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À propos d'une prétendue supériorité d'une civilisation Disponible en format numérique sur le site de UQAC. |
Dans un livre intitulé Civilisation, le mot, l’idée, Lucien Febvre distingue deux définitions de la civilisation. La première qui prend un caractère objectif par le fait qu’elle se contente de relever les éléments de la vie collective d’une société, qu’ils soient de nature matérielle, morale, intellectuelle, politique ou sociale. La seconde se caractérisant par son caractère subjectif: ««Nous concevons que la civilisation dont il s’agit- la nôtre - est en soi quelque chose de grand et de beau; quelque chose, également, de plus noble, de plus confortable, de meilleur moralement et matériellement, parlant de ce qui n'est pas elle : la sauvagerie, la barbarie ou la demi-civilisation.» Ce faisant, le philosophe français pointe du doigt le piège auquel conduit inexorablement l’ethnocentrisme: se croire plus beau ou plus moral que les autres par absence de lucidité.
Et pourtant dans la tradition de la pensée française, Montaigne avait posé les fondements de cette lucidité: ««Je trouve, dit-il, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage.» Et il ajoute plus loin le fameux «… nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.»
Contrairement à la pensée de Montaigne, à partir d’une supériorité présumée, va se déployer dès le XVIIème siècle un discours sur l’extériorité, mobilisant à la fois des vecteurs antagonistes, expansionnistes et ethnocentristes reposant sur l’identité primordiale de la Civilisation, c’est-à-dire de la civilisation occidentale.
Comment les sociétés humaines donnent-elles naissance à des contenus civilisationnels?
Cette question est essentielle afin d’élucider la prétention de l’Occident et en même temps la contestation d’une telle prétention.
Il convient d’abord de noter qu’un certain nombre de civilisations s’attachent à développer leurs valeurs propres et qu’elles prennent par ailleurs leurs distances avec ce qui apparaît comme essentiel à la civilisation occidentale. Celle-ci s’est en effet depuis deux ou trois siècles totalement orientée «vers la mise à disposition de l’homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants.» C’est surtout donc ce critère qui permet à certains d’attribuer à l’Occident, «maître des machines», cette supériorité que lui-même revendique, et c’est d’ailleurs cette conjonction entre l’idéologie impériale et la technique qui lui a permis de dominer et d’asservir un certain nombre de peuples.
Mais l’orchestration de l’Occident est-elle la seule envisageable pour revendiquer une avancée civilisationnelle? L’Inde et sa conception d’un système philosophico-religieux, l’Islam et sa théorie de la solidarité des formes de la vie humaines, la capacité de certains peuples à surmonter les difficultés des milieux hostiles, l’ingéniosité d’autres peuples à intégrer l’art dans la vie quotidienne ou établir un équilibre entre le physique et le mental, les grands systèmes politiques de l’Afrique ancienne, les systèmes familiaux et leur rapports à la vie sociale, la découverte de l’écriture, de la boussole, du papier, de la poudre à canon, du verre, de l’acier, les trouvailles mathématiques sont des éléments qui montrent que d’autres civilisations ont porté des contributions décisives aux contenus civilisationnels que le monde aujourd’hui partage.
Par ailleurs, ce n’est pas tant sur la dispersion et la diversité des potentialités humaines que repose une remise en cause de la prétention occidentale qui postule l’irreprésentabilité des autres sociétés humaines en matière de civilisation. C’est d’abord par une remise en question de l’apport occidental.
Sur ce point, il faut remarquer que, depuis la révolution néolithique qui permit l’émergence de l’agriculture dans le Croissant fertile, (zone ainsi désignée qui va de la Haute Egypte à la Mésopotamie, correspondant aux pays suivants: l’Egypte, Chypre, la Palestine, le Liban, la Jordanie, la Syrie, l'Irak, le Koweït, l'Iran) la possibilité d’un surplus alimentaire ainsi que l’apparition et le développement des villes, ce qui a été apporté depuis huit mille ou dix mille ans ne sont que des «perfectionnements», contrairement à l’idée selon laquelle l’intelligence et l’imagination seraient le fait des découvertes récentes.
Sur ce point l’apport de Claude Lévi-Strauss fut absolument décisif, lui qui fit remarquer que «Les sociétés que nous appelons primitives ne sont pas moins riches en Pasteur et en Palissy que les autres», ce qui interdit la revendication d’une suprématie au profit d’une civilisation, d’une race ou d’un groupe humain par rapport aux autres.
Les avancées civilisationnelles viennent de cultures différentes
Une telle revendication est d’autant plus absurde que les découvertes fondatrices en matière civilisationnelle sont ou bien simultanées, ou bien successives pour des groupes humains qui n’ont pas été mis en contact. Les avancées civilisationnelles peuvent être aussi le résultat cumulatif d’une série de découvertes venant de cultures différentes qui finissent par faire émerger des évènements civilisationnels. Il est donc totalement absurde de déclarer une culture supérieure à une autre puisque dans la mesure où elle serait isolée, une culture ou une civilisation ne saurait être «supérieure».
L’histoire de l’humanité nous montre, au contraire, des moments de civilisation absolument exemplaires. Ainsi dans des pays ou dans des régions de la planète où des civilisations ou des cultures, a priori éloignées, ont été mises en relation, la fécondité de la création a été le reflet de la richesse civilisationnelle qui en a découlé.
C’est le cas de l’Andalousie dont l’appellation Al-Andalous révèle la vitalité et la prégnance musulmanes entre les VIII° et XV° siècles. Mais le nombre de cultures concernées est beaucoup plus important et les productions réalisées beaucoup plus denses. Car la présence byzantine est antérieure à cette conquête. Faut-il aussi préciser que la dénomination «Espagne musulmane», pour désigner cette période de contact, masque une réalité: le dynamisme berbère qui, à travers les dynasties almoravide et almohade, avec une certaine rigueur morale et religieuse, va apporter à l’Espagne une conception architecturale et plus généralement artistique qui témoigne de l’influence de l’Afrique du Sahara et du Sahel. C’est donc un véritable carrefour civilisationnel que constitue l’Andalousie à cette époque, mettant en relation les richesses d’horizons très variés, auxquelles il faut ajouter l’apport juif et byzantin.
Le plurilinguisme va favoriser, notamment à Tolède qui se trouve un peu plus au Nord, des activités de traduction et, par conséquent, une diffusion de pensées issues de cultures différentes ouvrant alors de nouveaux champs de connaissance.
Les villes de Séville, de Grenade et de Cordoue attestent de cette richesse, née des apports civilisationnels orientaux, africains et occidentaux qui ont renouvelé, dans cette région, une pensée et des arts très divers.
Si on considère qu’il n’y a pas d’art sans pensée, il convient de prendre en considération l’importance des échanges religieux et philosophiques dans cette contrée. C’est en Andalousie qu’émerge, en effet, une pensée retentissante, celle de Abu Walid Ibn Rochd, Averroès de Cordoue (1126-1198), pour lequel écrivains et philosophes modernes font preuve du plus grand respect.
Parmi eux, l’écrivain argentin Jorge Luis Borges qui voyait en Averroès non seulement un grand esprit, mais surtout le symbole de cette ouverture exceptionnelle, le symbole de ce lieu du dialogue civilisationnel qu’a été Al- Andalous. Ceci d’autant plus qu’au nom d’Averroès, il faut associer ceux de Maimonide, philosophe et médecin juif, et d’Ibn Hazm, homme de lettres arabe qui a marqué l’histoire littéraire de l’Andalousie, région qu’il aimait profondément comme lieu de vie et de création comme le confirme un vers d’un de ses poèmes: «Perle de Chine, je puis me passer de toi car j’ai le rubis d’Al-Andalus.»
Tous ces témoignages montrent qu’il s’agit bien de la vocation exemplaire de cette terre de susciter l’écoute et la connaissance des autres civilisations. On est frappé par exemple que, parlant d’Al-Andalous, tous s’attachent autant à l’atmosphère qui régnait dans cette partie du monde qu’à la création qui y fut générée.
C’est qu’il faut bien comprendre que les civilisations ne cherchent pas à répondre à la question: qui sommes-nous ou sommes-nous supérieures à telle autre civilisation? Elles cherchent à protéger l’homme de la nature et de son semblable, ce qui permet à Freud de formuler cette définition de la civilisation: «Le terme de civilisation désigne la totalité des œuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins: la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux.»
Il convient donc de le dire: le dénigrement de l’Autre, les tentatives de minorer l’Autre, d’humilier l’Autre ne constituent en aucun cas une marque de civilisation. Au contraire. Car ce ne sont pas les innovations matérielles ou la puissance technique qui témoignent d’une vertu civilisationnelle, mais la qualité des rapports que les hommes entretiennent entre eux à l’intérieur d’une civilisation et dans leur rapport aux autres civilisations.
Il y a des sagesses par rapport auxquelles la civilisation occidentale a pratiqué l’évitement. Non seulement cela lui a coûté très cher, notamment au XXème siècle, mais en plus elle n’en a manifestement tiré aucune leçon. L’humanité attend d’elle autre chose que des postures arrogantes et des pratiques impériales. Elle attend d’elle qu’elle tire toutes les leçons du passé, y compris auprès des cultures les plus humbles.
André LUCRECE
Ecrivain