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L’esclave du Ponant / Kéravel
(en écriture)

José Le Moigne

Kéravel, coincé entre le bagne et la rue de Siam, était le plus pauvre, le plus sordide, mais aussi, même si les forçats ne le traversaient que de jour, enchaînés et encadrés par des argousins, proximité du Grand Collège oblige, le plus dangereux des quartiers de la ville de Brest que Jean Mor apprenait à connaître. Dès la tombée du soir, les soldats en goguette, les marins en bordée et les prostituées, prenaient possession de l’incroyable entremêlement de ruelles pavées d’immondices, bordées de maisons sombres et de cabarets louches. Les lumières de la ville parvenaient mal ici et, loin de rassurer, les quinquets faméliques, qui couinaient aux pignons de maisons de guingois, ne faisaient qu’ajouter une patine inquiétante à l’étrangeté redoutable des lieux. Ce n’était certes pas un territoire pour les gentilshommes, les bourgeois ou les officiers et il fallait toute l’insolence, toute la désinvolture d’un Bassompierre, pour s’enfoncer, de Ligny suspendu à ses basques, dans ce maillage de venelles étroites et nauséabondes. De Noz, la main posée sur la poignée de son épée, s’attachait à ses pas et Jean Mor suivait. Des quatre hommes, c’était peut-être lui le mieux à son affaire. Qu’avait-il à craindre au fond? Il était décidé, en cas d’échauffourée, de se tenir bien à l’écart et, il le savait par expérience, il y avait moins de distance entre un matelot et un domestique noir qu’entre ce même matelot et un officier de la Royale.

Ils arrivèrent ainsi à l’angle d’une ruelle ni moins sinistre, ni moins sombre que les autres.

— Avez-vous remarqué, dit Bassompierre en désignant d’un haussement de tête l’enseigne déglinguée qui paillait dans le vent; dans tous les ports du monde on trouve, tout aussi mal famée que celle-ci, une Taverne de la Pomme D’or? La Taberna de la Manzana de Oro à LaHavane … A Hospedaria do Maçã Dourada à Rio …The Tavern of The Golden Apple à Kingston…

De Bassompierre avait raison. Sous toutes les latitudes, c’était les mêmes bouges, les mêmes beuglements d’hommes en rut excités par l’alcool, avec, toujours, flûtés ou insistant, leur répondant, les rires idiots des filles. Mais, pour le savoir, pour se permettre cette ironie, il fallait avoir fait le tour du monde; affronté les calmes plats qui vous rongent les nerfs, les tempêtes qui vous laissent exsangues au milieu des espars; subit les maladies, les privations de toutes sortes; bu en grimaçant l’eau corrompue qui vous maintient en vie; mâché le lard ignoble où grouille la vermine; avalé des quignons où les vers se prélassent; il fallait, aussi, après une brève cérémonie qui vous nouait le ventre, avoir rejeté à la mer, enveloppé dans un morceau de toile à voile et lesté d’un boulet, son ami le plus cher, son voisin de hamac. Oui, il fallait tout cela, et cela vous rendait cette parcelle d’humanité que vous pensiez avoir perdue.

— Voilà, mes bons, ajouta Bassompierre, pour ce soir, à moins que de Noz ait changé d’avis, où nos routes se séparent. Alors, de Noz, pas de regrets?

— Pas de regrets mon cher. Je vais rejoindre le château Plusquellec.

— Ah, Madame de Plusquellec! On dit la veuve très avenante …

 — Brisons-là, Bassompierre. Je ne tiens pas à m’engager sur ce mauvais chemin.

Sur ces mots un peu vifs il tourna les talons. Il n’était vraiment en colère, mais, connaissant Bassompierre, il ne tenait pas à lui laisser prendre le pas. Hélas, au premier pas qu’il fit, il buta sur un mauvais pavé et s’envoya une giclée de  boue nauséabonde sur ses souliers et sur ses bas.

— Sacrebleu! jura de Noz en frappant le pavé avec rage.

Il était sûr d’entendre Bassompierre ricaner dans son dos.

C’était confus, terriblement confus, mais Jean Mor accordait à cette virée nocturne où il avait suivi à son corps défendant de Bassompierre, de Ligny et son maître Claude de Noz, une vertu thaumaturge qui lui faisait penser à l’action insidieuse des docteurs-feuilles et autres maîtres du quimbois, sorciers noirs que même les planteurs  craignaient, et souvent respectaient, car il les savaient capables d’influer, souvent à votre insu, sur le cours de votre vie. D’abord, il y avait eu cette fille blonde au verbe haut qui, calée dans le chambranle de la porte de La Pomme d’Or chichement éclairé par les chandelles de suif de l’intérieur, avait crié au moment où Claude de Noz prenait congé de Bassompierre:

—Allons, ne fuyez pas bel officier! Les filles n’attendent que vous. Et toi, le moricaud, ne fait pas cette tronche ! Toi aussi, tu peux entrer. Il y a belle lurette que les négros ne font plus peur à Kéravel! Je suis prête à prendre des paris. Ton habit rouge va faire sensation …

On l’a dit et redit. Monsieur de Noz n’avait aucune intention d’entrer à La Pomme d’Or et Jean Mor que l’ardeur de ses vingt ans, à condition qu’il en ait eu le courage, aurait peut-être poussé à l’intérieur du cabaret, l’avait suivi sans rechigner. Il connaissait sa place. Et puis, il le savait. Même si son maître avait soudain changé d’avis, il n’aurait jamais consenti à ce que son esclave le suive. Brest n’était ni Sodome ni Gomorrhe, et encore moins Paris et ses roués du temps de la Régence. Ici, les maîtres ne s’encanaillaient pas en compagnie de leurs valets.Cependant, cette scène était restée gravée en lui. Il comprenait qu’à Kéravel, à l’opposé sans doute du reste de la ville, la couleur de la peau n’était pas forcément un obstacle. Non que les gens aient là l’âme mieux faite et le cœur plus charitable qu’ailleurs. C’était beaucoup plus simple. A Kéravel, société interlope s’il en fut, les matelots de couleur, souvent débarqués des navires corsaires, sans être monnaie courante, n’étaient pas inconnus.

Par ailleurs, nous le savons déjà, le lieutenant de Noz n’était pas méchant homme. Or, il se trouvait que, depuis le début de l’automne, il était fort occupé à faire jouer à son profit, du moins il l’espérait, la fameuse savonnette à vilains. En clair, Monsieur de Noz, noble certes, mais sans un sou vaillant, cherchait dans les milieux bourgeois de Brest où fleurissaient les nouveaux riches, une jeune fille fortunée à qui vendre son nom et sa particule. Bref, Monsieur de Noz cherchait à se marier. Aussi, assuré que la peau noire de Jean Mor et son ineffable livrée rouge valaient toutes les chaînes du Grand Collège, Monsieur de Noz lui laissait peu à peu la bride sur le cou. Ce furent d’abord de petites missions comme d’aller relever le courrier chez le maître de poste, ou encore de porter quelque billet chez Bassompierre ou un autre, puis, même si le lieutenant continuait à aimer parader en ville suivi de son valet, il n’hésita plus à le laisser divaguer tout seul dans la cité. D’ailleurs, à moins de le traîner partout, il n’avait pas le choix. Madame de Plusquellec n’aimait pas que le jeune noir resta seul au logis. Lorsque cela risquait de se produire, elle se calfeutrait ostensiblement dans son appartement et on la devinait marmonnant maints exorcismes et, quelle que fut sa largesse d’esprit, c’était fort déplaisant pour l’officier.

Il commença par les glacis. Le système défensif imaginé et crée par Vauban l’impressionnait et renforçait son sentiment d’isolement, d’exil tant qu’intérieur qu’extérieur qui, la nuit comme le jour, lui rongeait l’estomac l’obligeant à bloquer sa respiration pour arrêter, tant que faire se pouvait, l’irrépressible tremblement qui lui prenait les mains. Il ne mesurait jamais son temps. Les demi-lunes, les contrescarpes, la campagne au-delà crispée autour de ses clochers, lui semblaient autant de coups d’arrêt portés à son désir de liberté. Alors, soudain pris de panique, il enfonçait sa tête dans ses épaules, rajustait le tricorne posé de guingois sur ses cheveux crépus dont le maître exigeait qu’ils soient noués en un très improbable catogan et s’en allait, toujours en longeant les murailles, vers la superbe promenade que Monsieur d’Ajot venait d’ouvrir en face de la mer. Lui et sa casaque rouge se mêlaient à la foule des promeneurs et des promeneuses qui à pied, à cheval ou en cabriolet, n’arrêtaient pas de se croiser et de se saluer. Jamais Jean Mor n’aurait osé s’asseoir sur un banc pour rêver face à l’océan. Alors, il s’appuyait pendant des heures au muretin qui dominait l’à-pic. Enfin, désireux de réduire son regard pour mieux le diriger, il descendait vers le château. Arrivé sur l’esplanade, il empruntait le sentier rocailleux qui serpentait jusqu’au pied de la tour Madeleine. Une jolie goélette s’arrimait là souvent. De temps en temps, le bel oiseau ouvrait les ailes et s’engageait dans le goulet. Pour Jean Mor, s’était un jeu de mesurer le temps entre ses départs et ses retours. Une semaine, deux semaines, parfois un mois entier. Jean Mor rêvait de s’envoler aussi, qui sait, jusqu’aux lointains rivages au bord desquels il était né. Il aurait voulu embarquer en trompant le matelot de quart, se cacher sous une chaloupe ou dans quelque recoin et attendre. Jean Mor rêvait de clandestinité.

Il avait longtemps hésité puis un après-midi, au lieu de remonter par la rue de Siam, il avait traversé Kéravel. De jour, le quartier paraissait apaisé. Bonnet rouge sur la tête et garde-chiourme à leur côté, une corvée de forçats achevait de curer la voirie. Un vol criard de goélands remplissait le silence qui avait succédé à la bruyante agitation nocturne. Le bagne, lui-même, avait une allure pateline. Dans la cour intérieure du Grand Collège, des bourgeois en habit sombre contrastant avec les tenues claires de leurs bourgeoises déambulaient devant des baraques à ciel ouvert, adossées à la muraille d’enceinte, où les forçats de la petite fatigue vendaient le produit de leur artisanat, de petits objets ou des statuettes souvent confectionnés à partir de menus larcins. Vol de bois, de cuivre ou encore de fer sur lesquels, les cômes et les sous-cômes, qui y trouvaient leur compte, fermaient presque toujours les yeux. En voyant cette scène, qui lui rappelait la vie des esclaves sur les habitations, Jean Mor su que l’on était dimanche.

Il avait longtemps hésité puis, un après-midi, au lieu de remonter par la rue de Siam, il avait traversé Kéravel. De jour, le quartier paraissait apaisé. Bonnet rouge sur la tête et garde-chiourme à leur côté, une corvée de forçats achevait de curer la voirie. Un vol criard de goélands remplissait le silence qui avait succédé à la bruyante agitation nocturne. Le bagne, lui-même, avait une allure pateline. Dans la cour intérieure du Grand Collège, des bourgeois en habit sombre contrastant avec les tenues claires de leurs bourgeoises déambulaient devant des baraques à ciel ouvert,adossées à la muraille d’enceinte, où les forçats de la petite fatigue vendaient le produit de leur artisanat, de petits objets ou des statuettes souvent confectionnés à partir de menus larcins. Vol de bois, de cuivre ou encore de fer sur lesquels, les cômes et les sous-cômes, qui y trouvaient leur compte, fermaient presque toujours les yeux. En voyant cette scène, qui lui rappelait la vie des esclaves sur les habitations, Jean Mor su que l’on était dimanche. 

Tout naturellement, il se laissa guider jusqu’à la Pomme d’Or. La porte était close, mais derrière les vitres à losanges, on devinait les lueurs des chandelles et du feu. Tout était calme et l’atmosphère paisible contrastait avec l’agitation nocturne qui, Jean Mor ne pouvait en douter, allait reprendre dès que le soleil couché. L’esclave tourna la tête. Comme elles étaient tristes les façades de bois verdi qui semblaient se rejoindre à la ligne des toits. Pourtant, grâce à la pente raide, par une trouée miraculeuse qui s’ouvrait dans l’invraisemblable désordre des ruelles, il pouvait voir, en contrebas, un morceau de Penfeld haché par le haut des mâtures. Jean Mor calcula que Claude de Noz devait être rentré. A présent il pouvait donc, sans risquer de se faire refouler, rejoindre le château Plusquellec.

Il pleuvait quand il sortit le lendemain. Pas la pluie violente et chaude de Martinique, ni celle non moins brutale des comptoirs de l’Inde, mais cette pluie Brestoise, lente et mélancolique, qui léchait, des jours durant, les maisons et la mer. Elle ne vous retenait pas au logis. Il semblait même qu’elle vous attirait au-dehors car elle ne nuisait aucunement à la lumière mordorée et que, on avait beau se faire prendre à chaque fois, on avait l’impression que ce crachin, d’une finesse de soie, ne vous mouillerait pas. Cependant, on n’avait pas atteint le bout de la rue que l’on était trempé.  Une catastrophe pour les habits et encore plus pour les perruques à frimas. Alors, vous pensez, pour les cheveux crépus qu’il gonflait comme la mousse des talus rendant parfaitement ridicule l’esquisse de catogan, par nature mal noué, qui tenait davantage de la queue-de-rat que du chef d’œuvre capillaire.

Dès lors, pas de glacis, pas de court d’Ajot et pas plus de château. Jean Mor fila droit à Kéravel puis, avec la détermination de ceux qui craignent d’hésiter, poussa la porte de la Pomme d’Or.

Mais à présent, à part promener son regard sur la salle sombre et puant le moisi, éclairée seulement par le pâle rayon qui traversait les vitres et les braises de la cheminée appuyée sur le mur du fond, et puis sur les clients, pour la plupart gens de sac et de corde, mais, pour l’instant, occupés seulement à faire claquer ou les dés sur les tables graisseuses, il ne savait que faire. Saisit par la panique il allait tourner les talons lorsqu’une voix forte le héla.

— Eh l’Africain! Toi aussi te v’là icitte? Alors, ton lieutenant t’a lâché le grappin!

L’homme qui l’interpellait était tout en barbe et en épaule. Il surgissait de la vapeur bleuâtre du tabac comme un géant aux yeux bleus, très effrayant d’abord, mais, qui, à mesure qu’il sortait du brouillard, s’humanisait pour un Jean Mor d’abord tétanisé.

Comme le jeune noir, ne sachant s’il devait avancer ou reculer, restait planté comme un cierge devant la porte, le géant aux yeux bleus poursuivit.

— Sacrebleu, moricaud, aie donc pas peur! Je suis Corentin Thépault, canonnier à bord du Zéphyr. Si tu ne me connais pas, je te connais. Viens jusqu’ici. Je ne te veux pas de mal.

Jean Mor ne laissa pas tomber la garde et c’est avec la plus grande des méfiances qu’il s’installa en face de Thépault.

— Ho! Job l’Hénaff! Apporte-nous un pichet de ton meilleur cidre. Celui d’un de ces beaux tonneaux que je vois alignés là! Hurla le canonnier.

— Monsieur, je n’ai pas l’habitude, dit Jean Mor affolé.

— Je sais, partage seulement un godet avec moi, lui répondit le canonnier. Je viderai sans problème le reste. Je ne voudrais pas que tu rentres vent-arrière chez ton maître et que ce brave lieutenant de Noz te tombe sur le poil. On ne sait jamais avec cette engeance-là! Raconte-moi tes projets si tu en as.

— Retourner au plus vite à la Martinique.

— Fichtre! Rien que cela!

— Dès que Monsieur de Noz m’aura affranchi, je me débrouille pour trouver un bateau.

— Il te l’a donc promis?

— Oui. Avant même que nous ayons embarqué à Saint-Pierre.

— Hum! Bien, bien! Je n’ai pas envie de te porter la poisse, mais, à ta place, je n’y compterai pas trop.

— Monsieur de Noz est un honnête homme. Et puis, c’est la loi. Il ne peut pas avoir d’esclaves sur la terre de France. D’ailleurs, comme vous le voyez, je ne le suis déjà plus vraiment.

— Ouais! Si tu veux! En attendant, je vais te filer un filon. Viens ici demain à la même heure. Nous prendrons le bac pour nous rendre à Recouvrance. Si un jour tu as besoin de disparaître, tu trouveras tout ce qu’il faut au Cygne Couronné. J’y suis tous les matins et, en cas de besoin, c’est là que tu me trouveras.
 

 ©José Le Moigne
L’esclave du Ponant
Octobre / novembre 2014  

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