, forcément inscrite dans une certaine historicité, du chantre antillais de la Négritude.

Dans les années de formation d’Aimé Césaire, la discipline maîtresse du champ épistémologique des sciences humaines était l’histoire et, dans la mouvance de l’histoire, l’ethnologie. La quête de l’identité s’inscrivait dans un questionnement des structures anthropologiques globales (Lévy-Bruhl, Frobénius) plutôt que dans l’investigation des données langagières (Saussure). Chez Césaire, victime du trauma de l’esclavage et de la colonisation, la destruction d’une culture a généré sur l’Homme antillais des ravages autrement plus grands que l’élimination des langues ancestrales car, en deçà et au-delà des langues, il réalité est de nature à développer chez Césaire un catastrophisme tragique et irrédentiste en matière d’identité culturelle et, dans le même temps, une attitude plutôt conciliante et optimiste en matière de pratique langagière. La perte des langues africaines par les descendants d’esclaves, Césaire, parce que souscrivant au principe de réalité, est bien obligé d’en faire le deuil et ce, d’autant, qu’il a, entre temps, récupéré, voire conquis une langue de substitution, la langue française, laquelle, dans sa psyché, semble fonctionner comme un véritable de butin de guerre.

Vécues dans la dimension de la seule subjectivité, les langues africaines revêtent une caractère fantasmatique à la mesure du mythe d’une Afrique unitaire. Ainsi, au travers d’un poème comme la «prière au fleuve Congo», on voit le poète inventer, réinventer un idiome africain purement fictif, lequel idiome est, à bien y regarder, très redevable aux influences pré-surréalistes d’un Tristan Tzara. La langue ancestrale perdue, parée de prestiges compensatoire, ne pouvait se muer qu’en un idiome aristocratique. Chez le poète de la négritude, cette disparition trouve son contrepoint non pas dans le registre du français ordinaire mais dans celui du français le plus majestueux. La langue césairienne est véritablement le double homologique et compensatoire d’une langue africaine impossible parce que perdue. On ne peut pas comprendre la stylistique de Césaire si on n’intègre pas ce subtil processus de transfert qui, chez lui, s’est opéré, dans l’ordre du symbolique. Dès lors, le créole, en tant que langue disparaît du champ de la conscience créatrice (sinon de l’inconscient) du poète et cela pour trois raisons:

  1. parce qu’il est vécu comme la langue du compromis, voire de la compromission historique avec le colonisateur, la langue de la défaite, de la capitulation, de la reddition.
  2. parce ce que c’est une langue née d’amours ancillaires, voire du viol, une langue marquée par les stigmates de l’esclavage
  3. parce que c’est, dans la configuration sociolinguistique de nos pays, la langue qui occupe la position basse, comme peut, en France l’être le français populaire.

De ce fait, aucun de ces deux registres ne peut accompagner, soutenir un projet épique à la mesure de la subversion qu’implique le cri césairien. Ainsi donc, seul le niveau français le plus haut peut, dans une économie qui n’est non pas seulement celle de la langue mais du langage, peut constituer l’antidote fantasmatique de la blessure occasionnée par la perte langue africaine.

Il faut dire que cette conception de type héroïque, antérieure à l’élaboration elle-même du Cahier…survivra au malstrom que ce grand poème épique met en œuvre: on sait bien que le récitant, à un moment donné, rejette ses fausses gloires, ses obsessions compensatoires de chefferie, de lignée aristocratique pour retrouver la condition nue et misérable du «nègre pongo». Là, il aurait pu découvrir les vertus du créole, langue du prolétariat ; il aurait certes pu inverser sa vision et trouver, derrière la réalité métisse et le caractère bâtard de cette langue, la survivance la plus pertinente et la plus prégnante (fut-elle métissée), de l’Afrique-mère aux Antilles. C’est que, à la vérité, la vision épique de Césaire n’est pas une vision immanente mais une vision véritablement transcendante. Il faudra attendre, on le sait, le mouvement de la Créolité pour que les héros de la littérature antillaise soient durablement de simples «djobeurs», des personnages sans consistance sociale, des êtres insignifiants et cependant pourvus, dans l’ordre de l’imaginaire, d’une extraordinaire signifiance.

La génération de l’étudiant Césaire n’a pas été de celles qui ont connu l’impérialisme de la linguistique devenue, à travers le structuralisme puis le générativisme, discipline-pilote, discipline-phare des sciences humaines et sociales. Césaire a gardé de sa formation, manifestement pré-saussurienne, une conscience philologique aiguë, héritière de conceptions néo-grammairiennes, férues d’approches historiques des faits de langue. Pour le poète de la Négritude, les handicaps du créole sont tels qu’ils ne sauraient conférer à cet idiome une épaisseur anthropolinguistique, support à une mission civilisatrice ou un rôle moteur dans le développement de nos pays. Si on revient aux termes de ses réponses aux questions de Jacqueline Leiner, on constate qu’ils sont, à cet égard, très éloquents. Mais à l’heure du CAPES de créole, avancée qui, il y encore peu était impensable, on l’admettra volontiers: seule une certaine démagogie ou encore des dons de prophètes – je veux dire de «gadé-zafè» – auraient pu conduire Césaire, compte tenu de sa formation intellectuelle et de son rapport à la scripturalité, à investir une langue aussi minoritaire et minorée qu’est le créole d’un rôle crucial dans les stratégies de développement. Il y aurait, me semble-t-il, un grand anachronisme à en juger autrement.

Il y a lieu néanmoins de réévaluer la conception césairienne, laquelle est moins simpliste qu’on ne peut le croire de prime abord. Tout d’abord, s’agissant de la «bassesse» de notre vernaculaire, expression dérivée de l’adjectif «bas» que Césaire impute au créole, il y a lieu de dire que ce terme n’est pas totalement étranger à la terminologie des linguistes. Ces derniers, dans un vocabulaire paré du privilège de la neutralité scientifique, établissent, en effet, à la suite de Charles Ferguson (1959) une distinction devenue célèbre ( parce que fondatrice du concept de digflossie) entre une langue haute (le français) et une langue basse (le créole. Pour Derek Bickerton (198 ), à qui on doit une théorie, également célèbre, celle du bioprogramme humain, dont les créoles seraient les précieuses illustrations, il y a lieu d’établir deux niveaux de langue (ou niveaux lectaux: le basilecte (ou créole) et l’acrolecte (ou langue standard de contact, en l’occurrence, le français). On voit donc que même si la terminologie employée par Césaire n’est pas totalement dépourvue de connotations axiologiques, elle n’en reste pas moins l’expression d’une intuition de non spécialiste.

Dans un premier temps, je dois rendre brièvement compte de la présence de la matrice linguistique créole dans la poésie d’Aimé Césaire. En effet, contre tous les préjugés reçus, il y avait lieu de montrer que, bien avant les auteurs de la créolité, l’imaginaire du poète de la Négritude est sous-tendu par le recours aux structures linguistiques et rhétoriques propres à sa langue vernaculaire. À cet égard, on ne saurait certes s’arrêter au titre «soleil cou coupé» d’un de ses recueils poétiques, vu que Guillaume Apollinaire, avant lui, utilise cette expression à la syntaxe étrangement créole, dans son poème emblématique «Zone», véritable charte d’une remise en cause du regard européen sur les cultures d’Afrique. Chez Césaire, on a affaire à une pratique qui est loin d’être insignifiante et qui ne le limite pas à une seule œuvre.

On peut citer le terme:

  • «savane» dans les Chiens:
    «Les savanes se fendent dans une gloire de panaches folles» (p.132)
  • l’adjectif vieux, avec son sens non pas d’ancien mais de moche:
    «Une vieille vie menteusement souriante»
    «Une vieille misère pourrissant sous le soleil»
    «Un vieux silence crevant de pustules tièdes»
  • «un paquet»avec valeur de quantification
    «Un paquet de frissons (Chiens)
    «Un paquet d’eau sonore» (Cahier)
  • emploi transitif du verbe éclater
    «Sa vertigineuse retombée qui éclatait la vie des cases comme une grenade trop mûre» (Cahier)
  • tirer un pied
    «je tire un pied, oh! je tire l’autre pied» (Chiens p.126)
    ( cf Saint-John Perse: «Pour moi, j’ai retiré mes pieds»(Eloges XIV).
  • l’utilisation générique du mot «graine» dans l’expression «arbre à graines» (Chiens, p.147)
  • le sens «appeler» du mot héler»:
    «J’ai hélé mes dieux (Chiens, p 94)
  • utilisation du mot «couresse» signifiant «couleuvre» (Moi, laminaire)
  • utilisation du mot «tiaullé» dans le poème «Internonce» de Moi, laminaire.

La densité de ce recours est significative et pas moins importante que celui de Saint-John Perse. Cela signale le caractère endogène de l’imaginaire césairien, lequel, tout comme celui du poète béké guadeloupéen, rappelle que la langue est la première patrie de tout écrivain. Les analyses d’Emile Yoyo dans son essai Saint-John-Perse ou le conteur qui attribuait un soubassement créole au poète guadeloupéen tout en le refusant au poète de la Négritude, se trouvent dès lors infirmées.

Dans une deuxième temps, il y a lieu de montrer comment à travers l’appréciation du génie créatif de son compatriote, Gilbert Gratiant, Césaire, auteur de la préface de la réédition de Fab Compè Zicaque (1996) donne la mesure du rapport que lui-même établit entre littérature et langue. Son approche est d’autant plus intéressante que, se proposant de mettre au jour la pratique langagière de Gratiant, il ne fait, en réalité, qu’analyser, en creux, la sienne propre. Voici le passage de la préface qui intéresse mon propos:

«Curieux, en vérité, les rapports de Gilbert Gratiant et de la langue créole. Gilbert Gratiant n’était certainement pas un créolisant comme on pourrait se l’imaginer. Il avait peu l’occasion de le parler, le créole. Il le parlait beaucoup à la française, et pourtant, il l’a écrit superbement. C’est qu’il y a dans l’esprit et dans le cœur, quelque chose qui précède la langue et la suscite: un état d’âme, une Stimmung dirait Heidegger, cette Stimmung qui fait que du créole, que la langue créole, Gilbert Gratiant fut moins l’utilisateur ou le locuteur que le réinventeur. Il avait trouvé non le dictionnaire, mais le génie qui sécrète la langue comme l’arbre qui exsude sa sève et répare ses blessures. Le secret de son éternelle jeunesse d’esprit et de cœur, il les portait enfoui précieusement en lui: c’était, pour l’émerveiller, pour renouveler sa force de vie, pour alimenter sa verve qui se confondait avec sa vitalité, c’était une image de mornes et de volcan (celui-là même par lequel il vit disparaître saint6pierre qu’il ne quitta que la veille de l’éruption), ‘était l’image impérissable et inoubliable d’une Martinique enfantine gardée en lui, fraîche comme au premier jour».

Pour Césaire, même si le créole oral de Gratiant n’est pas le «gros créole», même s’il avait une prononciation francisante, il est un immense poète créole. Autrement dit, la poésie se moque de la strate lectale utilisée. L’obsession du créole profond, du créole basilectal comme condition sine qua non de l’authenticité, se trouve par là même remise en cause. Ce propos peut paraître paradoxal. Mais pour Césaire, Gratiant n’est pas un simple utilisateur de la langue. Comme les alchimistes, censés recomposer la matière, il réinventerait la langue et ce, grâce à une vertu qui n’est autre que celle de l’enfance, toujours inscrite en lui et en permanence réactivée. Quand on sait que Gratiant à quitté la Martinique, encore enfant, cela nous donne à imaginer la puissance de cette inscription. On peut d’ailleurs former l’hypothèse qu’une telle densité n’a été possible que parce que, au début du XXè siècle, la langue créole était encore très drue et n’avait pas amorcé le cycle accéléré de la décréolisation, ce mécanisme qui la rapproche de la langue française, dont elle subit une influence croissante, jusqu’à y être absorbée. Aujourd’hui, un enfant qui quitterait la Martinique risquerait fort de ne pas même garder de cette langue un compétence passive. Mais, précisément, pour Césaire, la force de la poésie de Gratiant est en rapport non pas avec les diverses spécifications de la parole créole (phonologiques, lexicales, syntaxiques) mais avec le Verbe, qui précisément transcende les simples productions de la langue. Un poète, aux yeux de Césaire, n’est pas seulement un être doué de sensibilité; ce n’est pas seulement un locuteur inscrit dans une langue donnée; c’est quelqu’un qui parvient trouver la bonne articulation entre son affectivité et une langue, quelle qu’elle soit . Il y a donc un miracle de la poésie.

Le point de vue de Césaire se détourne, de toute évidence, d’une approche purement idéologique du langage pour fonder une démarche de type psycho-esthétique. Ce faisant, il met en exergue une problématique qui n’est autre que celle de la politique de l’écriture. Tel que Césaire décrit les mécanismes créatifs à l’œuvre chez le fabuliste créole, on peut déduire que ce dernier a une politique de l’écriture diamétralement opposée à celle de Raphaël Confiant, autre écrivain créolisant. Le premier serait en quelque sorte, un alchimiste capable de «réinventer» la langue et le second un «chimiste», cherchant à inventer la langue, une langue de synthèse, ce qui implique un recours dense à l’activité néologique. Confiant, en tant qu’écrivain, a une double tâche (en vérité prométhéenne et peut-être même sysiphéenne) qui consiste, dans une tension de tous les instants, à construire une langue littéraire encore inexistante dans le mouvement même de son écriture. Gratiant, au contraire, fait accéder, sans la moindre tension, un matériau non littérarisé à la scripturalité.

L’analyse de Césaire est d’une originalité et d’une pertinence extraordinaires. Elle rend compte, à partir de sa propre expérience que la fonction essentielle de l’écriture est de construire un langage dans la langue, le destin de tout écrivain étant dans sa rencontre singulière avec une langue. Ce faisant, il répond aussi avec brio à tout procès d’intention concernant son rapport au créole. Nul doute que sa langue de création littéraire ne soit le français. D’une part, parce que cette langue était la seule qui fût disponible pour soutenir son cri et d’autre part, parce qu’il ne suffit pas de crier pour faire œuvre de poésie. En d’autre termes, pour reprendre un mot créole assumé, rappelons-le, par Césaire dans les Chiens (cf. «J’ai hélé mes dieux»), sa poésie s’inscrit dans une tradition littéraire (qui comporte notamment Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire etc.). C’est dire qu’elle est de l’ordre du «hélé» et non pas du «wélélé».

Jean Bernabé, Professeur des universités

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