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Papa Sézè ni 90 Lanné!

Aimé Césaire a 90 ans! 

 

«Ça nous a complétement perturbés…»

par
Thierry Michalon

 

 

Capparis flexuosa, mabouj, gousse ouverte montrant l’intérieur écarlate.  Photo F.Palli.

Capparis flexuosa

L’œuvre politique du député Aimé Césaire restera pour la postérité marquée par le rôle-clé qui fut le sien dans la transformation en départements des «vieilles colonies» par la loi du 19 mars 1946. Rapporteur de la proposition de loi, il plaida avec vigueur pour que la République prenne acte de l’assimilation culturelle de ces populations, qu’il présentait comme réalisée, et leur étende désormais ses lois, non applicables aux colonies. Mais il ne tarda pas à découvrir et à déplorer les effets de l’application des lois et décrets sur la culture de ces peuples, et à regretter cette départementalisation, comme s’il avait pris conscience trop tard de sa méprise. Nous essaierons alors d’imaginer comment aurait évolué une Martinique demeurée Territoire d’outre-mer.

La culture est-elle à l'abri du droit?

Le plaidoyer que prononça le député communiste Césaire à l’appui de la proposition de loi tendant à conférer aux «vieilles colonies» le statut de départements français reposait sur des arguments très clairement d’ordre culturel: «La Martinique et la Guadeloupe (…) depuis trois siècles (…) n’ont cessé de s’inclure davantage dans la civilisation de la mère patrie». L’exposé des motifs du texte qu’il défendait affirmait d’ailleurs sans ambages qu’il s’agissait de conclure «le double processus, historique et culturel qui, depuis 1635, a tendu à effacer toute différence importante de mœurs et de civilisation entre les habitants de la France et ceux de ces territoires, et à faire que l’avenir de ceux-ci ne peut plus se concevoir que dans une incorporation toujours plus étroite à la vie métropolitaine.» Et Césaire puisa dans l’histoire de la France un argument de poids tendant à désamorcer les inquiétudes: «quant à ceux qui s’inquiéteraient de l’avenir culturel des populations assimilées, peut-être pourrions-nous nous risquer à leur faire remarquer qu’après tout, ce qu’on appelle assimilation est une des formes normales de la médiation dans l’Histoire et que n’ont pas trop mal réussi, dans le domaine de la civilisation, ces Gaulois à qui l’empereur romain Caracalla ouvrit jadis toutes grandes les portes de la cité romaine.»1

Pourtant, dès 1956, Aimé Césaire prit ses distances avec l’idéologie assimilationniste qu’il avait lui-même exprimée dix ans plus tôt, et dénonça dès lors le «malentendu profond entre la France et nous» qu’avait recouvert, à ses yeux, la notion d’assimilation: «quand on disait «assimilation», en France on pensait «aliénation», «francisation», «centralisatin», et quand les Martiniquais disaient «assimilation» ils pensaient à «justice sociale» et à «égalité»». Il tire aujourd’hui un bilan négatif – sur le plan culturel – de l’application quasi-automatique dans les DOM des lois et décrets: «ça nous a complètement perturbés»2. Et il proclame l’assimilation impossible: «je suis nègre: comment la Martinique peut-elle être département français à part entière?»

En d’autres termes, l’homme politique Césaire reconnaît aujourd’hui avoir largement sous-estimé, en 1946, l’impact d’un changement des règles de vie collective sur la vision du monde que se font les hommes, donc sur leur culture: que le droit puisse entraîner un bouleversement de la culture est pour lui inacceptable, et il affirme haut et fort que celle-ci demeure hors d’atteinte du droit. L’on peut alors se demander quelle est la nature de cette culture, qui traverserait indemne les bouleversements du mode de vie…

Comment aurait évolue une Martinique demeurée territoire d'outre mer?

Si la loi du 19 mars 1946 n’avait pas vu le jour, la Martinique serait devenue, comme toutes les colonies, un Territoires d’Outre-Mer de la République, de par la Constitution du 27 octobre 1946. Le gouverneur y aurait cédé la place au «chef de territoire», le mode de désignation du Conseil général aurait fait une plus large part à l’élection, mais le régime juridique serait demeuré celui de la spécialité législative, les lois et décrets ordinaires ne lui étant pas normalement applicables. Notamment, la fiscalité en vigueur dans les départements n’aurait pas été étendue à la Martinique, où il n’existerait peut-être toujours, comme aujourd’hui en Polynésie, aucun impôt sur le revenu, les ressources du Territoire provenant largement de l’octroi de mer, dont les taux seraient probablement plus élevés, le niveau des prix étant dès lors lui-même plus élevé. De même, le système de protection sociale national n’aurait pas été étendu, et ce ne serait que tardivement, au prix de dures luttes sociales, qu’aurait été élaboré un système local, plus rudimentaire.

Un décret pris en 1957 en application de la loi-cadre Defferre du 23 juin 1956, aurait probablement, à l’instar de ce qui se passa dans certains TOM comme la Nouvelle-Calédonie, institué à côté du Conseil général un «Conseil de gouvernement», exécutif collègial composé de «ministres» désignés par le Conseil général, chargés chacun d’un secteur administratif et de la gestion de certains services publics, et conféré à ces organes des attributions plus larges que celles dont jouissaient les départements.

Le référendum du 28 septembre 1958 pour l’adoption de la Constitution de la Vème République aurait permis au corps électoral de Martinique de choisir éventuellement l’indépendance immédiate, comme le fit la Guinée. Si tel n’aurait pas été le cas, un statut adopté au début des années soixante aurait doté l’île, comme d’autres TOM, d’un régime d’autonomie qui aurait été, au fil des années, approfondi, le Haut-Commissaire et les autres représentants de l’Etat perdant de plus en plus de pouvoirs au profit des élus du Territoire. Mais cet effacement de la République et du rôle de médiateur qu’elle joue dans les relations sociales locales aurait eu pour effet de laisser le champ libre à de considérables tensions inter-communautaires, et de permettre, comme l’a remarqué Edgar Pisani pour la Nouvelle-Calédonie «la domination d’une communauté dépositaire du pouvoir politique et du pouvoir économique à la fois.»

1 Source: Journal Officiel des débats, Assemblé constituante, 12 mars 1946, pages 660 et suivantes.

2 France-Antilles, 4 décembre 2001, p. 2

Thierry Michalon
Centre de Recherche sur les Pouvoirs locaux dans la Caraïbe
Université des Antilles et de la Guyane

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