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20ème édition Message de remerciement
Photo: Jour du départ forcé d'Alain Plénel, fin janvier 1960. |
Lu par son fils, Edwy Plenel, le 12 décembre 2009, lors de la remise du Prix Carbet de la Caraïbe à l’Hôtel de Région de la Martinique.
Adolescent à Rennes en Bretagne, je voyais souvent au grand jardin du Thabor une stèle dédiée à Vaneau et Papu, deux polytechniciens qui, comme 300 autres jeunes, furent tués au cours des journées de juillet 1830. C’est ce souvenir qui me revint en mémoire, voici cinquante ans, alors que je coupais le ruban d'inauguration d'une nouvelle école au Morne-Rouge. Très ému par la mort injuste et inadmissible du jeune Christian Marajo, âgé de 15 ans, le 21 décembre 1959 à Fort-de-France, je ne pus m'empêcher de comparer les «Trois Glorieuses» de Paris et de Martinique. Mêmes frustrations des jeunes et même aspiration romantique à l'émancipation, au progrès et à la liberté.
Cinquante ans, c’est peu de chose dans la longue durée de l’histoire. À tel point qu’à mes yeux, les événements de février 2009 sont les conséquences des événements de 1959. Il faut toujours du temps aux prises de conscience, du temps pour réviser les idéologies installées, en l’occurrence, celle de l’assimilation de 1946, dont les «Trois Glorieuses du peuple martiniquais» marquèrent, en 1959, le premier ébranlement. De même, si le 22 mai 1848 a marqué la fin officielle de l’esclavage, nous savons bien que la fin de la servitude n’a été réalisée qu’avec l’insurrection du Sud en 1870. Oui, de 1959 à 2009, c’est une même trace. Et en 2009, tout le monde a compris, même ici en Europe où je vis, que les Antilles ne changeront que lorsqu’il y aura une transformation profonde des structures sociales.
À l’époque, certains, mal intentionnés, virent là l'occasion de régler son compte à une jeunesse frondeuse qui, non plus sur la plantation, mais en ville même, défiait la domination d'une caste. Et ils s’empressèrent de mettre en cause ses éducateurs, ceux qui formaient cette jeunesse, l’ouvraient au monde et aux autres et, surtout, lui faisaient entrevoir des idéaux de liberté et d’égalité que la réalité quotidienne trahissait. On commença donc (car bien d'autres actes de répressions suivirent) à frapper à la tête, celle du responsable administratif de l'Éducation, le vice-recteur que j’étais.
Je garde pour toujours en mon cœur le souvenir de la solidarité qui m’a alors été témoignée par le peuple martiniquais, et notamment ses éducateurs, face à cette épreuve qui devait déterminer toute ma vie. Cinquante ans plus tard, en ce mois de décembre 2009, c'est aux instituteurs, aux professeurs, à tous les enseignants des Antilles, ces patients porteurs de lumières, que doit revenir le mérite de recevoir ce prix prestigieux. Je les associe donc dans l’honneur qui m’est fait, en ce vingtième anniversaire du Prix Carbet, ce prix qui symbolise toute la vitalité de la Caraïbe, de ses peuples et de leurs imaginaires.
Cette mer Caraïbe que bien des fleuves ont enrichie… Trop souvent fleuves de larmes, fleuves de sang, mais aussi fleuves d'amour. C'est l'un de ces fleuves qui me fit connaître Edouard Glissant et je me souviens avec émotion de mon enthousiasme quand, en 1958, je découvris La Lézarde, symbole d'une subtile et poétique étude de l'âme martiniquaise, et de mon désir de le faire partager au plus vite avec mes amis de Martinique.
Plus tard, au delà d'un océan et non plus d'une mer, nous nous retrouvâmes alors que nous animait ce même désir de voir couler l'onde bienfaisante de l'émancipation. C’est un chemin de lente impatience, et Edouard Glissant le sait mieux que quiconque pour en avoir fait la matrice de son œuvre. Je le remercie chaleureusement de cette occasion, inattendue et imprévisible comme le Tout-Monde, de lui témoigner de ma durable amitié et de ma profonde admiration.
Je voudrais dire enfin au jury que, pour moi peu porté sur l'écriture mais géographe admirateur des paysages, historien soucieux des mémoires, et surtout homme curieux des richesses humaines, il réunit un trésor. Dans le divers qui le tisse, ce Prix Carbet porte une promesse. Une promesse, encore inaccomplie, mais déjà féconde. La promesse que, dans ce diadème, encore incomplet, de Cuba à Curaçao, de Port-au-Prince à Port-of-Spain, s’enrichissent et se renforcent tous les espoirs qu'un jour, toutes ces perles enfin réunies, l’archipel caraïbe offre au Tout-Monde le plus beau des cadeaux.
Je remercie, avec autant de surprise que d'humilité et de sentiment, ceux qui me font cet insigne honneur et, comme le poète Mallarmé, je vous salue, «moi déjà sur la poupe, vous, l'avant fastueux qui coupe le flot de foudres et d'hivers».
Alain Plénel