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L'esclave du Ponant 1 / Retour au port d'attache.
(en écriture)

José Le Moigne

Voilier

Photo F.Palli.

Il devait être 16 heures, ce dimanche de la mi-juin 1762, lorsque le zéphyr, avec la grâce fatiguée d’un albatros en bout de migration, entra dans le goulet. Le soleil était haut dans le ciel breton et Jean Mor, appuyé au bastingage, libre de toute tâche puisqu’à l’approche du mouillage Claude de Noz devait souscrire à sa besogne d’officier, comparait, comme un quelconque voyageur au bout d’une longue traversée, la rade de Saint-Pierre près de laquelle il était né esclave, et celle de Brest où lui était promise la vie d’un homme libre.

D’aucuns s’étonneront, peut-être, de lui voir manifester un peu de nostalgie; mais ce serait vite oublier que, jusqu’à son changement de maître, sa vie d’esclave avait été suffisamment paisible pour que, libre pour libre, il aurait préféré que sa nouvelle existence se déroulât en Martinique. Il savait qu’il n’avait pas le choix, pourtant, dès le premier regard, il lui parut que la baie de Saint-Pierre, en dépit des horreurs qu’elle abritait auxquelles il avait partiellement échappé, semblait dédier au plaisir de vivre quand celle de Brest, austère dès son approche, avec ces arbres têtus et rabougris coiffant des falaises abruptes couronnées par des forts et cet énorme château-fort que le Zéphyr s’apprêtait à longer, était tout entière vouées aux choses militaires.

— Eh, Jestin! Toujours fidèle à la marée?

Jamais, pendant ces longs mois de mer passés à traquer où à fuir l’Anglais, Jean Mor, valet du lieutenant de Noz à bord du Zéphyr, n’avait entendu le capitaine apostropher quelqu’un avec tant de familiarité. A 43 ans, Monsieur de Gadeville, avait passé en mer le plus clair de sa vie. Embarqué à 13 ans dans les Gardes-Marines, c’était un grand marin. Cependant, raide et froid dans son commandement, s’il s’abandonnait à quelques fantaisies dans son particulier, nul de ses officiers n’aurait pu l’affirmer. Ses amis, si, d’aventure il en avait, Monsieur de Gadeville ne les choisissait pas dans son état-major. De petite noblesse armoricaine, sa carrière, lente à se dessiner, l’avait mené au grade de Capitaine de frégate et il savait qu’elle ne le conduirait pas plus haut. Si la guerre aux colonies avait connu une autre issue, la gloire, peut-être, aurait-elle fini par le frôler de l’aile; mais la France avait été vaincue. Lally-Tollendal avait perdu Pondichéry et le Zéphyr, avec ce qui restait de la flotte française, avait été rappelé en Bretagne. Serait-ce là son dernier commandement en mer? Il l’ignorait, mais cela ne l’empêchait pas d’accueillir Jean Jestin, le pilote chargé de conduire la manœuvre sur la Penfeld, avec ces grandes démonstrations d’amitié qui surprenaient Jean Mor qui, depuis le départ du Zéphyr de la Martinique, avait vu bien des pilotes monter à bord dans la totale indifférence du capitaine.  

Mais ce soir tout était différent et Jean Mor qui à les côtoyer avait appris à sonder l’âme des marins, comprenait, même si lui-même n’avait jamais connu cela, qu’il s’agissait, pour le capitaine et son équipage, d’un retour au bercail. Pour quelques heures, toutes les humiliations, toutes les misères d’une navigation sans joie s’effaçaient. Le Zéphyr entrait à Brest comme un enfant prodigue, après une longue errance, retrouve la chaleur du giron maternel.

Alors Jean Mor cessa de comparer. Il laissa ses pensées divaguer un instant avec les goélands qui, volants au ras des mâts, criaillaient quelque chose qui ressemblait à des cris de bienvenue. Lentement, après l’avoir laissé errer autour de lui à la manière d’un peintre qui s’approprie le paysage, il posa son regard sur l’immensité close du port. Close était bien le mot qui convenait. Au cours de la dérade du Zéphyr, Jean Mor, sans qu’il soit par ailleurs invité à donner ses impressions, avait vu défiler bien des ports. Brest, sans qu’il soit encore capable de dire pourquoi, lui parut, en même temps que de très loin le plus singulier, comme une menace sourde. Six heures plus tôt, alors que le Zéphyr commençait à se battre avec les forts courants de la mer d’Iroise et qu’Ouessant commençait à sortir de la brume marine, il avait entendu son maître, le lieutenant de Noz, glisser, entre deux ordres jetés à l’équipage, cette phrase qui l’avait marqué.

 —Vous savez, Bassompierre, Brest est sans doute le plus puissant port d’Europe!

—Sans doute, sans doute, ajouta Bassompierre, et peut-être du monde …

Aujourd’hui, Jean Mor, pensait qu’ils avaient tous les deux raison. Vu de la mer, Jean ne savait pas qu’il s’agissait de la rivière Penfeld dont les caractéristiques creusaient ici un port en eau profonde, la ville paraissait refermée sur elle-même, avec, comme seule échappée vers l’océan, l’étroit chenal appelé le goulet qu’ils venaient de franchir. Elle lui sembla alors posée sur un plateau en amphithéâtre protégé, outre la puissance exceptionnelle de la forteresse, par de puissantes murailles qui rendaient vaine toute tentative d’invasion.

 —Mon dieu, comme tout cela est beau ! se laissa-t-il aller à murmurer.

Sous voilure réduite, le Zéphyr, manœuvré de main de maître par le pilote Jestin, glissait entre des baleinières, des cotres, et même un houari, aux voiles triangulaires, effectuant on ne sait quel service entre les rives de la Penfeld. Des vaisseaux à deux ponts aux sabords fermés, avec leurs poupes majestueuses, couvertes d’or, de statues de héros et de blasons, baillaient d’orgueil sous le soleil couchant. Plus loin, dans les bassins, des frégates graciles, des goélettes aériennes, des corvettes riantes, rivalisaient à coup de figures de proue plus belles et plus originales les une que les autres.  Jean Mor fut séduit au passage par une curieuse femme noire, ceinte d’un pagne d’or, dont la tête dressée indiquait l’horizon. Cette flotte était vaincue, prisonnière de la rade, mais l’on sentait, qu’à la moindre occasion, elle était prête à reprendre la mer.

—Lorsque je serai libre, lequel de ces navires me ramènera en Martinique? S’interrogea le jeune esclave.

D’instinct, il choisit le plus beau des vaisseaux à deux ponts. Il méritait bien cette gloire. Si on lui avait dit que les anglais, débarqués à Case Navire, s’étaient emparés de Fort Royal et de l’île tout entière, peut-être aurait-il pris la même décision que ces milliers d’esclaves qui, à bord des négriers, désespérés d’abandonner l’Afrique, préféraient en finir tout de suite en se jetant à l’eau. Personne ne faisant attention à lui, il serait mort dix fois avant que l’on songe à le repêcher.

Mais l’instinct de survie demeura le plus fort.

Maintenant, on s’était suffisamment approché de la terre pour bien voir la ville. Elle semblait sombre et torturée. Pourtant, preuve que le port se modernisait, trois longs bâtiments blancs, de même style architectural, dominaient le magma des ruelles.  Jean Mor devait apprendre très vite qu’il s’agissait de la corderie royale, de l’hôpital des marins et du bagne dont la construction, voulue dans un plan d’ensemble, avait été confiée à Antoine Choquet de Lindu. A la fin de l’année, le sort de Jean Mor allait se jouer à l’hôpital des marins mais, comme il n’était pas plus devin que nous, gardons-nous bien d’anticiper.

Jean Mor laissa s’échapper ses pensées grises pour porter toute son attention sur la vie pittoresque des quais. Ici, le sentiment d’enfermement, la mentalité d’assiégés, que l’on pouvait deviner montant de la ville serrée dans le corset continu de ses remparts, n’avait pas de raisons de s’exprimer. Là, au contraire, déroulaient toute une suite de petites scènes de genre propres à réjouir un peintre de marine. Sur la grève du château, au pied de la tour française, près de deux boîtes de luth ou de guitare, deux couples élégants, portant robes, chapeaux et manteaux à la mode du temps, devisaient. Ils devaient parler de la guerre et des mouvements du port, car l’un des hommes, assis sur le muret, semblait fort animé. Appuyant ses explications du geste, il avait pris sa compagne par la taille et lui montrait la rade. Plus bas, la deuxième jeune femme, à demi allongée sur le sable, écoutait son ami qui, assis sur un rocher, sortait de son luth une sérénade que sa compagne appréciait à sa juste valeur. En fermant les yeux, tant les pastorales étaient semblables, Jean Mor revivait certaines soirées sur la terrasse de l’habitation La Croix où la musique s’alanguissait dans la moiteur de la nuit tropicale. Un peu plus loin, armés de leurs petits marteaux, deux calfats réparaient un canot tandis qu’en face du Zéphyr, deux hommes chargeaient à la hâte des tonnelets, des ballots et des coffres sur une autre embarcation. Bien sûr, tout ça n’était qu’apparence, derrière ce décor bucolique la vie était autant, sinon autant, plus dure qu’ailleurs. Jean Mor le pressentait, mais rien, et pas même une fumée noire qui sortait d’une cabane de pêcheur à la limite de l’estran, n’était capable d’effacer cette impression de calme et de sérénité qu’il ressentait en dépit de tout.

©José Le Moigne
L’esclave du Ponant
Septembre 2014

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