Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Conversation avec ceux de Tropiques

André Lucrèce

 

 

 

 

 

 

Conversation avec ceux de Tropiques, André Lucrece • Hervé Chopin • 2003 •
ISBN 978-2911207167 • 14.20 €

Conversation avec ceux de Tropiques

Nous sommes dans les années quarante, sous le régime de Vichy dont les figures arrogantes enténèbrent la vie de Antilles. Tropiques, la revue animée par Aimé Césaire et René Ménil, "continuait, comme le dit André Breton, creuser la voie royale". De fait, elle forge, au delà des cicatrices, un haut projet littéraire, sans complexe avec ce qui se fait de mieux en Europe et dans la Caraïbe. À l'heure où une certaine médiocrité d'existence se transmue en démission, où l'indigence de pensée cède au narcissismes les plus délirants, ce n'est pas le moindre scandale que le message de Tropiques, dont la validité est essentielle, connaisse les rumeurs de l'oubli. Dans ce texte, qui tient à la fois de l'hommage et du manifeste, les mots d'André Lucrèce s'imposent à nous tant par leur force de conviction que par la culture de l'auteur.

Extrait

Pourtant, toutes ces voix gravées dans Tropiques jaillissaient des cimes les plus hautes, telles des voix ailées prenant cette nécessaire distance critique que n’osent prendre aujourd’hui ceux auxquels on confie le dévoilement des choses. Pas ou peu de surgies conformes au défi, mais plutôt en ce domaine une presque absolue aridité. Que des âcretés conformes au narcissisme, et parfois au délire. Où sont depuis Tropiques nos incendies littéraires, nos feux d’artifice poétiques? Tous, ou presque, car il y a des exceptions, arrêtés aux écluses ou passés au tamis de la littérature consciencieuse en vue de construire des carrières.

C’est Valéry qui disait: «Au lieu de chasser le diable à grands coups, on peut le faire asseoir; lui faire détailler les royaumes qu’il prétend vous offrir, marchander longuement, s’intéresser…»

Or la bête est là et nous caresse déjà.

J’infère que ceci a pour conséquence de déchirantes incertitudes. Qu’aux carrefours des chaos ressentis surgit la solitude de l’être, le sentiment d’une communauté morcelée, qui s’entend et se vit par l’homme martiniquais comme une inclinaison du destin.

Car en emplissant notre existence de choses futiles, en installant au pouvoir la médiocrité, en saturant notre société d’informations sans intérêt, en faisant honneur à des œuvres inconsistantes, en ignorant les chef-d’œuvre, en laissant croire à notre jeunesse que seule la technologie universelle constitue une culture, en ne lui offrant que l’atelier pauvre des zouk-love comme référence de création, en étranglant la création de valeurs, nous ne mettons pas cette jeunesse en position de se situer, c’est-à-dire de lire le monde avec les amers nécessaires. Au contraire, nous la plaçons sur une route incontrôlable en lui apprenant progressivement à intérioriser une culture inconsistante, placée aux antipodes des œuvres de civilisation.

Aussi, ne nous étonnons pas qu’il n’y ait plus de buissons ardents, ni de surgissements mobilisateurs, plus ou peu d’œuvres rebelles, pas davantage de grandes idées pour construire l’avènement d’un horizon. Ne s’imposent aujourd’hui que les règles effarantes qui nous ramènent à la marchandise, là où on évoque «les lois» économiques, sans se rendre compte qu’il ne peut y avoir de prospérité d’âmes dans l’incondition. Nous nous installons dans une conscience mensongère qui laisse à penser que tout va bien, mises à part quelques lézardes, alors que déjà les murs s’effondrent, que mille signes attestent du dénuement de la jeunesse, de la faillite de l’honneur, du triomphe du gueux sur l’honnête homme.

Un leurre pourrissant s’installe.

Il trahit le recul de l’homme qui a soif d’un horizon. La beauté choit au profit des mondanités. La ruse et le cynisme remplacent l’honneur et les qualités morales qu’exige la gravité de la situation. Et la vie se résume à «l’inférieur clapotis» dont parle Mallarmé. C’est qu’il n’y a pas de dieux éternellement juvéniles : toute dignité, non cultivée par un peuple, insensiblement régresse, puis conspire avec l’indigne dans un long et contaminant baiser auquel elle finit par répondre.

 Viré monté