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L’esclave du Ponant / L'hôpital des marins
(en écriture)

José Le Moigne

Claude de Noz était en infraction et le savait très bien. C’était une faute grave que de partir pour Nantes en laissant son esclave seul à Brest. Si cela venait à se savoir, il risquait de le payer très cher. Son avenir dans la marine risquait d’en être compromit. Dans le corps des officiers de la Royale, on ne badinait pas avec ces questions-là. D’un autre côté, son oncle, Jacques de Noz de Villeneuve, l’avait prié de venir le voir avec une insistance à laquelle il ne pouvait se dérober. Le sieur de Villeneuve, qui ne s’était jamais marié, avait amassé une fortune coquette en commerçant avec les îles. Il avait des parts dans des bateaux négriers et, lorsque cela se passait bien, c’est-à-dire la plupart du temps, les dividendes tombaient. Le capitaine, son bateau chargé de pacotille et autre verroterie, partait de Nantes vers les côtes d’Afrique d’où, sa cale emplie d’esclaves entassés comme des harengs encaque, il poursuivait sa route vers les îles d’Amérique pour se livrer à la seconde étape de son odieux commerce, la vente des esclaves. Cela pouvait prendre deux ans, mais lorsqu’il remettait le cap sur Nantes, c’était la soute pleine de tabac, de café, et surtout de ce sucre précieux qui faisait la fortune de la France.

À défaut de certitudes, puisqu’à sa connaissance rien n’avait été formalisé, Claude de Noz avait, comme on le dit curieusement, car, tout de même, il s’agit de la mort, des espérances sur l’héritage. Aussi, n’étant pas de service et l’oncle, que l’on disait malade, le mandait pour Noël, ce n’était pas l’entorse de ce Jean Foutre de Jean Mor qui allait le maintenir à Brest. On comprendra donc, qu’à la veille de prendre la malle pour Nantes, Claude de Noz ait attendu la nuit pour sortir de chez lui avec Jean Mor. Celui-ci boitait bas, mais l’hôpital des marins était tout près. Cette fois, encore, il fallait prendre la direction du bagne puis, poursuivre un peu en traversant le jardin botanique où, au milieu de merveilles venues du monde entier, le personnel, comme des moines apothicaires, soignait des plantes médicinales destinées aux remèdes. L’hôpital des marins était là, un peu plus haut que le Grand Collège, dominant l’arsenal de ses bâtiments blancs.

À présent, débarrassé de son nègre, Claude de Noz pouvait, libre de tout souci, prendre la malle de Nantes. Il n’imaginait pas une seule seconde que, celui qu’il avait de nouveau présenté comme son domestique, puisse se mal conduire.

Bien que de construction récente, l’hôpital des marins n’échappait pas aux contingences de son temps. Les salles étaient vastes, lumineuses grâce aux nombreuses baies qui permettaient aux plus valides de se distraire en regardant de leurs yeux exercés les mouvements du port, mais, comme partout ailleurs, les malades s’entassaient dans une promiscuité qui à elle seule était un défi permanent à l’hygiène.

Combien étaient-ils là, les uns geignant sur leur couche misérable, les groupés comme dans un poste d’équipage, jouant aux cartes ainsi qu’ils l’auraient fait dans un tripot. D’autres, inlassablement, ainsi que tous les marins du monde après une rude traversée, racontaient des histoires où des monstres surgissaient de la mer les nuits de calme plat, où des vaisseaux fantômes, les voiles déchirées et des squelettes accrochés aux agrès, s’approchaient bord à bord comme pour un abordage. Oui, combien étaient-ils? A quoi bon chercher à les avoir?

Par chance, on avait installé Jean Mor au bout de la rangée de lits ce qui lui permettait, en se tournant du côté du mur, de goûter à un semblant d’intimité. S’alimentant à peine, ne se levant que pour ses besoins animaux, il aurait pu rester ainsi jusqu’au retour de Claude de Noz. Quelque chose qu’il ne s’expliquait pas, quelque chose qui devait être dans son sang, le ramenait, ainsi qu’un homme sur le point de mourir retrouve son cri de nouveau-né, à la cale négrière telle que l’avait connu le grand ancêtre, raflé un jour sur une côte d’Afrique et débarqué, après des mois d’abject traversée, à peine respirant et couvert d’excréments, en Martinique, sur le quai de Saint-Pierre. Oui, cela avait été et aujourd’hui, à part peut-être la présence d’un compagnon de chaîne, qui avait-il de différent?

Presque subrepticement, le compagnon de chaîne lui arriva la matinée suivante en la personne d’un grand mulâtre qui soignait son ennui en godillant d’une salle à l’autre.

— Ça, par exemple, lâcha-t-il en créole, si je m’attendais à découvrir un frère sur ce foutu rafiot!

Manifestement, l’homme, avait lui aussi navigué. Comme nous l’avons dit plus haut, c’était un mulâtre; c’est-à-dire, que quelque part sur les îles du sucre, il était né du viol d’une esclave par un blanc, probablement le maître.

La rencontre se poursuivit en créole, langue née du contact entre les langues européennes des maîtres et les langues d’Afrique que parlaient les hommes noirs réduits en esclavage. La violence ne suffit pas à tout. Il fallait se comprendre. Ici, Jean Mor et son interlocuteur parlaient en créole français que, par commodité, souhaitant conserver la conversation des deux compères — car on devine qu’ils l’étaient très vite devenu — aussi naturelle que possible, nous ne transcrirons pas.

— Que fais-tu là mon frère? demanda le mulâtre. Et d’abord qui es-tu?

En deux mots, Jean Mor, qui n’était pas encore revenu de sa surprise, raconta son histoire.

— Je n’ai jamais entendu parler de ce lieutenant de Noz, affirma le mulâtre. Mon maître et lui ne doivent pas croiser dans les mêmes eaux.

— Ton maître?

— Oui, mon maître, mais attention, je dis cela à la manière des domestiques et non à celle des esclaves. Je suis un homme libre. Mon maître est le comte de Grasse. Je le sers en tant que cuisinier et, en même temps, je suis en apprentissage en ville. Chez Jans, le traiteur de la Grande Rue.

Jean Mor, éberlué, s’assit sur le bord de son lit. Ainsi, c’était donc vrai, la terre de France ne portait pas d’esclaves et ce mulâtre déluré, assit auprès de lui, était la preuve qu’il attendait. L’espoir renaissait.

Jean Mor se mit à l’observer. Plus âgé d’au moins cinq ans, le mulâtre était plus long que grand mais ses épaules étaient puissantes. Son visage était beau, couleur de terre brûlée, ses traits réguliers, son nez droit. Il respirait l’intelligence, la ruse et la détermination.

— Un visage de mangouste, se dit Jean Mor qui, jadis, à l’Étoile, avait observé ce petit animal capable de s’en prendre au redoutable serpent fer-de-lance et de le vaincre.

Ses cheveux épais, tire-bouchonnés plutôt que crépus, encadraient sa figure de leur masse croulante. Surtout, un anneau d’or, de ceux qu’aujourd’hui on appelle créoles, pendait à son oreille gauche.

L’homme ne fut pas long à remarquer le regard de Jean Mor.

— Je l’ai acheté, dit-il pour répondre à la question que l’autre ne posait pas, le jour même où le comte de Grasse m’a affranchi. Je me suis dit que si beaucoup de matelots en portaient, cela devait convenir aussi à un ancien esclave. Libre comme le vent, tu comprends?

— Oui, je comprends, dit Jean Mor qui, de fait, était en train de comparer sa livrée de carnaval avec l’habit, simple mais seyant du mulâtre.

— D’abord, permets-moi, comme le dise ces messieurs de la haute, de me présenter. Mon nom est Louis Rodin. Je suis né à Saint-Domingue d’où Monsieur de Grasse m’a ramené dans ses bagages. Monsieur le comte est un grand seigneur qui a les moyens de tenir ses promesses. Sa maison est nombreuse. Il ne manque pas de serviteurs; pas comme ces nobliaux qui paradent avec un valet qui ne leur coûte rien.

L’allusion était claire, mais Jean Mor, qu’elle avait percuté de front, refusa, pour l’instant, de suivre Louis Rodin sur ce terrain.

— Pourtant, dit-il avec timidité, toi aussi tu es là!

— Oh, ne vas pas t’imaginer je ne sais quoi! Je suis ici pour une chaude-pisse. Une fois guéri, je regagne mon gîte. Une chaude-pisse, tu sais au moins ce que c’est?

Louis Rolin toucha son sexe en grimaçant.

— Cadeau de Marion de Lesneven, dit-il en ricanant.

Jean Mor baissa la tête. Il était accablé. Mettre fin à ses jours? Il y songea bien sûr. Ses vingt ans, sa prétendue éducation chrétienne, n’étaient pas des obstacles.  Face à la mort, l’esclave se fiche bien des interdits. Si l’occasion se présente, au prix d’un marronnage sans véritable espoir dans les grands bois si hauts, si majestueux, si disproportionnés qu’ils sont comme une promesse d’éternité, l’esclave va. Il sait bien, lorsqu’il se lance dans les halliers, sentant, à chacune de ses enjambées, l’approche sur sa trace le souffle des molosses dressés à le flairer et à le déchiqueter, qu’il a moins d’une chance, mais il va. Il ne se dit pas pour s’encourager: Non, l’esclave ne s’embarrasse pas de formules faciles, il va. Il sait qu’on ne va pas le sacrifier sur place. Sa mort est programmée, en bas, dans l’enclos des hommes sans espoir, dans les supplices et les mutilations, pour qu’elle serve d’exemple. Peut-être même qu’on ne le tuera pas. Peut-être va-t-on se contenter de lui trancher un jarret ou autre chose et se sera pire que la mort, mais il va. Il n’est résigné, non, ce n’est pas cela. Dans les grands bois des origines l’esclave va. Il se débarrasse de sa chrysalide et va. Papillon éphémère à la beauté superbe, l’esclave vole.

Voyant Jean Mor s’enfoncer dans des rêves maussades, Louis Rollin le secoua d’une voix énergique.

— Eh! Mon frère! Redescends avec-nous! Ton lieutenant est un chien fer, d’accord mais qu’à cela ne tienne! Bénis plutôt le jour de notre rencontre car, Louis Rolin, cuisinier émérite un petit peu sorcier, vient d’inventer pour toi un sacré plat!

— Ah ! Lâcha Jean Mor d’un ton encore plus morne.

— Frère, écoute-moi et fais en ton profit. Un bruit court chez ces messieurs les officiers. Je veux dire ceux de haut rang et non les gagne-petit comme ton lieutenant de Noz. Voilà, le roi aurait décidé de renvoyer aux îles tous les noirs de France. Selon les décomptes des capitaineries, nous serions cinq à dix mille et sans doute davantage, car tous non pas été enregistrés à leur débarquement sur le sol du royaume. On dit que le duc de Choiseul, ministre de la marine, a mandaté Monsieur de Grasse pour mettre tout en place. Ainsi, au terme du voyage, les nègres esclaves seraient rendus à leur état et, sous certaines conditions, tous les autres, les affranchis et les hommes libres de couleur, resteraient libres d’exercer le métier de leur choix, en particulier, celui appris en métropole. Bon, je ne sais pas tout, mais une chose est certaine, un vaisseau de haut bord, le Brillant, termine ses aménagements. Le départ est fixé. Ce sera fin janvier.  Le comte de Guichen commandera,mais Monsieur de Grasse sera bien à son bord. Direction Saint-Domingue. Dans moins d’un mois je retourne chez moi!  

Jean Mor avait-il tout saisit du discours de Rolin? Rien ne permet de l’assurer. Cependant, l’évidence pour lui, c’est que Louis Rolin, à peine apparu dans sa vie, allait en disparaître. Il comprenait aussi que si on le ramenait à la Martinique, il ne retrouverait pas la quiétude morne et sans espoir qui, naguère, avait été son lot. Il le savait. Jamais Monsieur Laverdin de l’Étoile ne permettrait qu’un esclave qui avait vu le monde revienne sur ses terres. Il ne pouvait risquer de voir un vent de découverte souffler sur son cheptel humain. Quel fiasco! Avoir touché du doigt la liberté, avoir senti sur soi senti la caresse de son aile et la douceur de son duvet immaculé et se retrouver, le voyage achevé, dans une situation bien pire qu’au départ! L’enfer des blancs, qu’il n’avait connu que par ricochets, à présent, allait être pour lui. L’esclave domestique, qu’il était avant la visite à la plantation de Monsieur Claude de Noz était bon pour la canne, le fouet et le cachot.

—  Ne te frappes-donc pas comme ça! dit Rolin qui le voyait se déliter. Dans combien de temps revient ton Claude de Noz?

— À la mi-janvier si je l’ai bien compris. Dans deux ou trois semaines.

— Ça nous laisse du temps. Crois-moi, il va tomber de haut le jour de son retour! Plus de Jean Mor à l’hôpital, car tu seras sur le Brillant, bien planqué dans la cale. Je m’occupe de tout, juste un peu de patience. Dès que nous sommes guéris, je monte à bord et je te cache. Passée muscade, pas vu, pas pris, arrive ici et je t’embrouille! Après, débarquement discret à Saint-Domingue et te voilà un nègre libre! Voilà le plat que je prépare pour toi. Il ne te plaît pas?

Jean Mor s’ébroua et sourit. Rolin avait raison, il était rassuré.

— D’accord frère, répondit-il après un long silence. On attend pénardement d’être guéris et à nous le Brillant!

 ©José Le Moigne
L’esclave du Ponant
Novembre 2014  

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