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La proverbialité créole
dans
l'œuvre de Lafcadio HEARN
par Pierre Pinalie
(GEREC-F)
Le proverbe créole est, indéniablement, une forme dexpression de la culture populaire datant de la période coloniale. Bien quil se présente sous un aspect universel, il transmet un système de normes et de valeurs appartenant au territoire où il est né.
Ensuite, on pourra également citer Louis GARAUD en 1891,
et évidemment Lafcadio HEARN , à partir de la Louisiane,
en 1885. Comme le fait remarquer Louis Garaud, ces proverbes donnent
«du poids à la pensée, sans lalourdir».
Il faut aussi prendre en compte le puissant et pertinent travail
de Jean-Pierre JARDEL et de feu Bernard DAVID qui ont relié,
en 1971, le proverbe, code socioculturel, au contexte historique,
économique et social de la société créole.
Cest, en effet, à partir dun quotidien rural tropical que le contenu des dictons a vu le jour. Entre le monde agricole de la plantation et le cercle relativement peu important des pêcheurs côtiers, il y avait assez peu de place pour des créations imaginaires . Et cest sans surprise quon peut établir la liste des mots les plus usuels et familiers du point de vue de lactivité professionnelle, et du point de vue du cadre environnemental. De la marmite appelée «kannari» jusquà la colline au nom de «mòn», il ne restait que le corps des locuteurs pour élaborer leurs adages et autres apophtegmes.
Jai, moi-même, dans un corpus de 1150 proverbes, établi une liste de 1082 mots-clés, et jai pu constater que 84 dentre ces mots apparaissent chacun dans plus de 10 proverbes. Et cela, à nen point douter, peut donner un aperçu des préoccupations, des thèmes et des obsessions contenus dans ce que jai appelé un «abrégé de sagesse créole».
Donc, on peut considérer que sintéresser au proverbe, cest parvenir jusquau cur dune langue et dune culture. Système parlé situé hors de la littérature, il sagit dune forme doraliture contenant un élément identitaire irremplaçable. Cest ce que l on peut lire, sous la plume de Raphaël CONFIANT qui, il y a six ans, ma fait lhonneur de rédiger une préface au volume que je consacrais aux proverbes créoles. Il y écrit que «le proverbe est éternel, et quil continuera, contre les vents de la décréolisation et les marées des bouleversements linguistiques, à être proféré et à être compris». Il souligne «la résistance culturelle que représentent, dans la créolité, ces courtes phrases qui pouvaient être enfouies dans la mémoire des hommes ou reléguées dans quelques ouvrages savants».
En effet, à partir de caractères formels stables, il exprime soit une vérité dexpérience, soit un conseil de sagesse populaire, et reste le fait dun groupe social. Et même sil est aujourdhui moins utilisé, même sil nest plus directement adapté à la société, il nen reste pas moins lexpression dun peuple dans un cadre géographique déterminé, et lécho dune culture attaquée, certes, mais toujours vivace. On peut donc, en tenant compte du fait que les proverbes sont liés à lHabitation, à la canne et à lanalphabétisme du passé, admettre quils sont peu en liaison avec la société daujourdhui. À linverse, on se demandera avec profit pourquoi, dans leffondrement du créole sur une île comme la Grenade, seuls ont survécu les proverbes.
Alors, prétendre quils ont perdu leur «puissance de persuasion» semble être une affirmation aussi peu recevable que laffirmation du contraire. À vrai dire, même dans les enquêtes réalisées auprès dun jeune public universitaire, on pourrait aussi avancer largument du snobisme de certaines couches de la population dans lesquelles tout rappel du passé est une façon de faire renaître la douleur de lesclavage, le poids de la négritude et le complexe dune culture rurale.
Du XVIIème au XIXème siècle, quelques auteurs se sont livrés à un
travail denregistrement de ces éléments de la
tradition orale que sont les proverbes.
Ainsi le jésuite Jean MONGIN en 1685, et surtout Victor SCHLCHER,
le célèbre député français déjà
cité, en 1842. Et cest à partir de ce corpus,
entre autres choses, que Lafcadio HEARN en est arrivé à
rédiger en 1885 Selected Gombo zhèbes. Little
dictionnary of creole proverbs selected from six creole dialects.
Ce semi-méridional européen à limagination
fertile, de langue anglaise, avait quand même subi une profonde
influence française. Élevé tout dabord
au Pays de Galles, on le retrouve dans une région dont le
parler particulier ne peut pas ne pas lavoir marqué.
Cest en plein Pays de Caux, en Haute-Normandie, à Yvetot, que Lafcadio apprend le français, à 20 kilomètres du port de Fécamp, doù étaient partis quelques bateaux négriers, et où jai moi-même vu le jour. Il est tentant de penser que lintonation, le lexique et les tournures du parler cauchois lont orienté vers ce pôle particulier de la galaxie francophone quest le créole. Et cest à 28 ans, en 1878, quil sinstalle à la Nouvelle-Orléans où il fréquente «les gens de couleur», et rencontre le créole, quil perfectionne avec les «bonnes vieilles négresses» et sa maîtresse Althea FOLEY. Celui qui deviendra Yakumo KOIZUMI au Japon, se sert donc, au moment où il rédige son recueil, du mot «gombo» qui désigne à la fois le légume connu et le créole de la Louisiane.
Dans ce recueil quil présente avec
modestie comme un essai, il souligne le génie du Noir pour
toujours placer un proverbe au bon moment. Devant larbitraire
des orthographes, il pense au système phonétique,
mais le rejette pour «ne pas masquer létymologie»
dont il pense qu «elle sert pour reconnaître le
mot». Il accepte donc toutes les orthographes, et ce faisant
nous plonge dans un système où il nest guère
confortable de croiser quatre orthographes pour le même mot.
Mais, quoi quil en soit, cest toujours vers le créole
le plus authentique que va sa recherche, vers ce que nous appellerions
le créole basilectal.
Dans une introduction grammaticale qui accompagne le recueil, certaines
remarques sont dune grande pertinence, en particulier sur
la prononciation du R, sur la nasalisation, sur les genres et sur
les articles.
Cest bien de fascination quil sagit
en ce qui concerne le tropique, de la part dun Européen
qui ne craignait pas daffirmer que «le nord, cest
la partie engourdie de la planète». Jamais il ne va
perdre contact avec ce que lâme populaire a produit
de plus simple et de plus spontané, et il essaiera de traduire
les impressions les plus secrètes, les mouvements les plus
délicats de lâme, et les nuances les plus subtiles
à travers la langue créole. Par exemple, cest
avec un plaisir quasiment sensuel quil cite un proverbe comme
le fameux «Fotin milatrès, sé ripozwè
bondyé», au moment où il parle de la foi des
gens simples, des femmes en particulier, qui ne reculent devant
aucun sacrifice pour honorer la divinité, en risquant de
perdre des bijoux exposés au pied des statuettes du panthéon
catholique. On pourra, à ce propos, lire ou relire La
vierge du grand retour de Raphaël CONFIANT, pour se faire
une idée des superstitions des humbles et des abus dun
certain clergé.
Il semble difficile daimer une langue sans aimer le peuple
qui la parle, et cest sans doute à travers la «da»
de Youma que Lafcadio a le mieux su montrer son amour pour la Martinique:
«si elle nest quune domestique», réplique
un jour le maître de maison à quelquun qui avait
commis lerreur de le penser, «alors, vous nêtes
quun valet». Cest une compréhension pleine
de sympathie pour lâme des humbles qui affleure dans
Youma, et un goût pour cette littérature orale qui
lorientent . La «da» conteuse, improvisatrice,
dépositaire des lointaines et curieuses traditions, qui transmet
des chansons et des refrains, permet à lécrivain
dinsérer dans ses textes les bijoux linguistiques que
sont les proverbes comme «Sé bon tjè krab ki
lakòz i pa ni tèt» ou «Mòn pa ka
kontré, moun ka kontré toujou».
Si aujourdhui, cest vrai, quelques proverbes ne sont plus appropriés à notre société, les deux derniers cités continuent, par contre, dexprimer ce que la société conserve de rapports difficiles dans la solidarité comme dans le conflit. Car tous les secteurs de la vie sociale sont concernés par les proverbes, de même que la vie familiale, laquelle ne saurait être fondamentalement différente aujourdhui, en dépit des changements dans les murs. En quoi la femme de maintenant, par exemple, a-t-elle fondamentalement changé?
Bien sûr, les choses ont évolué, mais dans toute société il existe et il a existé des rapports dautorité et de hiérarchie. Ces rapports dépendent de lorganisation politique, économique ou religieuse de la société en question, et en terre créole, ils ont toujours été complexes. En particulier, ils ont presque toujours été élaborés en fonction de critères économiques et raciaux, et ont ainsi souligné une hiérarchie entre les groupes ethniques. Ils étaient même assez fréquemment empreints dhostilité et de méfiance, et dans un monde où la délation régnait, il nétait pas anormal que la prudence fût la valeur recommandée, et cela reste vrai aujourdhui.
Il est réconfortant de lire, sous la plume de Lafcadio, des phrases du genre de celle-ci : « avec sa peau noire et nette (si belle aux yeux qui ne sont ni ignorants ni aveuglés par les préjugés) ». Les critères raciaux ne sont donc pas une préoccupation pour notre écrivain qui a pourtant parfaitement saisi une réalité sociologique dans laquelle le Nègre semble être la victime indiquée de toutes les exploitations. Nous avons recueilli 23 proverbes qui vont dans ce sens, et le mot «Nègre» lui-même est le sixième dans la liste des vocables les plus usités pour la création de proverbes. Et quelques pages plus loin, notre esthète écrit : « qui est noire et belle comme les tentes de Kadar, comme les rideaux de Salomon ».
Sous la forme «Zafè kabrit pa zafè
lapen», on trouve dans La Guiablesse un proverbe
plus fréquemment exprimé sous la forme «Zafè
kabrit pa zafè mouton», qui indique clairement quil
vaut mieux ne pas se mêler des affaires dautrui, avec
toute la charge dun conseil valable dans une société
cloisonnée et prudente. Et on, mesurera là la permanence
de ce type dinjonction puisque, plus dun siècle
plus tard, la phrase a conservé la même force persuasive
et la même forme rurale imagée.
Il est, par ailleurs, fascinant de suivre les péripéties
de ce récit intitulé La Guiablesse, où
lattirance de la superbe créature démoniaque
se termine par une chute mortelle dans un précipice . Il
est possible, là, de penser au mariage quaurait fait
Lafcadio à Cincinnati, avec une femme «de couleur(
!)» (ou noire), Martie, dont il se serait rapidement séparé,
le mariage «mixte»(sic) nayant à lépoque
aucune valeur aux Etats-Unis, et la personne en question étant
(a-t-on dit) instable et infidèle. Et comment ne pas repenser
à la maîtresse, plus tard à la Nouvelle-Orléans,
Althea FOLEY dont nous avons déjà parlé.
Quand Lafcadio écrit : «Mais une grande majorité de proverbes nègres dépendent entièrement de la façon de les appliquer, soit par leur coloration, soit par leur côté frappant, car ils possèdent un pouvoir caméléon tel, quils modifient leur nuance selon la manière dont on les utilise ». Alors, pourquoi certains refusent-ils de croire quils peuvent conserver leur fameuse «force de persuasion», et quils peuvent être «des lieux majeurs de résistance culturelle».
Les malheurs dautrui doivent servir de leçons: ainsi sexplique sans doute la prudence et la méfiance conseillées au sein de peuples qui ont connu , dans les périodes tragiques, leur charge de souffrances. Et ce, même quand le proverbe peut être dorigine européenne. Ainsi Lafcadio doute-t-il de lorigine créole des proverbes qui incluent le mot «barbe», comme si cet ornement pileux nétait guère prisé des originaires dAfrique. Il nempêche que lon se doit darroser sa propre barbe quand celle du voisin est en flammes.
On trouvera, à côté de lencouragement pour les relations positives et les comportements favorables, des conseils pour éviter la flatterie et la servilité, et cela ne manque pas de dignité si lon pense aux conditions de lesclavage. On peut ainsi ne pas ramper devant le maître, même quand on ne dispose pas de liberté. Au lieu de remuer la queue comme un chien flatteur, il nous est dit que «Bon valèt ni latjé koupé». Et si les besoins essentiels sont satisfaits, si labondance règne, rien ne permet de tolérer le gaspillage. Est-il vraiment besoin de souligner la pertinence de tout cela, aujourdhui encore?
Dans les commentaires contenus dans Gombo zhèbes, la délicate pudeur de Lafcadio ne manque pas de nous surprendre face à la verdeur de ton des expressions créoles. Faut-il voir là une réaction assez britannique de notre irlando-hellène américanisé, lui qui trouve vulgaire que lon puisse dire «Sa ki manjé zé pa sav si tjou poul fèy mal»? Y a-t-il obéissance à un modèle victorien ou réelle indignation? Nous préfèrerons la première interprétation. Mais il est vrai que de temps à autre, le tout de même sujet de Sa Majesté va jusquà reconnaître que tel dicton anglais peut être dérivé dun proverbe français du XIIIème siècle. Par exemple, le fameux «Sa zyé pa wè, tjè pa ka fè mal«, ou encore «Loin des yeux, loin du cur».
Si lopportunité et la débrouillardise sont en permanence dépeints, voire conseillés, chose normale dans une société coloniale difficile, cest quil y a là un comportement intelligent digne dadmiration. Cependant, vivre au-dessus de ses moyens reste un comportement condamnable et dangereux, ce qui nest nullement un conseil obsolète dans un quotidien contemporain surendetté.
Donc, être trop bon au point de navoir pas de tête comme le crabe, et être dépourvu de capacités de raisonnement, nest pas souhaitable. Mais, à linverse, être jaloux vous condamne à mourir desséché. Il est donc raisonnable pour chacun de rester à sa place, le mulet dans la savane et le cheval à lécurie. Car ce nest pas en coupant les oreilles du mulet quon en fait un cheval. Et ce nest pas non plus parce quon rit que lon est gai, ce qui doit mettre en garde contre les apparences qui peuvent être trompeuses.
92 des 352 proverbes de Gombo Zhèbes sont martiniquais, mais tous ont en commun la structure formelle,
le rythme binaire déterminé par lopposition
de deux groupes de mots. Leur universalité apparaît
donc tant dans cette structure que dans leur contenu, et dans une
formulation archaïsante qui les relie à un monde colonial
et tropical. Ils ne sont donc pas adaptés à un monde
européanisé et plus généralement occidental,
et sans doute parfois surprenants dans lunivers contemporain
en permanente transformation. Cependant, si on le veut bien, chacune
des leçons reste et restera valable quelles que puissent
être les mutations. Le chat continuera, comme certains humains,
de donner des coups de griffes, on risquera toujours dattraper
des puces avec le chien, et nul ne pourra jamais délaisser
ses affaires sans risques.
Avec la pudeur de son temps, Lafcadio semble choqué que lon
parle crûment du derrière des poules où il ne
faut pas compter à lavance sur le nombre des ufs,
mais, tout bien considéré, nous ne vendons guère
aujourdhui des peaux dours, bien que nous continuions
den parler, et cest toujours selon la façon dont
nous faisons notre lit que nous nous coucherons.
Et quand il nous est dit de manger et de boire tout, mais de ne pas tout dire, est-ce tibétain ou tchétchène? Est-ce le passé obsolète, est-ce incompréhensible pour un jeune étudiant? Il sagit au contraire de quelque chose qui peut sortir du conte, de la fable ou du proverbe, et qui conserve la même force persuasive quhier ou quil y a mille ans. Lorsque Lafcadio nous dit : «Il est allé à lécole comme un cabri, il est retourné mouton», non seulement il se créolise en «retournant» au lieu de «revenir», mais encore il énonce avec la saveur rurale propre au monde quil décrit, une vérité dimportance, qui ne séteindra pas demain. Car cest vrai, et plus vrai encore pour certains universitaires savants, quon peut perdre par létude lespièglerie de la jeunesse. Alors, restons simples et prudents, et comme le singe, sachons sur quel arbre nous pouvons grimper pour ne point aller nous déchirer lépiderme sur un dangereux épineux. Un panier de crabes sera toujours un panier de crabes, et peut-être serions-nous bien inspirés de ne pas nous enfermer sottement dans des liens agressifs, inutiles et dangereux.
À la limite, et une fois encore selon le proverbe du passé, lobjet langagier obsolète, le cadavre exquis, il vaudrait presque mieux mentir que dire du mal des autres. Cest ainsi que, pour ma part, et en dépit de mes erreurs, de mes lacunes et de mes faiblesses, jaime mieux manger la morue qui est à moi que le coq-dInde des autres. Et de la même manière, voir la paille dans lil du voisin quand on a une poutre dans le sien, nest pas un signe de modestie ni une preuve dhonnêteté. Faut-il vraiment répéter que cette image na pas dâge, et quelle ne risque pas de perdre un jour sa valeur morale.
Et Lafcadio est bien généreux quand il commente le proverbe «Nouri chouval pou ba ofisyé monté», en appelant cela être victime de sa propre et stupide générosité. Je lai moi-même trouvé dans sa forme négative, et je frémis en pensant que je lai entendu prononcer par un individu lappliquant à sa belle-fille, jeune et jolie personne quil nimaginait pas promise à dautres partenaires que lui-même. Quel que soit lâge du proverbe, «nihil novi sub sole insulae nostrae». Même chose dailleurs pour un autre proverbe encore, rapporté par Bernard DAVID, qui était ecclésiastique, et disait avoir entendu en confession, comme on le dit chez les catholiques, une paroissienne enceinte à qui il demandait, indiscrètement peut-être, qui était le responsable de son état : «Lè ou mété pyéw adan an nich fronmi, ou pa sav kilès ki mòdéw». Si nos jeunes étudiants ne connaissent ni la traduction ni lexplication de cette superbe phrase, on peut trembler quant à la diffusion du virus HIV dans nos parages.
Que les plus faibles aient toujours tort, voilà une vérité qui napparaît peut-être pas fréquemment dans les interactions verbales quotidiennes, mais il nen reste pas moins vrai quil sagit dun énoncé qui na rien dénigmatique, et quune traduction à partir du créole peut aisément se faire sans laide des traducteurs précédents. Reconnaître sa dette face aux chercheurs qui vous ont précédé ne signifie pas pour autant plagiat. «Imité ka détenn», et rien ne vaut loriginal, mais où est loriginal en matière de proverbes, et qui osera se proclamer détenteur des proverbes présents dans un corpus? Ainsi, qui a dit pour la première fois «Lè milat ni an vyé chouval, i ka di négrès pa manmany»? À quelle catégorie appartenait ce pertinent créateur? Car, en réalité, au vu du nombre de descendants de géreurs et de commandeurs dans nos pays, on peut se demander qui coupait la canne
Si, hier, on ne devait pas jeter dans la marmite la poule pondeuse, on a toujours intérêt de nos jour à ne pas tuer la poule aux ufs dor. Et tant pis pour le locuteur super-branché qui ne comprendrait pas lallusion. Ne parlant que pour son époque, Lafcadio ne craint pas daller chercher jusquau Portugal des similitudes. Et cest bien pour cela que son travail ne peut que rappeler à ceux qui ont essayé, comme lui, de livrer des proverbes au public : «Sa ki an ranmak pa konnèt londjè larout». Et même si on commet quelques erreurs, «An bato koulé pa anpéché lézòt navigé».
Malgré les tensions entre communautés, la société créole a toujours ressenti un besoin dentraide, et pour éviter les conflits et les troubles graves, un appel à la solidarité sest fait entendre. Quand Lafcadio enregistre le proverbe «An sèl dwèt pa sa pran pis», on peut être certain quil est toujours compris 116 ans plus tard, et quil a conservé intégralement son sens de «Lunion fait la force». Et devant le fait de lire quune mauvaise parole blesse plus quun jet de pierre, on naura aucun mal à comprendre que la méchanceté, la médisance, la calomnie, le ragot, lattaque cruelle et gratuite, le commentaire perfide font autant de ravages aujourdhui quhier.
Selon les propos de Victor SEGALEN, exote ou touriste lettré, Lafcadio HEARN nous livre un remarquable travail où la lecture du monde des îles est faite chez lui avec un regard qui surprend pour un homme de son temps. Mais, na-t-il pas failli être un «bâtard», un fils naturel , puisque son Irlandais médecin de père na fait que régulariser une situation en épousant la modeste jeune fille grecque quil avait séduite à Leucade, près dIthaque doù partit Ulysse. On dit même que cette grecque perdit plus tard la raison. Lafcadio ne revit jamais sa mère, très peu son père, et tout ceci, très tôt, à lâge de 18 ans, lobligea à se débrouiller seul.
Nous avons déjà parlé de ses amours noires, à Cincinnati dabord, doù il dut partir, et à la Nouvelle-Orléans ensuite où il resta dix ans, et où à nouveau sa vie très libre ne lui rapportait pas que des amitiés. Sa première croisière de trois mois comme journaliste dans la Caraïbe, et les deux années passées en Martinique devaient lui permettre de laisser les écrits que nous connaissons, dune finesse, dune précision et dune richesse admirables. On dit aussi que cest à MAUPASSANT, quil appréciait, quil doit son «esthétique du bref, du sketch, du récit ramassé».
Le nom quil prit, plus tard, au Japon, Koizumi YAKUMO, signifierait «petit printemps» pour le premier, et «huit nuages» pour le second. Et ce serait, selon ses biographes, «les premiers mots du plus ancien poème japonais retrouvé».
Cest à Jacqueline PICARD, dans la réédition de Gombo zhèbes, que je dois ces précieuses informations. Elle pose le problème de la signification du terme «exote». Cest, selon SEGALEN, «celui-là qui, voyageur-né, dans les mondes aux diversités merveilleuses, sent toute la saveur du Divers» . Et, poursuivant la citation « rien à voir avec les pseudo-exotes, les Loti, les touristes, les proxénètes de la sensation», toujours avides de «cocotiers { et de } ciels torrides». Et Jacqueline PICARD de conclure : «Non, l’exote est pour le poète, celui qui choisit et cultive l’Esthétique du Divers comme moyen de connaissance du monde».
En ce qui concerne les proverbes, en dépit des reproches qui lui sont adressés par les spécialistes (pudibonderie, infidélité dans la reproduction, maladresses dans l’emploi des signes orthographiques), Lafcadio HEARN ne pouvait réaliser le miracle d’être en avance sur son temps. En effet, les créolistes, déjà, disputaient ferme sur la graphie du créole, et certains pensaient qu’il faut transcrire «selon son goût». À ce propos, aujourd’hui, les choses sont claires, à l’exception de certains vociférants d’arrière-garde, et il nous reste à rendre grâce à Lafcadio du travail accompli.
Chez lui, l’Esthétique du Divers a pour nous toute la saveur de la Créolité, et c’est à l‘aune de cette Créolité qu’il faut le recevoir. Et je préfère de nouveau faire appel à Jacqueline PICARD qui écrit :«… les écrivains de la Créolité n’ont-ils pas, eux aussi, ce sentiment de fragilité, ce besoin de protéger ce qui risque de disparaître dans la mondialisation en cours?». Le même auteur écrit que Lafcadio «se voulait avant tout rêveur de rêves», et elle ajoute que «son recueil révèle au lecteur qu’il fut un grand rêveur de mots».
Quant à moi, même si ma rigueur n’est pas à la hauteur de mes entreprises, qu’il me soit permis de souhaiter être un peu comme mon frère Lafcadio HEARN.
Pierre PINALIE