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L’esclave du Ponant / Épilogue
Brest 2015

José Le Moigne

— Alors, Titus, qu’est que t’en dis? dit Jacques-Joseph Callixe en se baissant pour flatter l’échine de son chien. Un bout de rue dans un lotissement coincé entre le boulevard de l’Europe et l’avenue Victor Le Gorgeu! Ah! Ils l’ont bien caché, Jean Mor! Et le panneau indicateur! Tu l’as vu le panneau? Jean Mor, esclave, victime des préjugés sur la plaque bleue et tout de suite, en dessous, sur une plaque rouge, Propriété Privée. Tu te rends compte? On a beau se dire que c’est involontaire, tout de même, selon son humeur du moment, il y a là de quoi s’esclaffer ou pleurer de rage devant un pareil raccourci. À Brest, en avril 2015, vous parlez d’un hommage!

Comme Jean Mor, Jean-Joseph Callixe était un homme noir, et, comme lui, il avait un jour débarqué à Brest. Nouvelle forme d’esclavage affirmaient ses parents qui cultivaient une solide nostalgie de leur pays natal.

— Le Bumidom1 a su venir nous chercher, disait Fortuné, son papa, mais quant à nous donner les moyens de rentrer, bernicle! Un aller simple pour l’exil. Voilà ce que nous avons rapidement compris, ta mère et moi. Oh, vu du pays, nous n’avons pas à nous plaindre. Fonctionnaires tous les deux. Elle à l’hôpital Morvan et moi à la poste.  Et tous les trois ans les congés bonifiés pour avoir droit de d’aller dépenser notre argent au pays ! Et avec ça, là-bas, nos compatriotes qui nous jalousent ! Et ici, une bande de cons qui considèrent que nous, les blacks, trustons les bons emplois! Au détriment de qui, hein, peux-tu me le dire?  Même au pays, on nous prend pour des nantis à qui il faut à tout prix pompé leur fric!

Cette année, Jacques-Joseph allait avoir cinquante ans, et, pour être franc, s’il les comprenait, il ne partageait pas leurs certitudes. Il était bien à Brest et, s’il n’y était pas né, pour lui, c’était tout comme. Oh, il n’avait pas passé la ligne. Il savait bien d’où il venait et connaissait parfaitement l’Histoire de sa race. Professeur de français au lycée, en 2006, la mort de Césaire, lui avait fait prendre conscience de la richesse de son patrimoine. Il se rappelait avec quelle exaltation il avait parlé de l’importance de l’apport des écrivains martiniquais, si nombreux pour une île aussi petite, à la culture non seulement française, mais planétaire. Cependant, cette conscience aiguisée de ses racines ne l’avait jamais empêché de se sentir en parfaite adéquation avec la terre bretonne et il se réjouissait, lui qui estimait avoir combattu à l’avant-garde, de n’être plus le seul.

Vers la fin de l’automne, il avait lu un entrefilet dans la presse locale, le télégramme ou Ouest-France, c’était sans importance, car il lisait les deux, l’histoire de Jean Mor. D’abord, il avait été surpris d’apprendre que, trois siècles avant lui, un martiniquais avait vécu à Brest et que son Bumidom à lui était une frégate répondant au nom de Zéphyr.  Sa fin tragique lui avait soulevé le cœur détruisant au passage quelques représentations angélistes du lieu où il vivait. Ainsi, à Brest, au siècle des lumières, il y avait des esclaves que l’on brûlait sur la place publique! Comme si la peau noire était synonyme de sorcellerie!

C’est alors qu’il avait appris que le Conseil municipal avait décidé de donner le nom de Jean Mor à une rue de la ville. Le professeur s’était réveillé en lui et il avait rêvé de mener avec ses élèves, des grands adolescents de classe terminale, un atelier pédagogique sur la condition des noirs en Bretagne au XVIIIe siècle. Voilà pourquoi il se trouvait aujourd’hui devant la rue Jean Mor.

Il n’avait aucune raison de le nier. La proximité des deux tableaux, le bleu et le rouge, l’avait proprement horrifié. Cependant, Jacques-Joseph était un être positif. Il était trop jeune pour l’avoir vécu, mais, comme tout brestois,  les terribles bombardements de 1944, précisément l’année de naissance de son père, lesquels avaient rasé la ville, étaient dans sa mémoire collective. Précisément, ces quartiers du Bergot, de Bellevue et de Quizac, avaient particulièrement souffert. De les avoir lui permettait de juger sur une autre échelle. Même si les choses commençaient à s’effacer, ce lotissement faisait partie de la renaissance d’une ville martyre. Que le nom de Jean Mor y soit associé à celui des grands marins qui donnait à Brest son parfum d’aventure, pour modeste qu’il fut, était quand même une forme d’hommage. Jacques-Joseph se disait qu’ils n’étaient pas nombreux les noirs qui avaient donné leur nom à une rue de métropole. Martin Luther King? Bien sûr. Alexandre Dumas? Sans doute. Toussaint-Louverture? Peut-être. Sans doute aussi quelques sportifs, mais là, c’était une autre histoire. Alors, cette rue Jean Mor, n’était-ce pas un peu à Brest Voltaire et l’affaire Callas?

Restait le panneau rouge. Non, jamais, Jean Mor, et avec lui tous ses semblables, n’avait été une propriété privée. La preuve? Il était mort pour en avoir refusé jusqu’à l’idée.

Qu’on se le dise, marmonna Jacques-Joseph comme s’il parlait à ses élèves.

Note

  1. BUMIDOM: Créé en 1963, le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer, ou Bumidom, fut un organisme public français chargé d'accompagner l'émigration des habitants des départements d'outre-mer vers la France métropolitaine.

 © José Le Moigne
L’esclave du Ponant
Avril 2015

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