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Hugo, une nuit d’enfer
(le récit)

Charlesd-Henri Maricel-Baltus

 

 
Siklon

Ce récit, constuit à la première personne, à partir d'une série d'évènements réels est avant tout un mémorial collectif dans lequel tous ceux qui ont vécu cette inoubliable nuit, devraient s'y retrouver.

Avant…

Le vendredi 15 septembre, vers 10h, je réceptionnais, dans l’urgence, un chantier sur  lequel K… avait pris du retard. En dépit de mes remarques sur le fait que la semaine qui suivait nous risquions d’avoir d’autres chats à fouetter, il tenait coûte que coûte à boucler cette affaire avant le passage de l’ouragan annoncé. L’homme, un Alsacien d’une quarantaine d’années, était installé en Guadeloupe depuis un peu plus de deux ans et n’avait donc pas encore eu l’occasion de connaître un cyclone. Mais plutôt que de s'en méfier, il prenait la menace à la légère.

– Voilà une bonne chose de faite! Lundi, je n’aurai plus la pression de tous ces messieurs sur le dos, déclara K… d'un air satisfait

– Lundi, ils auront, sans doute, d'autres soucis, répondis-je.

– Tu parles comme si  la vie sur l'île allait s'arrêter.

– Ce sera certainement le cas si le monstre annoncé nous passe dessus.

– Oh, il faut rester optimiste, mon cher! On aura du vent et de la pluie sans doute, mais je crois que ça n’ira pas plus loin.

– Tu parles de chose que tu ne connais pas et plutôt que de les prendre à la légère, tu ferais mieux de t'en méfier fis-je remarquer à mon interlocuteur dont la désinvolture commençait à m'agacer.

– On verra bien d’ici lundi. Et j’espère qu’alors, tout ça n’aura été qu’une tempête dans un verre d’eau.

Je préférai ne pas réagir à cette remarque, espérant malgré-tout, mais hélas sans conviction, qu’il ait raison dans son ignorance. Le dernier cyclone remontait, en effet, à une dizaine d’années et depuis, tous les ans on nous prédisait quelque ouragan qui heureusement, toujours nous épargnait. Nous nous séparâmes et je rentrai au bureau afin de procéder à la mise en application des consignes cycloniques en vigueur dans notre entreprise.

Le  10 septembre de cette année 1989 naissait la dépression tropicale numéro 10 au large du Cap Vert et déjà le 11 en plein océan Atlantique, il se transformait en tempête tropicale. Deux jours plus tard, baptisé Hugo, il passait au stade d’ouragan avec des vents soufflant à plus de 200 km/h. Dans notre département, la procédure d’alerte était alors activée, évoluant au fur et à mesure que le phénomène se rapprochait de nos côtes.

Donc le vendredi 15, avec un pressent sentiment d’avoir, cette fois, à faire face à quelque chose de peu ordinaire, je rangeai soigneusement mes documents avant de commencer à préparer les cartes et autres supports dont j'allais avoir besoin  pour la phase de dépannage que, dans ma tête je prévoyais déjà. Je quittai le bureau en fin de journée pour me trouver au milieu d’un énorme embouteillage, signe que la rituelle procession vers les établissements d’approvisionnement avait déjà commencé. Avec une telle pagaille sur les routes, il m’a fallu près d’une heure pour rallier mon domicile distant seulement de quelques kilomètres. Nous avions emménagé un an plus tôt à Gosier et je ne cessais de penser que notre villa allait subir un véritable test grandeur nature dont évidemment, je me serais bien passé. Dès mon arrivée j’entamai quelques bricoles avec mon fils M… réservant le gros du travail pour le lendemain, l’ouragan ne devant arriver que tard dans la soirée du samedi. Nous avions pris l’habitude de constituer, systématiquement, un petit stock de provisions en période cyclonique, pour ne pas avoir à courir dans les magasins au dernier moment.

Après une courte nuit, tôt le samedi matin j’entamai mon indispensable opération de mise en sécurité. Toute une série d'actions que j’entreprenais pour la première fois, puisqu’avant nous logions en appartement où l’on avait très peu à faire pour se protéger. Tandis que mon épouse R… s’occupait de mettre à l’abri des vêtements au cas où survenait le pire,  aidé de M… alors âgé de 8 ans je fis d’abord descendre l’imposante antenne «channel master» qui trônait sur le toit avant de m’attaquer à l’étanchéité des lucarnes à l’aide de larges rubans plastiques. Nous travaillâmes ainsi toute la journée, allant d’une pièce à l’autre, clouant et vissant. Nous fîmes également de nombreux allers et retours entre le jardin et la maison pour mettre à l'abri des choses jugées, tantôt fragiles, tantôt dangereuses. Nous finîmes vers les dix-sept heures, par la condamnation des portes du garage. Il faisait très sombre et on ne saurait dire si le soleil, souvent absent dans la journée, s’était alors couché. Déjà dans l’après-midi, comme pour nous donner un avant-goût de ce qui nous attendait, la pluie chassée par des rafales de vent, faisait, sous la grisaille, de violentes mais brèves apparitions. En début de soirée le bruit des voitures s’était tu et de la rue, quasiment déserte, ne montait plus que le ronronnement des véhicules à deux roues pilotés par des jeunes qui continuaient à circuler, même après notre passage en alerte renforcée.

Pendant…

Le courant fut coupé tôt dans la soirée, nous forçant ainsi à dîner à la bougie. Les vents commencèrent à souffler en début de nuit allant crescendo. Une heure à peine après le début des hostilités, le bruit du vent sur le toit était tel qu’il faisait penser, par moments, à celui d’une locomotive passant sur la maison. Une comparaison qui souleva en moi incertitudes et inquiétudes mais que je me gardai de laisser transpirer. Le premier incident vint de la fenêtre d’une chambre qui se mit à vibrer et qui heureusement, malgré le boucan de cette nuit là, finit par attirer l’attention de mon fils. Il m’alerta aussitôt. Sur place, je ne mis pas longtemps à comprendre l’origine de l’anomalie.

– Qu’est ce qui se passe? S’inquiéta R… qui nous avait rejoint entre-temps.

– Il y avait probablement un petit jeu dans le système de fermeture et il s’est agrandi sous la pression continue du vent.

– Est-ce grave?

– Si on ne fait rien ça va le devenir.

– As-tu une idée? Interrogea-t-elle de nouveau sur un ton qui trahissait de plus en plus son angoisse.

– Je vais essayer de la stabiliser avec des cales, me hâtai-je de répondre comme pour ne pas laisser s’échapper la solution qui venait de m’effleurer l’esprit.

Tandis qu’elle maintenait la fenêtre pour réduire les tremblements je commençai par reprendre le serrage des vis qui fixaient le dispositif de fermeture, les soupçonnant d’avoir travaillé dans le bois. Ensuite avec des chutes de contreplaqué très mince, je rattrapai facilement le jeu et la vibration cessa complètement. Pour finir j’utilisai du câble électrique pour consolider l’ensemble. Pendant ce temps du dehors, malgré le chao cacophonique qui régnait, on pouvait tout de même percevoir le choc des projectiles qui venaient frapper la maison. Nous allions d’une porte à l’autre et de temps en temps du sous-sol au comble afin de déceler tout point faible qui pouvait d’un moment à l’autre faire basculer la situation en notre défaveur. C’est ainsi que nous détectâmes un nouvel incident au niveau d’une lucarne qui déstabilisée et quasiment branlante, menaçait, à tout moment, de céder. Il fallait, très vite, trouver une solution pour la renforcer car si le vent parvenait à s’engouffrer sous le toit, celui-ci serait aussitôt emporté.

– As-tu une idée, me demanda R…, de nouveau inquiète.

– Oui ! répondis-je aussitôt. Il faut la condamner.

– Comment vas-tu faire?

– Va me chercher dans le petit débarras sous l’escalier, des clous ainsi qu’une latte. Je la maintiens entre-temps pour l’empêcher de bouger davantage. Mais essaie de faire vite car le temps presse.

Suivie de M…, R s’exécuta immédiatement tandis que moi, la peur au ventre, j’étais à l’affût de tout autre signe pouvant m'alerter sur une dégradation de la situation. Mais heureusement, ils revinrent très vite et me ramenèrent les matériaux que j’attendais.

– Appuie sur la lucarne pendant que j’enfonce les clous.

– Mais fiche que ça vibre! Fais vite! s’empressa-t-elle d’ajouter tandis que le grésillement augmentait avec la vibration.

– Tiens bon! Je fais du mieux que je peux.

M… tira une chaise et vint à son tour, aider sa maman. Une fois la fenêtre clouée, le bruit cessa et la tension retomba. R… alors profita pour souffler pendant que M… m’aidait à fixer la latte, en diagonal, sur le cadre.  Par précaution, nous décidâmes de  renforcer également les trois autres issues. Cette fois, nous avions eu réellement chaud en prenant conscience que nous avions, de peu,  évité le pire. Pendant ce temps, la radio que nous parvenions, tout de même, à écouter d’une oreille ne cessait de relayer de nombreux appels de détresse.

Mon fils ne se tenait pas en place me rappelant ma propre enfance où nageant alors dans l’insouciance juvénile je vivais les passages de cyclone avec une certaine euphorie. En cet instant où le sort de ceux dont j’avais la responsabilité me semblait menacé, je mesurais mieux l’angoisse de mon grand-père, les jours de cyclone dans la petite case qui nous abritait alors. Perdu dans mes pensées et soumis à un bombardement continu, je finis par glisser hors de la réalité où les heures continuèrent à s'égoutter à mon insu. A un moment que je n'aurais pu situer sans l'aide d'une horloge, l’atmosphère devint si pressante qu’il me ramena dans le présent. J'éprouvai alors un sentiment si étrange que seul un évènement surnaturel pouvait expliquer, pensai-je. N’osant partager avec les autres sur ce curieux phénomène, mon attention s'accrut au point de me mettre à trier les bruits qui venaient de l'extérieur; Le vent ne soufflait plus  et un silence abyssal semblait avoir tout englouti. Cauchemardant, je me dis que si un jour, la terre devait s'arrêter de tourner on devrait certainement éprouver les mêmes sensations. C'est alors que R… se s'approcha de moi et comme par peur de se faire entendre de l’extérieur dans cette atmosphère sans doute aussi mystique pour elle, murmura.

– L’œil

– Quoi l’œil ?

– Nous sommes dans l’œil du cyclone.

– C’est donc ça!

– Ca veut dire alors que c’est fini papa, demanda M… encore tout excité?

– Non malheureusement! Ca va repartir d’ici quelques minutes répondis-je, pensif.

Enfin dégagé de ma torpeur je jetai un œil sur la pendule et vis qu'il était 1h10. Nous profitâmes pour souffler un peu. R… partit faire du café tandis que mon fils me fit lui expliquer ce qu’était l’œil du cyclone. Puis, nos lampes de poche en main, nous partîmes contrôler toutes les issues. Pas une fenêtre et pas une porte n’échappérent à notre minutieuse inspection. Je fus pendant un instant tentai de faire le tour de la maison  mais dus me contenter d’un coup d’œil à travers une porte entrebâillée face à la désapprobation de R qui pensait que c’était prendre un risque inutile. Dehors le faisceau de la lampe butait sur un infranchissable mur de brume et d’obscurité, de sorte que nous ne pûmes rien voir. Je m’installai alors dans un fauteuil et je bus, à petites gorgées, mon café tout en écoutant la radio qui n’avait jamais cessé d’émettre. La préfecture faisait passer de nombreux messages pour demander aux gens de ne pas sortir, expliquant que l’œil du cyclone était entrain de passer sur la Guadeloupe et que les vents allaient repartir avec la même intensité. A ceux qui continuaient à émettre des appels de détresse, on leur conseillait de profiter pour se mettre en sécurité, les secours ne pouvant absolument pas sortir. Quelques témoignages me firent alors prendre davantage conscience de l’ampleur du drame qui se jouait. Une profonde tristesse m’étreignit le cœur, car à ce moment là, je fus envahi par une profonde inquiétude pour mon île, si belle mais si fragile. Je pensai aussi à toutes ces personnes en difficulté et parmi elles, des enfants et sans doute des personnes âgées. Mon regard s’arrêta une fois de plus sur mon enfance en compagnie de mon grand-père.

La reprise subite des vents me ramena sans ménagement dans la réalité. La locomotive qui s’était un instant arrêté redémarra d’un coup en faisant trembler la maison évoquant les secousses d’un tremblement de terre qui, dans cette atmosphère de fin du monde, ne firent qu’accroître notre angoisse. Mon épouse en maîtresse de maison soucieuse de mettre à l'abri tout ce qui lui paraissait important, avait été aux avant-postes depuis la veille, déplaçant et rangeant. Rattrapée par la fatigue elle finit par se laisser choir dans un fauteuil et glissa dans une somnolence. Mon fils avait stoppé ses va-et-vient et, lui aussi, à court d’énergie, cessa de combattre avant de s’assoupir sur un divan. J’avais la terrible impression d’être le seul rescapé d’une bataille dont l’issue semblait perdue d'avance. Alors les souvenirs de mon grand-père de nouveau m’assaillirent. Je le revis avec son bâton faisant les cent pas dans la frêle case devenue le jouet des éléments. Pas un instant pourtant il ne me donna l’impression d’abdiquer. Chaque fois que son regard croisait le mien il me disait comme pour m’encourager  «pitit sé bondié ki mèt». Je crus à nouveau l’entendre et ses paroles me regonflèrent le cœur au point de me réexpédier sur le front. Je repartis faire une nouvelle inspection et lorsque j’arrivai dans le comble, je faillis perdre le souffle devant le spectacle qui m’attendait. L’eau s’écoulait de toute part. Il me vint aussitôt à l’esprit que la maison était découverte et je me hâtai de quitter les lieux devenus, à mes yeux, désormais dangereux. Je n’avais d’autre le choix que de réveiller R… qui se remit debout aussitôt entraînant M… dans son mouvement.

– La maison est découverte

– Quelle maison?

– La notre. Il y a de l’eau partout dans le comble.

– Qu’est-ce qu’on va faire alors?

– Papa on peut essayer de boucher les trous, suggéra naïvement M…, à peine réveillé.

– Allons voir ce qui se passe dans les chambres! Suggérais-je, ignorant la remarque de M…

Nous nous rendîmes alors compte que toute la maison prenait de l’eau. Cette fois, il n’y avait plus de doute, le boucan que l’on entendait à l’extérieur venait probablement de nos tôles entraînées dans quelque ronde infernale. S’il n’y avait plus de tôles au-dessus de nous, la situation alors devenait extrêmement dangereuse et il fallait, avant tout, penser à se mettre à l’abri. Comme nous avions au sous-sol, un studio, il ne nous restait plus qu’à nous y réfugier. Mais au lieu de nous enfuir, ne voulant pas encore abdiquer, nous nous attardâmes en quête de quelque solution miraculeuse.

– Il nous faut descendre finis-je par décider.

– Non ! Pas encore! Va me chercher la bâche que l’on t’a donnée à ton travail et toi M… va prendre pour maman le morceau de ciré qui est rangé dans la buanderie.

– Que comptes-tu faire, demandai-je? surpris par la soudaine détermination de R… qui semblait avoir trouvé un courage digne de nos grand-mères.

– Protéger nos documents et nos livres ainsi que quelques appareils en les regroupant sur une table au milieu du séjour. Allons-y! Il ne faut pas perdre de temps.

Un instant plus tard, nous étions tous les trois complètement absorbés par cette tâche que nous exécutions à la hâte par peur que ne survienne la catastrophe redoutée. Au bout d’un moment impossible à évaluer, jugeant que nous avions réussi à protéger l’essentiel, j’insistai pour que nous partions nous mettre à l’abri. R… qui n’était pas tout à fait de cet avis estimant qu’il y avait encore des choses à préserver, s’exécuta malgré tout à contre cœur. J’essayai de lui remonter le moral, profitant du même coup pour m’encourager moi aussi, en lui faisant remarquer qu’autour de nous il y avait sûrement pire dans cette nuit d’enfer. Cette prise de conscience de la détresse d’autrui nous remit quelque peu d’aplomb. Réfugiés dans sa propre maison, il n’y avait pas de quoi se plaindre après tout. Une fois installé dans le studio, nous refîmes du café et chacun, désormais à son rythme, accompagna le temps. Pour tous cependant, cette nuit allait être la plus longue de notre vie. Je profitai une fois de plus pour aller errer sur les traces de mon enfance. J’ai eu une soudaine pensée pour la maison dans laquelle j’avais grandie et qui depuis la mort de ma mère n’était plus habitée mais était encore debout à cette époque là. Une case sans âme, pensai-je face à un tel monstre, sorti tout droit de l’enfer, n’avait aucune chance de sauver ses planches rongées, des années durant, par toutes sortes d’intempéries. Dans ma tête s’accumulèrent des idées de plus en plus sombres auxquelles vinrent s’ajouter des images de désolation que mon esprit accouchait ça et là.

La voix de R… m’arrachant à mes réflexions me fit sursauter.

– Ecoute! … On dirait que les vents faiblissent.

– Oui, en effet on dirait, dis-je, après un temps d’écoute attentive.

– Tu ne veux pas que l’on aille jeter un œil là-haut?

– Allons-y ! finis-je par répondre après un moment d’hésitation qui trahissait une certaine inquiétude.

Qu’allions-nous trouver? Me demandai-je. En tout cas je m’attendais au pire. Nous sortîmes du studio en évitant de réveiller M… qui avait fini par s’endormir. Nous traversâmes le garage et, perplexes, nous nous engageâmes dans l’escalier. Visiblement l’infiltration était moins abondante mais l’eau continuait toujours à dégoutter du  plafond, laissant seulement à penser que le phénomène avait perdu en intensité. Nous vérifiâmes, avec un certain soulagement, que les effets que nous avions mis à l’abri n’avaient point été mouillés. Cependant il y avait de l’eau dans toute la maison. Ne pouvant guère faire davantage, donc impuissant pour l’heure, nous redescendîmes nous installer dans l’attente de cet instant où nous pourrions enfin sortir et découvrir visuellement les dégâts. Je jetai un œil sur la pendule et constatai qu’il était plus de 4 h. Le lever du jour n’était donc plus très loin.

C’est en tirant presque la dernière heure de cette nuit qui décidément ne voulait pas passer que nous atteignîmes enfin l’aube. Celle-ci se signala en laissant passer timidement une lueur blafarde par l’unique petite fenêtre vitrée du studio. Dehors le vent soufflait toujours et la radio ne cessait de relayer les messages de la préfecture rappelant que nous étions toujours en confinement  et qu’il ne fallait absolument pas sortir de son abri avant la levée de l’alerte

Après…

Mais le lever du jour et l’affaiblissement des vents étaient plus convaincants que n’importe quelle consigne et comme tout le monde nous finîmes par sortir, d’un pas hésitant par crainte d’affronter la réalité. Il était un peu plus de 7h00. A peine avions nous mis les pieds dehors que nous fûmes aussitôt abasourdis par le spectacle de désolation qui nous attendait. Nulle part dans mes souvenirs je n’ai trouvé pareilles images. Les arbres complètement dépouillés de leurs feuilles semblaient avoir été brûlés par un gigantesque incendie. C’était la première chose qui s’imposait à la vue de ceux qui mettaient le nez dehors ce matin là. Je fus ensuite frappé par les innombrables empreintes de feuilles qui maculaient les façades de la maison. Je continuai à avancer avec précaution pour éviter les débris en tous genres qui jonchaient le sol. R… me suivait deux pas plus loin. Face à l’ampleur des dégâts nous n’arrivions même pas à nous parler. Mon cœur, sous la pression des sentiments qui s’y accumulaient était au bord de l’éclatement. J’atteignis le jardin encombré de nombreuses feuilles de tôles. Les miennes pensai-je aussitôt. Je n’étais plus tellement loin du but et déjà dans ma tête se bousculaient une foule de questions. Comment allais-je faire face à tout cela, moi qui sortais à peine des tracas de la construction ? Je regrettai, en passant, d’avoir opté pour une toiture en charpente plutôt que de suivre le conseil de certaines personnes qui me suggéraient une dalle en béton, plus solide en cas de cyclone. Tout en réfléchissant je continuai à avancer et finis par atteindre le point idéal pour découvrir le toit de ma villa. Je levai péniblement la tête et restai figé comme si j’avais été, à l’instar du personnage biblique, transformé en statue de sel. Mes yeux se remplirent de larmes mais qui, en s’écoulant, soulageaient en même temps mon cœur de son trop plein de sentiments.

– Alors? m’interpella mon épouse qui était restée à l’abri à quelques mètres et qui attendait impatiemment  que je lui envoie un quelconque signe.

– Mais que se passe-t-il? hurla-t-elle quasiment, face à mon mutisme et m’arrachant, pour le coup, à mon engourdissement

– Je ne vois rien, finis-je par articuler péniblement.

– Comment ça rien? Tu veux dire que…

– Tout paraît normal?

– Normal? Mais qu’est-ce que tu veux dire à la fin? s’irrita-t-elle.

– Je ne comprends pas! Pas une tôle ne semble manquer dis-je comme si je doutais moi-même de ce que je voyais.

Elle ne dit rien et tout comme moi, plutôt que de laisser éclater sa joie, elle se soulagea en laissant couler des larmes, sans doute contenues jusque là.

– Pourquoi pleures-tu maman puisque notre maison n’a rien, interrogea M… qui nous avait rejoint?

– Ce n’est rien mon chéri, souffla-t-elle dans un sanglot en le prenant dans ses bras.

Je compris, alors, ce qui s’était passé. Poussée par le vent l’eau avait réussi à s’infiltrer entre les tôles pour s’écouler dans la maison. Je pris conscience alors qu’il aurait suffit qu’une fixation cède et laissa s’envoler une tôle pour entraîner dans la foulée toutes les autres. Nous avons vraiment eu beaucoup de chance pensai-je. Ailleurs c’était loin d’être le cas. Le paysage aux alentours étant devenu complètement perméable, on pouvait voir, aussi loin que portait la vue. Et tout autour de nous s’exposait le même spectacle de désolation. Une fois rassuré sur notre sort, celui de nos proches  commença à nous inquiéter surtout que nous n’avions plus aucun moyen de communication. N'y tenant plus, dans l'après-midi, je décidai de me faire porter par mes pieds, devenus mon unique moyen de locomotion pour couvrir la dizaine de kilomètres qui me séparaient de ma tante. Sur le parcours j'avais l'impression de traverser un champ de ruines.  Des lieux familiers m'étaient devenus complètement méconnaissables. Côte à côte, des épaves de voitures et de bateaux émergaient ça et là  de l'eau qui semblait avoir reconquis des espaces qui, sans doute, lui appartenaient jadis. Plus à l'intérieur des terres, des images toutes aussi ahurissantes s'imprégnaient en moi de façon indélébile. Telle cette maisson qui s'était probablement envolée avec tout son mobilier sauf une cuisinière et une bouteille de gaz qui devenus objets inolites, trônaient dans un coin à l'emplacement de l'ancienne demeure. Je croisai des gens complètement hagards. J'ai encore à l'esprit cette mamie qui s'est jetée sur moi en criant, “pitit, ka mwen ké fè?”. Les larmes qui dévalaient mes joues se mélangaient à l'eau de pluie qui m'avait complètement trempé mais à laquelle j'étais absolument insensible. Le plus dur était à venir pensai-je. Dans ce capharnaüm, je ne me faisais pas d'illusion sur la petite maison de ma tante que je n'avais pas réussi à déloger de chez elle, malgré mes supplications. J'atteignis son quartier en milieu d'après-midi et les images d'horreur que je découvris ne firent qu'accroître mes craintes. Je la croisai à quelques pas de chez elle.

– Gason, me dit-elle, ou vwè zafè.

– Tu n'as rien tante L…? Osais-je lui demander, tout en la dévisageant de la tête au pied.

– Moi ça va?

– Et ton D…? me hatai-je de lui demander.

– Lui aussi ça va! Nous n'avons rien et notre petite case est intacte

– Intacte! criai-je, ne pouvant contenir ma stupéfaction.

– Intacte, je te dis, répéta-t-elle. Zot konpwem bondié ka dômi, ajouta-t-elle en se signant.

– Incroyable! murmurai-je, toujours sous l'emprise de l'étonnement.

– Et chez vous?

– Un peu d'eau, mais c'est tout, répondis-je en faisant un effort pour revenir de ma surprise.

– Merci mon Dieu. Je n'ai pas cessé de penser à vous toute la nuit.

Et en plus, au lieu de s'appitoyer sur sa propre situation, elle s'inquiétait pour nous, songeai-je. Les souvenirs de mon grand-père, m'assaillirent à nouveau et j'ai eu du mal à contenir mes larmes devant ma tante. Tout en causant nous marchions en direction de chez elle et nous parvînmes devant sa petite maison qui se tenait, en effet, fièrement debout alors que tout autour d'elle c'était la désolation. Comment expliquer pareil miracle? C'est à croire que ce cyclone choisissait ses victimes. Je restai encore un bout de temps avec eux avant de prendre le chemin du retour, poussé par ma tante qui avait hâte de me voir partir pour aller retrouver les miens. Sacré génération! pensai-je, en prenant congés.

Après la levée officielle de l’alerte je regagnai mon entreprise. Nous étions lundi. Sur place la situation était assez confuse. Le bruit courait que 70% du réseau électrique était parterre. Certains avançaient même le chiffre de 90%. Une chose était sûre nous étions dans la m… car aucun plan de crise n’avait prévu pareil scénario. On allait et venait, d’un attroupement à l’autre, d’un bureau à l’autre, à la recherche probablement du bout par lequel il fallait bien pourtant commencer.

Dans ces incessants va-et-vient, je finis par croiser K… encore sous le choc comme quelqu'un qui venait d'échapper à une guerre. Il m'expliqua que sa baie vitrée ayant explosé il s'était réfugié, avec sa femme et sa fille, dans les toilettes où ils avaient passé la moitié de la nuit. Le vent, entre-temps s'était engouffré dans leur séjour et avait tout balayé.

– Tu avais raison. La vie s'est effectivement arrêtée … et pour nous elle aurait bien pu s'éteindre pour de bon, ajouta-t-il en balançant la tête avant de s'éclipser.

Le Directeur de notre entreprise, nommé depuis peu, mais ayant, heureusement, une certaine expérience de l’Outre-Mer ne mit pas longtemps à comprendre, qu’en l’état actuel, aucune solution ne pouvait venir d’un quelconque bureau. Il s’appropria le terrain, échangeant avec tout le monde, de l’ouvrier à l’ingénieur. Je rentrai cependant, ce soir là, avec le sentiment d’avoir perdu une journée alors qu’il y avait tant de chose à faire. Entre-temps chez moi on n’avait pas chômé. Ma femme et mon fils n’avaient point ménagé leur effort pour commencer à remettre les choses en état et l'esquisse d'un semblant d’ordre m'encouragea à me mettre au travail. Je pris ma part de boulot et à la lueur d’une torche électrique, travailla sans compter les heures qui en passant m’entraînèrent jusqu’en milieu de nuit.

Le mardi nous commençions à nous remettre de notre choc et les initiatives comme des dizaines de feu prenaient naissance, ça et là. C’est ainsi que je me retrouvai avec d’autres dans la zone industrielle de Jarry avec pour mission de contribuer à la remise en marche de ce poumon économique de l’île. J’appris dans la soirée que mes beaux-parents avaient perdu leur maison.

Quelques jours plus tard, la nature imperturbable amorçait  déjà sa renaissance, montrant ainsi la voie aux hommes dont beaucoup étaient plongés, hélas pour longtemps, dans une situation de grande précarité. 

siklon

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