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Mobilité, diachronie générationelle, et rapport à la terre Myrtô RIBAL-RILOS.
Artocarpus altilis (L.) - Moraceæ - Friyapen - Orig. Océanie. |
Une recherche en Langues et Cultures Régionales, et en Anthropologie, s’est assignée la tâche d’analyser le rapport aux plantes en liaison avec les déplacements des personnes sur le territoire Martiniquais. Issu de ce travail, le présent article s’attache à l’analyse de contenu du discours d’une personne ressource sur l’alimentation en espace rural.
Les données recueillies présentent dans un premier temps, les familles de la campagne et leurs éventuelles relations avec celles des lakou1, des Terres Sainville, de Fort-de-France, des ceintures puis des couronnes. Dans le cadre de la mobilité, les générations d’une même famille réalisent un parcours presque complet de la campagne au lakou, du lakou à la ville, de la ville aux ceintures et de ces dernières jusqu’à la campagne. Ces exemples de circularité dans la mobilité sur le territoire permettent de mieux observer le rapport aux plantes développé tout au long de ce parcours singulier. Nous ajoutons donc à la présentation des familles, les indications qu’un informateur a bien voulu nous donner. Dans la recherche initiale qui a aboutit à une thèse, ces esquisses de généalogie bien qu’incomplètes (par oubli, discrétion ou dans une démarche délibérée) ont permis de suivre les traces des personnes, et dans le cadre du présent article de situer l’informateur d’un point de vue diachronique, afin de comprendre l’influence induite par les origines à la fois spatiales et sociales des familles, sur les relations au végétal, puis d’observer sur les strates générationnelles, l’évolution des données croisées relatives aux pratiques culturales, culturelles et cultuelles, tout au long du périple des acteurs sociaux.
Il s’agit enfin de comparer après leur arrivée en rurbanisation, les écarts des pratiques. Dans cette optique, nous avons proposé ces schémas de générations.
Pour les besoins de la recherche, voici les principaux sites choisis.
- Les informateurs de la campagne du Nord Atlantique, du Nord Caraïbe et du Sud de l’île ont été consultés. Leur témoignage permet d’avoir un point de vue croisé sur les usages des plantes à la campagne dans des sites différents, ce qui offre une diversité dans l’observation.
- Les informateurs du lakou Marine ont été entendus, toute position sociale confondue, c'est-à-dire aussi bien les propriétaires de maisons que ceux qui ne sont que locataires.
- Les personnes ressources pour le lakou Fruit à Pain ont été sélectionnées d’une part, en fonction de la proximité de leur habitat par rapport au site d’étude, d’autre part, en fonction des connaissances que ces personnes avaient de la vie dans le lakou parce qu’elles s’y rendaient régulièrement, ou parce qu’elles y avait des connaissances. Il convient de rappeler qu’au moment de l’enquête, le site du Lakou Fruit à Pain n’existait plus. C’est donc à une sorte d’archéologie mémorielle que nous nous sommes livrés.
- Dans le corpus des personnes retenues, nous avons aussi choisi des informateurs ayant résidé à Fort-de-France ou aux Terres Sainville à l’époque du fonctionnement du lakou. Nous avons vérifié que ces personnes avaient d’étroits rapports avec les résidents du terrain d’étude, de sorte que l’on puisse comparer les points de vue, et croiser les regards, afin de parvenir à une restitution la plus proche possible de la réalité historique.
- Des informateurs des premières ceintures urbaines ont été retenus afin de témoigner de l’évolution du rapport aux plantes dans ces lieux. Les premières ceintures foyalaises, on le sait, ont vu se développer d’autre savoir-être en habitat collectif. Il fallait en rendre compte notamment en matière de rapport au végétal, ainsi le statut médian des lakou se voyait encore conforté.
- Des personnes ressources de retour dans leur commune d’origine, ont été également visées par l’enquête afin d’observer l’écart entre les pratiques d’origine dans le lakou et celles qui ont cours lors du retour à la campagne.
- En dernier lieu, notre corpus comporte des informateurs exerçant le métier de chiropracteur, de tradithérapeute, voire de médium. Leurs témoignages a été précieux dans le domaine des pratiques, des usages et des rapports entretenus par les Martiniquais avec les plantes, et le symbolique.
Dans cet article le parcours de l’informateur du nord atlantique sera privilégié il permettra ainsi d’avoir son point de vue sur les questions que nous évoquions précédemment.
Les informateurs du Nord atlantique
Le choix de la famille O. du Lorrain n’est pas innocent puisque dans sa parentèle éloignée, apparaît un de nos informateurs présent sur le site du lakou Marine: D. V. Ce fait nous permet de mieux étudier les évolutions du rapport aux plantes de la campagne au lakou.
Arbre généalogique de O.
La grand-mère de notre premier informateur O. est une indienne née en Martinique ayant vécu en Guadeloupe, puis de retour au Lorrain, elle a accueilli son petit-fils qu’elle a élevé. Elle est morte à plus de cent ans. Aujourd’hui O., grand père de Pascal O. est propriétaire à Fond Brûlé, de terrains plantés en canne initialement, puis en banane. Il a également fait du maraîchage. Il a vécu sur le terrain de sa mère dans un premier temps, puis a construit sa maison, un peu plus loin, dans le même quartier. Il a travaillé en tant que commandeur sur d’autres habitations et a toujours été agriculteur. Étant adventiste, il ne participait pas au «bondié kouli»2. Cependant, il a toujours fréquenté tous les autres indiens du coin. Il n’a jamais quitté sa commune, ni souhaité s’installer en ville. Dans le chapitre réservé au discours sur les plantes, nous avons développé celui de O. et de son petit fils.
Les informateurs du Nord-Caraïbe.
La famille de C. a été retenue d’une part à cause de sa présence dans les environs immédiats du lakou Fruit à Pain, d’autre part parce que les déplacements de la famille dans les Terres Sainville en premier lieu, dans les couronnes ensuite et enfin à la campagne, constituent un argument qui renforce les hypothèses, relatives au rapport aux plantes développé par les acteurs sociaux, que nous avions précédemment formulées. Cette famille vient de Case Pilote et s’est installée dès 1930 aux Terres Sainville. Monsieur C. père était fonctionnaire à Fort-de-France et ne pouvait plus faire tous les jours le trajet depuis Case Pilote jusqu’à la capitale. Il a décidé donc de faire venir sa famille qui résidait, au début, dans une maison louée, située à l’angle de la rue Saint Juste, puis il en a trouvé une autre qu’il a achetée rue Émile Zola. Notre informatrice principale est née à la rue Saint Juste où elle a demeuré quelques années. Étant parmi les derniers enfants de la famille, ces frères aînés fréquentaient le lakou Fruit à Pain. L’installation à Émile Zola a éloigné la famille du lakou. Les frères y allaient encore à cause de quelques relations qu’ils avaient gardées avec des résidents du lakou, mais leurs visites se faisaient de plus en plus rares. En fait, ils avaient acquis un autre statut social du fait d’une promotion professionnelle de leur père. Nous présentons ici la généalogie de la famille C. Cette précision nous permettra de suivre plus aisément ensuite sur le territoire le déplacement des membres de cette famille de Case Pilote aux abords du lakou, de ce dernier jusqu’à la campagne. Il faut noter qu’aucun membre de la famille n’est revenu à Case Pilote, ni dans la campagne environnante.
Arbre généalogique de la famille C. de Case Pilote.
Aujourd’hui,
B. notre principale informatrice habite toujours aux Terres Sainville
Bern. réside à Trénelle, sa fille Arm. est au Vauclin.
E. habite l’Hermitage, et sa fille J. habite à Paris.
G. est au plateau Fofo, sa fille L. réside dans le quartier Acajou.
Mimi a choisi de vivre au Vauclin.
T. qui est la fille de B. s’est installée à Rivière Salée au quartier Là-Haut.
Alb., de retour de France, vit avec ses enfants à Palmiste au Lamentin.
Il faut noter que la mobilité de la deuxième et troisième génération de cette famille va de la ville vers la première couronne puis vers la rurbanisation, confortant les résultats des observations précédemment menées.
Les informateurs du Sud de l’île.
Marin
Nous avons choisi cette famille de Ev. de la commune du Marin dont l’un des membres est présent aux Terres Sainville: J. A. Elle nous a permis de mener dans le sud de la Martinique des observations relatives à l’impact de la mobilité sur le rapport aux plantes des résidents de cette partie de l’île. Le choix du sud a été fait, non à cause de quelques différences pédologiques qui auraient induit des habitus différents de ceux du Nord Atlantique en matière de plantes, mais parce qu’il semblait indispensable d’avoir dans nos enquêtes, une large palette des visions et des perceptions de l’usage des plantes dans des espaces paysans différents. Ainsi J. A., dont les attaches avec la famille de Ev. ne sont pas discutables, (il est le neveu de Ev.) a été sélectionné. Cependant, sa famille et lui ont vécu en face du lakou Fruit à Pain et, en tant que commerçants, ils entretenaient des rapports privilégiés avec la population du lakou. Nous rappelons cependant que Madame Athanase avait aussi une boutique dans le lakou. Aujourd’hui, J. A. habite toujours les Terres Sainville, à quelques mètres de l’autre côté de l’Eglise, dans l’avenue Jean Jaurès. Il a construit au Marin une maison de vacances, mais il n’a pas pris la décision d’y habiter, même au moment de sa retraite.
Arbre généalogique de la famille de Ev. du Marin, oncle de J. A.
Ev. et la mère de Ab. sont frère et sœur. Tous les enfants d’Ev. sont restés au Marin plus précisément au Cap Macré.
Ab. s’est mariée et s’est installée en ville avec son mari. Parmi ses enfants, certains sont restés en ville, d’autres sont à Schœlcher, quelques uns sont partis en France. Un seul est retourné vivre dans la commune du Marin, dans la résidence secondaire construite par J. A., sur le terrain qu’il a hérité de sa mère. Il l’a transformée en résidence principale, mais ce frère n’a aucun contact avec la terre.
Si l’exemple de J. A. est particulier en matière de rapport aux plantes, et nous découvrirons ultérieurement les raisons de cette singularité (perte complète de rapport avec les plantes), le cas de D. de la commune du Vauclin méritait aussi qu’on s’y arrête.
Vauclin
D. originaire de la commune du Vauclin, a été sélectionnée car elle avait, grâce à sa situation sociale initiale, un regard singulier et extérieur à Fruit à Pain qu’elle fréquentait régulièrement. Le témoignage des étapes de sa mobilité et son rapport aux plantes en ville aux Terres Sainville et enfin à la campagne, nous a permis d’élargir le champ de réflexion sur l’évolution et l’adaptation des pratiques des personnes de milieu sensiblement plus aisé. De plus, sa vision de ce qui se passait à Fruit à Pain, médiée par l’idéologie de son milieu social, nous apportait des éléments de réflexion supplémentaire.
Arbre généalogique de Madame D. de la commune du Vauclin.
Les informateurs des milieux paysans du nord et du sud de la Martinique ont été interrogés dans les cadres d’entretiens semi directifs, d’histoires de vie et d’enquêtes.
Les familles du lakou Marine.
Nous les divisons en deux groupes, ceux qui y vivent de façon quotidienne, et ceux qui y résident épisodiquement, au gré des évolutions de leurs relations sentimentales.
Au moment de notre enquête, à Marine dans le premier groupe, il y avait:
- Monsieur G., originaire d’Haïti, locataire et ses deux filles,
- Madame S. célibataire, locataire et son fils.
Dans le second groupe, les informateurs étaient les suivants:
- Monsieur Al.: locataire, marié à une Sainte Lucienne. Cette dernière résidait neuf mois sur douze dans son île natale, au cours de ces mois Al. était dans le lakou. Lorsqu’elle venait en Martinique, elle disposait d’un appartement à Fort-de-France.
- Monsieur J.: locataire, se déplaçait au gré des aventures trouvées. Le manque d’emploi réduisait cependant considérablement sa mobilité.
- Monsieur D. V.: propriétaire, nous a signalé que sa compagne et ses enfants, vivaient ailleurs à Fort-de-France, ce qui expliquait ses absences périodiques du lakou Marine.
Nous présentons la généalogie de la famille de D. V. sachant que son grand-père a des liens de parentèle éloignés avec O. du Lorrain. En effet, un des demi-frères du père de O. est le grand père de D. V. L’objectif de cette généalogie est de montrer les trajectoires de cette famille et les conséquences sur leur rapport au végétal de leur passage dans le lakou Marine.
Arbre généalogique de D. V.
Les difficultés financières semblaient pouvoir être résolues en s’installant en ville. Grâce à la solidarité et l’aide dans les réseaux de parentèles, les parents de D. V. s’étaient installés à Marine. Cet exemple de mobilité a été propice à l’analyse du nouveau rapport aux plantes instauré dans le lakou et la comparaison des rapports développés par la famille O. et D. V.
Du point de vue de l’organisation de l’observation sur le terrain, cinq familles monoparentales pouvaient être dénombrées sur cet espace. Aucune cellule familiale n’était complète. Au regard de la répartition des hommes et des femmes, on note la présence d’une seule femme adulte (S.), qui était présente en permanence sur les lieux. Les deux filles de Monsieur G. âgées respectivement de quinze et dix sept ans, figuraient dans le groupe des enfants, avec un garçon de douze ans, fils de Madame S.
S’agissant de l’espace et du temps:
- Monsieur G. s’est installé dans ce lakou dans les années 1970. Il loge dans une chambre qui s’ouvre sur le couloir. Il est âgé d’une cinquantaine d’années. À l’origine, il était accompagné de sa conjointe. Cette dernière avait du partir après leur divorce. Demeuré seul pendant de longues années, G. avait dû faire face à l’arrivée de ses filles, qui lui avait été confiées par le juge des enfants.
- Madame S. était présente depuis 1980, âgée d’une quarantaine d’années. Son fils et elle résidaient dans une pièce faisant face à la chambre de Monsieur G., de l’autre côté du couloir. Elle disposait néanmoins d’une arrière cour attenante à sa pièce, ce qui n’était pas le cas pour G.
- Monsieur D. V. qui résidait ici depuis son enfance, avait au moment de l’enquête, une quarantaine d’années. Sa famille était propriétaire d’une parcelle de terrain dans ce lakou, depuis les années 1948. Mais la famille de sa mère vivait dans le quartier des Terres Sainville dès 1920. Petit-fils du premier occupant, D. V. disposait lors de notre entrevue de deux maisons en bois, au fond d’un jardin. La maison principale, construite sur le modèle habituel des cases créoles avait dû subir quelques réparations. Il s’agissait d’agrandissement, rajouts de pièces sur pilotis. Bref, les améliorations avaient suivi l’accroissement de la famille, les avatars des intempéries et les exigences de la modernisation en matière d’hygiène. Cette observation confortait les remarques de REY (2000) à propos de l’évolution des habitats dans les couloirs et les lakou. L’arrivée des autres personnes est plus récente.
- Monsieur Al. vivait seul dans le lakou. Il y était arrivé dans les années 1960 et était âgé au moment de l’enquête de plus de soixante ans. Il occupait la première chambre à l’entrée du couloir donnant sur la rue à gauche.
- Monsieur J. habitait seul, il était arrivé au cours des années 1980. Il avait alors la quarantaine, et occupait la chambre faisant face à celle de Al.
Au chapitre de l’organisation sociale et de l’emploi, le lakou comporte des actifs et des non actifs. Madame S. travaille régulièrement, Monsieur G. a travaillé pendant de longues années, mais est depuis peu chômeur. Monsieur Al. en raison de son âge est à la retraite, D. V. notre principal informateur est au chômage, tandis que J. vient de trouver du travail (depuis six mois). L’âge moyen des habitants du couloir est de trente neuf ans.
- Monsieur R. propriétaire des maisons du couloir que nous étudions a été l’un des informateurs. Sa mère avait acquis les immeubles dès les années 1920. Ayant été élevé dans le lakou, mais disposant d’un statut social différent, le point de vue de ce résident était pour nous intéressant.
Les familles du lakou Fruit à Pain.
Étant entendu qu’il ne reste de ce lieu que des traces sans rapport avec les espaces originels, nous nous sommes livrée à une sorte d’archéologie urbaine en interrogeant des personnes dont les souvenirs sont souvent médiés, entre autres, par l’idéologie minorante et le déni. Nous n’avons pas obtenu de toutes ces personnes leur généalogie.
Nos principaux informateurs sont:
- Mesdames G.: R., la première sœur, après avoir longuement vécu maritalement à Sainte Thérèse est revenue vivre dans la maison familiale, rue de la Pétition. T, sa sœur est toujours restée dans la même maison. Leur installation en ces lieux remonte à leur naissance en 1913 et 1912. Leur mère est elle-même née dans le lakou en 1880. Décédée en 1968 à l’âge de quatre vingt huit ans, cette dame a pu laisser à ses filles de nombreux témoignages de la vie dans le lakou. Ces témoignages nous ont été retransmis dans le cadre de leur histoire de vie.
- Monsieur J. A. habite à l’angle de la rue de la Pétition et de l’avenue de l’abbé Lavigne. Au moment de l’enquête, il est âgé de soixante dix huit ans, célibataire et sans enfants. Ses parents étaient commerçants. Il a retenu notre attention parce que son histoire de vie montrait une filiation avec des parents qui étaient restés au Marin. Nous avons interrogé des informateurs qui n’ont jamais quitté cette commune et dont les pratiques et les rapports aux plantes ont servi à mesurer l’écart qui s’est glissé entre les deux branches de la famille. J. A. est, quant à lui, le dernier fils de six enfants : quatre garçons et deux filles. Commerçant à son tour dans l’affaire de ses parents, il s’est déplacé de quelques rues, dans le cadre de la mobilité, puisqu’il réside maintenant rue Jean Jaurès où il nous a reçus pour nous narrer son histoire de vie.
- Madame N. est infirmière, dans la quarantaine, responsable administrative dans l’édilité. Sa maison familiale est située non loin de l’angle de la rue de la Pétition et de l’impasse qui longe le plateau sportif, c’est à dire l’ancien cœur du lakou. Mère de famille, Madame N. habite aujourd’hui à Châteauboeuf. Sa sœur est également partie du quartier. Leur mère est encore présente sur les lieux, toujours à la rue de la Pétition, mais plus dans la même maison. Son métier l’a conduit à fréquenter à nouveau son ancien quartier. L’entretien a donné lieu à la présentation d’une vision tant personnelle qu’administrative de cet espace.
- Monsieur X. scolarisé, est âgé de dix huit ans. Son père et ses oncles ont habité dans le lakou, plus précisément, en bordure de la partie aujourd’hui occupée par le terrain de sport. La famille de son père comptait huit enfants. Actuellement employé de mairie, cet homme et ses frères ont transmis à X. leur vision du lakou, les usages et les pratiques qui y avaient cours jusque dans les années 1960, date de leur départ définitif du quartier. X. dont les parents sont originaires de Fruit à Pain et du Prêcheur, réside aujourd’hui au Pont de Chaînes. Nous avons choisi cet informateur car il était le seul dont l’âge attestait d’une transmission de l’histoire du lakou Fruit à Pain. Il a témoigné de la réalité de ce lieu grâce aux récits de son père et de ses oncles. Relativement à la mobilité, nous avons relevé que la famille de X. au lendemain de la destruction de leurs cases, s’est rendue au Pont de Chaînes, non loin de leur lakou natal. Les éléments généalogiques de cette famille sont de nature à conforter l’hypothèse d’une transmission au moins de l’histoire et de la mémoire des lieux.
Arbre généalogique de la famille X.
Familles des Terres Sainville
- Madame D. octogénaire, vient de la commune du Vauclin et vit aujourd’hui à Ravine Plate. Elle a été confiée par sa mère, à ses tantes et oncles qui résidaient à Fort-de-France. S’étant mariée dans la vingtaine, elle a résidé avec sa famille aux Terres Sainville, rue Émile Zola. Une personne chargée de l’aider dans son ménage, était originaire du lakou. En outre, arrivée à l’âge de cinq ans dans la capitale, son oncle la conduisait souvent au Saut Lagoudou afin qu’elle s’y baigne. C’était une promenade qui la conduisait devant le lakou Fruit à Pain. Enfin, elle accompagnait régulièrement son oncle dans le lakou où ce dernier avait un artisan spécialisé dans la réparation des meubles. Tous ces éléments lui ont permis de présenter, avec un regard extérieur bien sûr, les étapes de l’évolution de ce lakou. Il nous a été donné d’apprécier dans le cadre de son histoire de vie, la mobilité qui l’a conduite à regagner sa commune d’origine après un passage au Plateau Fofo et à De Briand (deux ceintures de Fort-de-France). Il a été possible de comparer son rapport aux plantes à celui de ses voisins du Vauclin, qui eux, ne se sont pas rendus en ville.
- Madame B. est originaire de Case-Pilote. Sa mère et son père se sont installés dans la rue de l’ouvrier Albert. Neuf enfants sont issus de cette union. Ses frères, plus âgés qu’elle, fréquentaient assidûment le lakou Fruit à Pain comme nous l’avons dit précédemment. Plus tard (première mobilité), les parents de B. ont acquis l’actuelle maison où elle réside, rue Émile Zola. B. aujourd’hui dans la soixantaine, n’a jamais quitté Terres Sainville ni la maison de ses parents. Elle a donc été capable de nous livrer ses souvenirs et de nous donner son appréciation sur l’évolution de cette partie du quartier. Son histoire de vie souligne, d’une part, l’évolution du rapport aux plantes au sein de sa famille, et d’autre part, les modes de transmission des savoirs relatifs aux plantes dans sa fratrie. L’impact de la mobilité de ses frères et sœurs sur leur rapport aux plantes a pu être observé. Les rapports aux végétaux présentent à l’analyse des évolutions sensibles.
Ainsi, bien qu’en petit nombre, nos informateurs qu’ils soient de Marine, du lakou Fruit à Pain ou des Terres Sainville, nous ont offert des points de vue sur la vie dans les lakou et aux Terres Sainville, facilitant l’approfondissement des observations sur le reste du territoire.
Autres informateurs
Nous avons rencontré en outre, des thérapeutes et des tradipraticiens qui ont accepté de nous parler de leur mode opératoire avec les plantes, et de nous livrer leur point de vue quant au rapport de la population avec les végétaux. Les personnes ressources rencontrées dans ce domaine magique et symbolique sont les suivantes:
- Sainte Anne : Madame B.
- Marin : Madame T.
- Morne Rouge : Monsieur H.
- Morne Pitault : Monsieur F.
Enfin des données complémentaires ont été fournies grâce à des informateurs occasionnels: famille Du.: Lorrain (pour le végétal alimentaire), famille R.: Saint-Joseph (pour le végétal magique). Nous avons utilisé les informations d’autres personnes habitant les environs des deux lakou ainsi que le quartier, familles L. et Mo. des Terres Sainville ainsi que De. Leur témoignage fiable constituait un contrôle par rapport aux discours des personnes retenues dans le corpus. Ces informateurs viennent du vieux Fort-de-France, de Sainte-Anne, et de Schœlcher.
Nous présentons sur la carte suivante, les origines des familles, ce qui permet de repérer les trajets effectués:
Figure 8 Carte des lieux d’origine des familles.
Communes d’origine | Familles | Groupes sociaux |
Le Lorrain | Familles O. et D. V. | Agriculteur |
Case Pilote | Famille C. | Pêcheur |
Marin | Famille J. A. | Commerçant |
Vauclin | Famille D. | Agriculteur |
Les migrations de ces familles ont abouti au début du siècle dans les lakou, sites d’étude.
Sites d’étude | Nombre de familles | Activités |
Lakou Marine Lakou Fruit à Pain Terres Sainville |
5 familles 5 familles 2 familles |
Chômage, 1 employée municipale Administratif, artisan Commerçant, banque |
Observation et recueil des données
La première collecte de données a été réalisée par des enregistrements audio, des prises de vue et de notes, suivies, de rencontres avec des habitants du lakou Marine et de Fruit à Pain. Nos introducteurs ont souvent été le personnel de la mairie, en charge de collecter les informations relatives à des maisons ou à des espaces vétustes, qui sont rachetés par la municipalité et revendus à un organisme d’aménagement et de construction. Les entretiens se sont déroulés devant les maisons ou tout simplement dans l’espace commun pour Marine; tandis qu’à Fruit à Pain, c’est dans les familles habitant les maisons réhabilitées autour du plateau sportif que se sont déroulés les échanges. Concernant les familles installées à la campagne et ensuite en espace rurbain, la collecte des données s’est réalisée à leur domicile. La technique de l’histoire de vie qui permet d’investiguer et de découvrir, à travers une trame personnelle, les pratiques des membres de la famille et des voisins, parfois sur plusieurs générations, a facilité l’obtention d’informations relatives aux raisons qui ont présidé à l’exode de la famille rurale et à l’installation, tant à Marine qu’à Fruit à Pain. La place du végétal dans le mode de vie du lakou a été placée au centre du questionnement. L’investigation permet la découverte des activités de la famille, leur relation à l’habitat, au végétal et à la modernisation. Le recours au questionnaire a néanmoins été indispensable afin de préciser notamment les données qui concernent, dans une perspective quantifiable, le rapport aux plantes (GUMPERTZ, 1989). C’est le cas des occurrences de citations d’usages pour les plantes alimentaires, médicinales dans les divers espaces, et celles des utilisations avérées des plantes magiques. Il convient d’ajouter que, pour réaliser l’analyse quantitative, nous avons confronté les données des lakou avec les résultats des enquêtes menées auprès des personnes ressources du rural, à savoir ceux de Case Pilote, du Vauclin et du Marin, dans les domaines de l’alimentaire, du magique3 et de l’ornemental symbolique.
Dans l’enquête relative aux usages des plantes numineuses, l’analyse des marques d’affect liées à ce thème, a constitué la seconde application méthodologique de l’analyse de contenu de discours (GOFFMANN 1967). Elle est associée à des mots clefs utilisés à propos des dites plantes et aux thématiques qui sont développées dans les échanges concernant ces végétaux. Les thèses de CHARAUDEAU (2000), à propos des émotions, constituent l’appui théorique qui nous a autorisé à prendre en compte ces marques d’affect. En effet, selon cet auteur, «les représentations s’organisent en discours sociaux qui pour les uns certifient des connaissances sur le monde, et pour les autres présentent des savoirs de croyance avec des systèmes de valeur que les individus utilisent pour porter un jugement sur la réalité». Le numineux renvoie bien ici à des savoirs de croyances. Cependant, ces dernières étant invalidées par le discours officiel, dans le cadre d’une interaction discursive, l’émotion fait son apparition. Les éléments d’analyse sont liés alors au diagnostic. Ce dernier résulte de l’observation de type populaire d’une sémiologie et d’une transmission emphatique de l’émotion.
L’investigation menée dans les lakou a parfois entraîné la modification des attitudes des résidents relativement aux plantes (TRAVERSO, 1999). Cependant, afin de pallier ce biais, les entretiens, les questions posées et l’observation des pratiques, toutes ces techniques croisées, ont facilité la pondération des affirmations et ont fait émerger quelques résultats.
Traitement de corpus
Les entretiens, histoires de vie et enquêtes, ont permis l’extraction de corpus. La construction de ces derniers avait été réalisée tant à partir des contenus de discours, des échanges conversationnels que des interactions liées à ces échanges. D’un point de vue méthodologique, il s’agissait d’analyser la pertinence de l’usage de ces derniers pour fonder la validité des résultats de la recherche. On sait que les discours et l’analyse de leur contenu sont utilisés, tant en linguistique qu’en sociologie, et de manière générale dans toutes les disciplines des sciences humaines qui nécessitent d’enregistrer de façon systématique les pratiques, les activités et les points de vue des personnes dans leur cadre familier. Donc, cet usage étant avéré dans le domaine scientifique, la collecte des données issue des contenus des discours s’est effectuée sous forme de corpus à traitement qualitatif ou quantitatif, selon qu’il s’agisse d’observation ou d’expérimentation.
Il convient cependant d’analyser plus finement les notions d’échange conversationnel et d’interaction précédemment évoquées et leur corrélation à la présente étude. Dans le cadre de recherche de méthodes de traitement et d’analyse de contenu des entretiens que nous avions avec les informateurs, les recherches de Kerbrat-Orecchioni (1996) ont apporté des perspectives nouvelles à notre réflexion. Ainsi, l’auteur analyse le fonctionnement des conversations : la communication interculturelle, les notions de négociation dans les conversations, l’organisation structurale, le système des tours de parole, le verbal, le para-verbal et le non-verbal, les typologies des «styles communicatifs» et les diverses approches de la conversation philosophique psychologique et ethnosociologique. Dans cette dernière approche, l’ethnométhodologie, terme forgé par H. GARFINKEL (1967), s’intéresse aux échanges quotidiens et montre que les comportements observables dans ce domaine sont «routinisés», il s’agit de normes implicites existant dans la société. La démarche ethnométhodologique peut être appliquée à tous les domaines de l’activité sociale. De cette méthode d’analyse est née rappelons-le, sous l’impulsion de H. Sacks et E. Schegloff (1978), l’analyse conversationnelle dont l’objectif est de décrire les conversations. Selon eux, «Les conversations apparaissent en effet comme un lieu privilégié d’observation des organisations sociales dans leur ensemble». Alors que ce point de vue corroborait nos observations sur le terrain, la mise en œuvre stricto sensu de l’étude des entretiens avec les techniques de l’analyse conversationnelle n’a pu être appliquée à notre travail. En effet, ce qui intéresse les chercheurs opérant dans ce domaine, c’est la technologie de la conversation qui requiert une observation minutieuse des échantillons enregistrés. Cet aspect formel, et quasi linguistique de l’analyse conversationnelle, si elle était en mesure d’offrir de nouvelles perspectives à nos recherches, ne pouvait être la seule méthode pour l’analyse des discours de nos informateurs. En effet, l’étude de leurs propos est conçue sur le fond et non la forme, et porte plus précisément sur la relation de faits passés ce qui implique une dimension narrative incontournable sur celle des pratiques actuelles relatives au végétal dans les divers espaces de la Martinique. En revanche, il est certain que la prise en compte de la dimension interactive dans les conversations menées avec nos informateurs n’était pas à négliger. C’est ainsi que, d’un point de vue interactionnel, les phénomènes de reprises et de reformulations, les bafouillages, les inachèvements, les rectifications qui avaient été pris en compte dans la prise de notes et l’enregistrement ont pu être analysés à la lueur des interactions et ont occasionné une réinterprétation plus complète des propos de nos informateurs.
Une fois réalisée la confrontation des divers corpus, il convenait de lire et interpréter les résultats obtenus. Compte tenu du nombre restreint des échantillons, il n’a pas été utile d'informatiser les résultats. Certes, cela aurait pu être fait, puisque la rédaction des questions et leur codage le permettaient. Cependant, notre travail n'est pas essentiellement orienté sur le quantitatif, mais davantage sur des résultats qualitatifs. Il a été néanmoins effectué des comptages manuels, notamment dans les questionnaires. Des résultats quantitatifs et qualitatifs sont présentés au chapitre relatif au lakou et tout au long de notre travail, puisque nous nous sommes attachée à la compréhension et à l'interprétation des données essentiellement d’ordre socio-anthropologique obtenues au cours des entretiens et des histoires de vie. Nous présentons, à titre d’exemple, un modèle d’analyse d’extraits d’entretien. C’est en nous inspirant des méthodes relatées dans La conversation de C. Kerbrat-OreCchioni (1997) et en tenant compte des effets liés aux interactions4, que nous avons mené nos entretiens avec les informateurs. Ils ont porté sur les rôles assignés en général aux végétaux, et notamment sur l’acceptation ou le refus aujourd’hui de la dimension numineuse et médicinale des plantes.
Nos corpus utiles pour l’analyse et la description des phénomènes au sens où l’entendent P. CHARAUDEAU et D. MAINGUENEAU (2002) avaient pour objectif, nous le rappelons, d’évaluer les déperditions et les recompositions culturelles qui sont mises en œuvre sur le territoire tout au long d’une trajectoire dont le végétal constitue le fil indicateur. Une étape fondamentale est celle du lakou. Cet espace intermédiaire dans l’opposition ville/campagne est éminemment significatif au regard de notre problématique et à ce titre, nous présentons les techniques mises en œuvre, non seulement à Marine, mais aussi dans les autres espaces pour, en comparaison, apprécier les contenus des entretiens. Il faut rappeler qu’ils étaient organisés autour des thèmes suivants par exemple concernant les lakou:
- appréciation du lakou et représentations induites par l’habitat,
- préoccupation d’une prochaine mobilité,
- discours sur les plantes et gestion de vie dans le lakou.
Une structure similaire était mise en œuvre pour les autres espaces à analyser. Nous montrerons, à titre d’exemple, à propos du discours sur les plantes, des extraits concernant ici, uniquement le domaine alimentaire. Il s’agit d’informations recueillies à l’issue d’un entretien à Marine, avec Monsieur D. V. au cours de la quatrième rencontre. Le traitement du contenu de l’échange est réalisé à partir de l’extraction de mots clefs, de l’étude de l’évolution des pratiques alimentaires en liaison avec la temporalité chez l’énonciateur, mais également à partir de l’appréciation des évolutions idéologiques. Les termes s’appliquant aux : lieux, temps et nourriture ont complété la première approche et permis une évaluation qualitative des déperditions et recompositions culturelles à propos de l’alimentaire entre la campagne, le lakou, la ville (cité) et le retour à la campagne.
Selon CHARAUDEAU et MAINGUENEAU (2002) la notion d’échange dans son sens ordinaire désigne tout discours coproduit par des individus, il y a donc notion d’interaction et de dialogue s’opposant à monologue. D’un point de vue technique, les échanges sont des unités constituantes, qui sont nommées séquences par KERBRAT-ORECCHIONI (1990). En tant qu’unités constituées, les échanges comportent au moins une intervention dite initiative et une intervention dite réactive. On parle de troncation de l’échange, au cas où une intervention initiative ne donne pas lieu à une intervention réactive KERBRAT-ORECCHIONI (1990, p 234). Lors du recueil des données sur le terrain dans le domaine du numineux, mais aussi dans le cadre des évolutions idéologiques des informateurs, nous avons eu à expérimenter des troncations de l’échange. Nous entendons par évolution idéologique, la modification du point de vue des informateurs relativement au numineux. Ce changement est dû à l’emprise du matérialisme et du cartésianisme actuel qui disqualifient le numineux. Notre travail a été en partie une analyse de contenu, afin de décrire de façon objective, manifeste et quantitative, le contenu de la communication. Cependant, l’analyse de contenu, si elle peut satisfaire l’approche quantitative du discours, elle laisse dans l’ombre l’aspect qualitatif, c’est le cas par exemple de l’aspect idéologique. C’est pourquoi, il a été utilisé plusieurs méthodes d’analyse des contenus de discours.
Dans le présent article, nous nous contenterons de présenter une analyse du contenu du discours de O, outre des données relatives aux pratiques, ceci permettra également de vérifier les types de réponses proposées par cet informateur à la question initiale: Les variations alimentaires en fonction de l’espace de référence; rurale ou citadin et ce, en relation avec l’usage des plantes.
Discours de O.
Pour plus de commodités dans le traitement et l’analyse du contenu du discours de O. vivant à la campagne, les termes clefs sont en vert, ceux concernant le temps, la nourriture et les lieux sont en bleu. Dans le cadre d’une recherche plus large, ces éléments ont été confrontés ensuite, aux discours de D. V., à ceux de N. habitant la ceinture de Fort-de-France et enfin à ceux de Arm. de retour au Vauclin.
Pour que l’objectif de l’entretien soit atteint, six mots clefs devaient se retrouver dans l’extrait à propos de la nourriture dans le lakou : terre, planter, manger, légume, fruit, manque. Mais, ces termes n’étaient pas communiqués aux personnes interrogées. Le choix de ces mots correspond au contexte du rapport au végétal alimentaire dans les aspects simplifiés suivants : la terre en tant que support, mais aussi en tant que bien acquis, propriété individuelle ou commune. Ensuite la production, et les divers aspects de la consommation, enfin l’absence d’un de ces éléments et l’appréciation portée par rapport à cette absence.
Informateur du rural
O. du Lorrain est resté à la campagne. Ancien agriculteur passionné de coq de combat, O. a plus de quatre vingt ans. D. V. est le petit fils d’une personne faisant partie de la parentèle de O. qui s’était installée à Marine dans les années 1930-1940. La langue choisie par l’informateur a été pour l’essentiel le français. Le vocabulaire est correct et correspond à celui utilisé lors des échanges quotidiens. Certaines parties de l’extrait ont été traduites du créole. L’entretien s’est déroulé chez l’informateur qui réside désormais non loin du bourg. Monsieur O. est à l’aise, et prend aisément la parole.
Thème de l’entretien : l’alimentaire et la campagne
Question de départ: Comment se nourrit-on à la campagne, est-ce différent de la ville?
- … «Nous n’avons jamais manqué de quoi que ce soit dans mon enfance entre 1910 et 1930 ici au Lorrain»…
- … «Mon grand père avait un jardin bien planté à la campagne. Non seulement il pouvait nourrir la famille, mais il pouvait en donner aux autres, c'est-à-dire aux enfants de ses sœurs et frères. Sur la terre, nous vivions tous ensemble, ce n’est qu’après, que nous avons pris chacun nos distances. Le partage des vivres se faisait donc au moment de la récolte. Il y avait une fête. Et puis sur le terrain, il y avait des arbres fruitiers. Les fruits tombaient parce que nous ne pouvions tout manger»…
- … «Je ne me souviens pas d’années où il n’y avait pas de productions. Parfois c’est vrai, il y avait trop de pluies et dans ce cas, la terre était inondée et les racines pourrissaient. En général, nous nous rabattions sur d’autres légumes: fruit à pain, pois»...
- … «Aujourd’hui, il y a des choses que l’on mange moins, l’alimentation a changé avec les frigidaires. Les légumes que l’on plante sont pareils, mais on ne mange pas de la même manière. Exemple, à la campagne, le matin vers 10 heures, on mangeait un morceau de patate».
Pourquoi ne mange-t-on plus de patate?
- «Ce n’est pas possible aujourd’hui de donner aux enfants qui vont à l’école une patate, même à la campagne, ils ne la mangeront pas. Le petit déjeuner, c’est le pain avec du chocolat ou avec du beurre, mes petits enfants partent avec des fromages en portion, la patate, c’est pour le repas du midi».
Il y avait quand même le bol d’eau de café?
- «Oui, souvent c’était très tôt, vers cinq heures du matin, avant d’aller changer les bêtes de place. Mais les enfants prenaient quand même leur patate bouillie ou cueillaient un fruit sur le chemin pour plus tard. Et puis tout le monde n’avait pas toujours un pot avec de l’eau de café. Ceux qui voyageaient pour aller vendre à Fort-de-France en prenaient avant de partir quand ils en avaient».
- … «Enfin, je disais qu’avant on plantait plusieurs variétés de concombre que l’on faisait cuire et ce n’est plus aussi souvent utilisé ici au bourg».
Est-ce qu’on mange mieux en ville qu’à la campagne?
- «Ah non, à la campagne, les légumes sont frais. Chacun plante ce qu’il faut dans son jardin, et a au moins quelques poules. En ville, on achète entre les mains des marchandes ou du congelé, mais on ne sait pas ce qu’on achète. Déjà même au bourg, ce n’est pas pareil qu’à la campagne. En ville, tous les fruits de saison ne sont pas toujours sur la table, nous on les a encore».
Tous les fruits?
- «De toute façon, on mange déjà mieux au bourg, et qu’à Fort-de-France»
Tableau d’analyse de contenu du discours de O
Termes clefs | Temps | Lieux | Nourriture |
Manger (4) Se nourrir (1) |
Entre 1910 et 1930 | Ici au Lorrain | Vivres |
Planter (2) | Dans mon enfance | A la campagne | Arbres fruitiers Poules Légumes |
Légume (2) | Le matin // le midi | Sur le Terrain | Fruits Fruit à Pain |
Fruit (1) | Aujourd’hui (2)// Avant | A l’école | Pain, chocolat, beurre, fromage |
Manquer de (1) | Il y avait | Ville | Patate |
Terre (1) | Ce n’est plus utilisé | Bourg | Concombre |
Souvent | Fort de France | Eau de café |
Commentaire du contenu du discours de O.
La notion de «manque» est soulignée par une négation forte «ne pas» «jamais», «quoi que ce soit». Elle est à classer dans la catégorie des appréciations dont parle CHARAUDEAU (2000). Notre interlocuteur porte un jugement de valeur positif sur la situation de l’alimentaire à la campagne autrefois. La réaction émotionnelle du sujet parlant ne peut être ignorée. Par ailleurs, le discours s’organise ici surtout autour de la notion du temps «avant», et «aujourd’hui» à propos de l’alimentaire. Les éléments clés semblent être la profusion d’hier, et les changements d’aujourd’hui.
Tous les termes clefs ont été prononcés. A propos de la terre, son statut est différent. Il s’agit d’une terre vouée à l’agriculture. D’un point de vue évolution idéologique, la terre, qui était commune, est là aussi devenue individuelle et la production qui était partagée est devenue également individuelle. Aujourd’hui, chaque famille s’est individualisée et réside ailleurs. On notera que O., qui habite non loin du bourg, souligne qu’il plante encore dans son jardin pour ses besoins personnels. Lorsqu’il exerçait son métier d’agriculteur, il a dû changer ses productions et s’adapter à la demande de la clientèle, ce qui l’a amené à noter l’évolution ou le changement de la demande en matière de légume. La notion d’évolution générationnelle et idéologique est présente dans ce discours. Elle est relative aux formes d’alimentation, puisqu’il parle des adaptations liées aux nouvelles habitudes culinaires pour ses petits enfants (notion de petit déjeuner, et usage à des heures différentes des produits).
Une recomposition culturelle est également évoquée dans les propos de O. (enfants de la campagne ayant un morceau de patate pour la récréation ; existence du bol d’eau de café, qui pourrait tenir lieu de petit déjeuner).
Il conviendrait dans un autre cadre de réfléchir à l’incitation à l’introduction systématique dans les pratiques quotidiennes familiales d’un modèle de petit déjeuner ; par exemple, la réclame de chocolat Banania, dans les programmes de publicité du cinéma, au début du XX° siècle et à ses conséquences ou non sur l’utilisation des fruits frais. Toujours dans le cadre des exemples de recomposition culturelle, Monsieur O. souligne la diminution d’usages de variétés de légumes autrefois couramment utilisés. Pour conclure, O. répond clairement à la question de départ, à savoir les différences de type d’alimentation entre ville et campagne. On note encore dans son discours, la forte connotation agricole du mot terre.
Notes
- Lakou espace en marge entre le rural et l’urbain permettant à des personnes en provenance de la campagne de se loger à moindre frais. Ces espaces se retrouvent dans toutes les villes des anciennes dépendances coloniales.
- Bondié Kouli: il s’agit d’une cérémonie propitiatoire réalisée dans le cade de la religion indoue.
- Dans cette recherche, nous utiliserons le terme magique pour parler du pouvoir ésotérique que les informateurs prêtent à certaines plantes. Le mot symbolique renvoie quant à lui, dans le cadre de l’ornemental, à la présence de symbole, donc de signifiants et de signifiés (langage). De façon plus générale, le terme symbolique évoque également les représentations sociales liées à l’imaginaire.
- Les méthodes relatées par C. Kerbrat-Orecchioni, ainsi que la notion d’interaction seront présentées développées et corrélées à notre recherche dans le prochain paragraphe.
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