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L'esclave du Ponant 1 / Jean Mor
(en écriture)

José Le Moigne

Bananier, Guadeloupe.

Photo F.Palli.

À l’heure où commence cette histoire, Claude de Noz avait à peine dépassé la trentaine. C’était un homme de taille assez médiocre, râblé, le visage grêlé, brûlé par les embruns. Lorsque la violence du soleil le forçait à ôter sa perruque, on voyait ses cheveux roux, courts sans être ras. Le maître avait voulu lui prêter des vêtements plus conformes au climat, mais le marin avait refusé de quitter sa culotte rouge, ses bas et ses souliers à boucles. À peine avait-il consenti à tomber son habit. Ainsi, sanglé dans sa vanité d’officier de la marine royale, en chemise de batiste, mais ayant conservé sa cravate de soie noire, suivait-il son cousin partout où celui-ci voulait bien le mener.

À cheval, botte à botte, Laverdin de l’Étoile le guida dans l’Habitation. Jean les suivait à distance, réglant son pas au balan des chevaux, prêt à il ne savait trop quoi. Le maître n’avait pas l’habitude de se faire suivre d’un nègre domestique. Tout ce qui pouvait troubler l’ordre immémorial du travail servile était, d’autant plus qu’il venait d’ajouter à son cheptel, après le passage du dernier négrier, une paire de bossales pas encore endormis par les chaînes, et travailler par des décharges, ce désir irrépressible, fut-ce au risque de la vie, de retrouver la liberté, était un risque que d’ordinaire il refusait de prendre. Mais aujourd’hui, il voulait, par ce geste somptuaire, montrer à son cousin de France, que lui aussi, même sans le secours d’une chaise à porteurs, connaissait les usages de la Cour.  

Jean, pour sa part, n’était pas rassuré. Pour la première fois, oubliant l’insouciance qui d’ordinaire était son lot, il comprenait ce que sa position avait d’inconvenant, voir de provoquant pour ses frères esclaves. Cependant,les nègres agricoles ne montrèrent aucune animosité à son égard. De fait, même par-dessous les paupières, ils ne le regardèrent pas. On n’était dans la suite ordinaire des jours et, que ce soit à la sucrerie, à la purgerie, au moulin, à la case à bagasse,enfin à chaque poste où travaillaient plus de 130 esclaves, les commandeurs, plus tendus que le cuir de leur garcette, veillaient et cette vigilance cadenassait tous les comportements.    

Passé les bâtiments d’exploitation on entrait de plein pied dans le royaume de la canne. C’était la saison de la coupe et un moutonnement bleu, virant à l’indigo léger sous la lumière, s’opposait à un front d’hommes porteurs de coutelas qui précédait une ligne de femmes. Un simple regard suffit à Claude de Noz pour comprendre l’organisation du travail de coupe. Chaque homme attaquait la canne par la base, la débitait en trois tronçons égaux longs d’environ un mètre que la femme qui marchait dans sa trace assemblaient et liaient en piles d’une vingtaine de tronçons chacune. Des enfants en haillons glanaient, avec l’interdiction formelle d’en mâchonner une seule, les tiges que les amarreuses,soucieuses de ne pas rompre la cadence, abandonnaient dans leur sillage.  

— Rien ne doit se perdre, se dit l’officier de marine.

Mais déjà son cousin poussait sa monture vers un mulâtre, lui aussi à cheval, qui le fouet à la main dirigeait le travail. Leur conférence ne fut pas longue. À peine Laverdin de l’Étoile eut-il tourné le dos que le fouet claqua. Aussitôt, à la grande admiration de Claude de Noz habitué à voir mener les équipages à la garcette, le front de coupe accéléra la cadence des frappes et les coutelas, en éclairs furieux, volèrent dans la lumière.

— Toujours la même chose! dit le maître avec un sourire cruel. Il faut que le fouet leur fasse danser la calenda pour qu’ils travaillent correctement.Mais suivez-moi, je vais vous montrer quelque chose qui rapporte gros, mais qui épuise à ce point la terre que je me demande si je vais la conserver longtemps.

Ils arrivèrent ainsi au pied de la montagne. Là, s’étalaient une sorte de damier formé de parcelles carrées qu’entouraient des haies vives hautes d’environ deux mètres.

— C’est mon grand-père, parmi les tous premiers de l’île, qui a planté ces caféiers. Cela doit bien faire trente ans. J’en possède à peu près mille pieds, mais la culture est difficile. Vous voyez ces lisières? dit-il en désignant les haies. Sans elles pas de café. Cette plante refuse aussi bien la caresse de vent que celle du soleil. Sans compter la cinquantaine de nègres qu’il me faut lui affecter en permanence. Je me demande si je ne vais pas les arracher et planter toute cette terre en cannes. Mais le soleil est déjà haut.Venez, nous rentrons. Il est temps de passer à table.

Quelques instants plus tard, après un bref passage dans sa chambre pour quelques ablutions, Claude de Noz s’installa, ainsi qu’on l’en avait prié dès le début de son séjour, à la place d’honneur, à droite de la maîtresse de maison. La table était merveilleusement dressée. Nappe blanche et serviettes associées; couverts en argent et fine porcelaine; verres de cristal gravés des armoiries du maître; en son milieu trônait une corbeille de fruits somptueux dont les noms n’étaient même pas connus en France et qui ouvrait à toute les tentations. Rien qui ne dénota, aux yeux de l’officier venu de France, un rustaud à peine dégrossi. Nulle trace non plus de cette ostentation qui trop souvent gâche les beaux efforts. Rien non plus de ces manières empesées qui dénotent très souvent le fat. Tout était dans un équilibre parfait. A ne pas se tromper, c’était la table d’un seigneur.

Les serviteurs ne manquaient pas, noirs et raides dans leur livrée grand siècle, mais, Laverdin de l’Étoile, avait tenu à ce que Jean soit affecté au service unique de son cousin.

Jean présenta à Claude de Noz une belle assiette de calalou de crabes, merveilleusement épaissie de gombos, qui rependait un merveilleux parfum où les épices dominaient.

— Comment, mon cousin, vous ne faites donc pas goûter! s’exclama Claude de Noz la voix étranglée de surprise.

— Ah oui, vous pensez au poison, mais n’ayez crainte.

— Pourtant j’ai lu, et aussi on m’a dit …

— Vous n’avez pas tort, mon cousin, mais pas dans ma maison. Mes nègres ont toute ma confiance.

 Du moins pour la cuisine, pensa Laverdin de l’Étoile, car pour le reste … Ce matin, encore, une vache, sa préférée, celle qu’il avait fait venir de Normandie pour le lait des enfants, était morte dans de terribles convulsions. Il ne voulait pas inquiéter outre mesure son cousin, mais, il le savait parfaitement, sur toutes les Habitations, le poison, tiré de décoctions de plantes que certains nègres tenaient en héritage de l’Afrique, était une menace perpétuelle.

À cette simple évocation, l’épouse du maître, Madame Héloïse Laverdin de l’Étoile, une jolie femme blonde qui cultivait sa pâleur en opposition au hâle des tropiques, devint encore plus livide. Contrairement au maître, elle ne savait pas masquer ses émotions et encore moins sa peur lancinante. Elle avait cru pouvoir l’exorciser en se livrant à une piété maladroite, veillant, en premier lieu, à ce qu’il n’y ait pas un seul esclave non baptisé sur le domaine. Mais loin de les désarmer, cette pratique n’avait fait qu’inciter les esclaves à la parer de coutumes africaines. À l’Étoile comme partout sur l’île, le paganisme des ancêtres étendait ses racines sous le couvert de l’hostie.

À la fin du repas, Monsieur Laverdin de l’Étoile invita son cousin à le suivre sur la terrasse pour fumer de ce bienheureux pétun qu’il cultivait sur son habitation. Ils s’installèrent sur des dodines et basculèrent en arrière pour contempler le ciel splendide de la nuit antillaise.

— Jean, apporte-nous les liqueurs, commanda Monsieur Laverdin de l’Étoile.

Le jeune esclave revint presqu’aussitôt avec un plateau où trônait le flacon de rhum vieux, mais aussi des carafons d’anisette d’Amsterdam, de la Marie Brizard de Bordeaux, du curaçao de Hollande, et autres alcools merveilleux que le maître se faisait  ramener à grands frais de la France.

Ils’apprêtait à tourner les talons lorsque le maître lui dit:

— Non, ne t’en vas pas, Monsieur Claude de Noz voudrait te dire quelque chose.  

Pour un esclave, fut-il dans une position aussi enviable que celle de Jean, qu’un blanc réclame de lui parler annonçait, à coup sûr, l’imminence d’une catastrophe. Mais l’officier ne fut pas long à le rasséréner.

— Voilà, Jean, dit-il d’une voix calme, je n’irai pas par quatre chemins. Mon domestique est mort de la fièvre pendant notre escale en Guyane. Veux-tu le remplacer?

Jean Lorgna Monsieur Laverdin de l’Étoile. Le maître paru un peu gêné ce qui ne l’empêcha pas de sourire.

— J’ai donné mon accord dit-il avec un geste bref de la main. Il ne manque plus que ta réponse.

— Bon, il m’a vendu, se dit le jeune esclave. Pourquoi, je n’en sais rien, mais j’ai déjà compris qu’il ne pouvait rien refuser à son cousin. Combien? Je n’en sais rien. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne m’a pas donné.

— Écoute, poursuivit Claude de Noz. Je sais ce qui t’arrête. Ton maître t’a promis la liberté! Je le connais, il ne reviendra pas sur sa parole, mais dans combien de temps? Si tu me suis, tu seras mon domestique tant que nous serons à bord. Tu seras libre dès que nous serons à Brest. C’est la loi. Il ne peut pas y avoir d’esclave sur la terre de France.

Jean compris qu’il n’avait pas le choix et que ces dernières précisions n’avaient qu’un but, qu’il se tienne tranquille. Mais, ce dit-il, les blancs respectent la parole du roi. Suivre Monsieur de Noz est donc pour moi le chemin le plus court pour obtenir la liberté.

— Bien, continua l’officier décidément pressé de le convaincre.  Les hommes libres ont un nom et c’est aux anciens maîtres de le donner. Donc, anticipons. A partir de cet instant, ton nom est Mor. Jean Mor, voilà le nom que tu devras transmettre à tes enfants.

Plus tard, à Brest, dans les tavernes à matelots de Recouvrance que Claude de Noz l’autorisait parfois à fréquenter, Jean allait apprendre que son nom, dans la langue bretonne qu’ils parlaient presque tous, signifiait Jean de la mer.

— Oui, mon gars, en breton tu t’appelles Yan ar Mor. Jean de la mer!

Jean aimait cela. Il y voyait une parcelle de cette liberté toujours promise et jamais accordée. Mais il n’était pas dupe. Il s’était tant de fois entendu traiter de moricaud que pour lui cela ne faisait pas de doute. Pour Claude de Noz il n’était pas Jean de la mer, mais Jean le moricaud. Et ce n’était pas là le patronyme d’un nègre destiné à voir un jour la liberté. 

©José Le Moigne
L’esclave du Ponant
Septembre 2014

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