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L’esclave du Ponant / L'exécution
(en écriture)

José Le Moigne

Arrivé de la veille dans son effrayante maison, le 12 mai 1764, accompagné de son aide, un garçon efflanqué d’environ vingt-cinq ans qu’il avait recruté dans un bouge, Monsieur de Quimper quitta Kéravel en choisissant de suivre la rive gauche de la Penfeld. Il longea la façade du bagne qu’il contourna pour se diriger, sans un regard pour les entrechats des «canotes» menés à la godille qui s’affairaient d’un bâtiment à l’autre puis marcha sans se précipiter en direction  de la corderie royale et des nouveaux casernements du régiment de Brest. Il y avait là un groupe de solides maisons, pourvues d’annexes et de cours, occupées par des artisans aux activités pour la plupart liées au fonctionnement de l’arsenal. De toute évidence, ce n’était pas la première fois que le bourreau visitait ce hameau, car, en homme certain de son chemin, il dirigea sans hésiter ses pas vers une maisonnette trapue, bâtie en force avec des pierres du pays choisies pour leur forme et leur taille - celle qui formait l’angle de la cour semblant issue directement d’un ancien menhir - d’où émanait cette secrète élégance qui, en toutes circonstances, demeure l’apanage des choses sans apprêts. Monsieur de Quimper pénétra sans façons dans la cour où œuvrait un homme vêtu d’une chemise sans manche qui façonnait, à grands coups d’herminette, un madrier massif. Maître Nicolas Brinterc’h, le charpentier, ressemblait étrangement à sa maison. C’était un homme entre trente et quarante ans, au visage d’une beauté singulière, presque féminine malgré les cheveux filasse qu’il nouait sur la nuque, mais doté d’épaules impressionnantes pour sa taille moyenne et de main d’étrangleur. Monsieur de Quimper l’accosta avec une familiarité que l’on n’attendait pas chez cet homme terrible.

— C’est pour demain, dit-il en extrayant de son gousset quelques pièces d’argent, préparez vos affaires.

Le charpentier mit d’aplomb une charrette à hautes roues appuyée presque à la verticale au mur de pierres sèches de la cour, y attela son roussin qui paissait sur la prairie rase, semée de chardons gris-bleu apportés par la mer, qui jouxtait sa maison, la chargea de poutres, de planches, de fagots et de cordes, hissa dans un effort qui fit jouer ses muscles sa lourde caisse d’outils sur le plateau. Le convoi, Maître Nicolas en tête, s’ébranla et, lentement, dans le couinement d’agonie des roues sur le pavé, se mit à cahoter en direction de l’esplanade du château.

Nicolas Brinterc’h ne guidait pas le cheval. Il lui suffisait de marcher à ses côtés, de lui parler comme on parle à un enfant que l’on voudrait préserver de toute brutalité pour que l’animal, en secouant la tête et en roulant ses épaules puissantes, s’accordât à son pas. En arrivant sur l’esplanade le bourreau réalisa soudainement que l’on était dimanche. Certes, par crainte de provoquer la colère du Seigneur en ne respectant pas son jour, on n’exécutait pas le dimanche, mais rien n’interdisait de dresser au milieu de la place l’appareil de la mort. Mieux, même si lui, le bourreau, savait qu’il n’était nul besoin de placard pour que le peuple se presse et communie dans la liesse à la liturgie macabre dont il était l’ordonnateur, personne n’ignorait que les magistrats trouvaient que l’édification de l’échafaud une journée à l’avance, ainsi que l’on exhiberait les Tables de la Loi, faisait plus pour l’exemple que les prônes tragiques, les homélies brutales, les oraisons dantesques que le plus fulminant des imprécateurs pouvait pousser en chaire.

Nicolas s’installa sur la place, face à la rade et au château, et aussitôt tout le ciel résonna sous les coups redoublés du marteau.
Il n’est pas de forteresse hermétique qui ne laisse passer certains bruits même si l’épaisseur des murs les assourdissent et les transforment, surtout lorsqu’ils deviennent l’élément principal d’une sourde prédiction. Ainsi en est-il du canon, d’un orage à la force inédite et très proche, des roulements du tambour marquant on ne sait quel événement, mais aussi de la violence des coups portés à des planches par un charpentier acharné à dresser un gibet en face du château en narguant l’absolu de la rade et de sa promesse, jamais démentie, d’offrir à qui la saisirait une liberté dont il était impossible de toucher les limites dès l’horizon franchi.

Chaque coup de maillet qui frappait une poutre entrait dans le cœur de Jean Mor incapable même de supplier le ciel. Chaque clou s’enfonçait dans sa chair que l’angoisse rendait encore plus réceptive. Les fers qui entravaient ses poignets et ses chevilles lui semblaient des bracelets incandescents. Les yeux exorbités, il vivait son supplice par anticipation. Soudain, n’en pouvant plus, il hurla pour entendre sa voix, pour ne plus être seul, pour combler de son cri l’obscurité de son cachot. Jamais il n’aurait cru qu’il puisse ressentir tant de joie à voir entrer le porte-clés. En effet, Firmin Herrou, que tout le monde appelait le vicomte de la Pétunière tant était prononcé son goût pour le tabac, venait de franchir le seuil de la geôle en traînant les sabots. Il en avait connu des condamnés qui hurlaient de terreur en attendant que Monsieur de Quimper vienne les prendre en charge. Jean Mor n’était que le dernier de cette troupe lamentable. Demain, il serait mort. Le vicomte de la Pétunière haussa les épaules d’un geste où la pitié le disputait à l’indifférence. Il posa tranquillement aux pieds de Jean Mor une cruche d’eau croupie et un morceau de pain noir puis quitta le cachot sans se hâter et surtout sans proférer le flot d’insultes dont il abreuvait d’ordinaire les prisonniers. C’était bien peu de chose, mais Jean Mor accueillit cette réserve étonnante comme la plus grande marque de respect qu’il n’avait jamais reçu. Cela n’humanisait en rien la mort abominable qui allait être la sienne, cela ne l’apaisait pas non plus, mais, pour un temps qu’il savait devoir être très court, cela le rendait un peu plus présent à lui-même. Bientôt, on n’entendit plus rien. La nuit venait. Le gibet devait être construit. Jean Mor garda les yeux ouverts jusqu’au petit jour avant de s’endormir d’un seul coup.    

Toutes les cloches de la ville sonnant pour les défunts ainsi qu’une rumeur épaisse et insistante qui paraissait monter des quais, l’arrachèrent à sa léthargie. Alors il crut entendre le tambour, non la batterie d’un quelconque régiment, sans doute celui de Brest ou du Royal-Vaisseaux, qui battait une marche, mais ceux de la plantation où il avait grandi, tout à la fois compacts et si distincts que l’on pouvait discerner la frappe de chacun, tels qu’il les avait si souvent entendu s’élever, à demi-clandestins derrière les cases-nègres, celui d’une résistance qui transcendait leur impuissance lors de l’exécution d’un esclave marron. C’était une impression très floue, un tunnel vaporeux au bout duquel il y avait la mort.

Alors il entendit dans le couloir le claquement familier des sabots de Firmin Herrou; mais il n’était pas seul. Des semelles qu’il ne connaissait pas marquèrent le pas devant la geôle et Jean Mor entendit nettement le cliquetis des baïonnettes. Dans l’état de sidération où il était, le jeune noir n’avait pas besoin de les voir pour savoir, comme si ses yeux portés par la terreur étaient capables de traverser les murs, qu’ils étaient six, six exempts qui attendaient que Maître Herrou ouvre la porte, l’entrave et le fasse sortir, pour l’escorter jusqu’au gibet.

Nous l’avons dit. Firmin Herrou, colosse à la cervelle étroite, n’avait rien d’un enfant de chœur. Cruel, à la manière des imbéciles porteurs d’une parcelle de pouvoir, il était craint jusqu’à l’hystérie et jouissait tant de sa position qu’il ne faisait rien pour l’adoucir. Il n’avait ni amitié, ni pitié et encore moins de tendresse pour Jean Mor, pourtant, confusément, la totale solitude et la détresse extrême de ce jeune noir de vingt-ans l’avaient touché comme elle avait touché, des mois auparavant, Iffig Troadec le vieux passeur de la Penfeld.

— C’est l’heure, mon gars, dit-il d’un ton bourru.

L’instant d’après la poterne grinça et Jean Mor, les mains ligotées dans le dos et revêtu de sa fameuse casaque rouge à présent en lambeaux, surgit dans la lumière comme un chrétien des premiers temps du fond du Colisée.

Et, soudain, monstre à mille bouches qui le happait, hurlant, derrière la haie de cavaliers qui ne la contenait qu’au prix d’un colossal effort, sa joie toujours renouvelée de voir mourir un homme, la foule fut devant lui. Et ce prêtre, cet aumônier de bord qui avançait à reculons en agitant un crucifix l’exhortait à se conduire en homme! Les Dieux d’Afrique dont il avait toujours eu en lui une réminiscence vague avaient quand même une autre allure! Eux, s’ils réclamaient que leur soit fait le sacrifice d’un ennemi vaincu, ce n’était pas pour une basse vengeance. Pour eux, la justice devait s’imposer autrement. C’est ce qui se disait aux veillées là-bas en Martinique et les esclaves les plus christianisés, témoins constants des cruautés sans nom des maîtres blancs, quand bien même on leur parlait d’idolâtrie et de superstition, ne pouvait pas s’en détacher. Aussi, Jean Mor, pour l’aider à mourir, au lieu de cet épouvantail noir qui battait des ailes devant lui, aurait préféré écouter, une dernière fois, le vieux Narcisse, nègre dont on ne savait plus l’âge, qui avait fait jadis le terrible voyage depuis la lointaine Guinée, dont la parole, lorsque le tambour se taisait et que le feu mourait, avait pour eux, jeunes nègres créoles nés sur la plantation, des vertu prophétiques.

Fasciné par l’échafaud et la potence sur laquelle s’enroulait une corde dont il savait qu’elle lui était destinée, Jean Mor vit pas les magistrats, Messieurs Labbé de Lézegant et François Bergevin en tête, qui drapés dans leurs hermines, attendaient de faire procéder. Il ne vit pas non plus le lieutenant de Noz et Madame de Plusquellec, appuyés au balcon d’une des belles demeures de l’esplanade, qui bavardait joyeusement comme des quidams installés dans une loge du Théâtre de Brest.
Ils étaient maintenant parvenus au petit escalier, dressé sur le flanc du gibet, où se grand flandrin d’aide du bourreau l’attendait pour l’aider à monter. Loin de replier ses ailes le curé, comme un grand corbeau noir, multipliait les envolés et les salamalecs. Les exempts mirent baïonnette au canon et se rangèrent de part et d’autre des degrés. Monsieur de Quimper, tendant la main au prêtre, l’aida à grimper sur la plateforme où, imperturbablement, en entendant que Jean Mor le rejoindre au pied de la potence, il poursuivit ses oraisons.

Autour de l’esplanade, les cavaliers avaient serré leur rang contraignant le plus grand nombre de spectateurs, bien que certains aient pris la précaution de se munir d’escabeaux, à ne voir que le dos ou les épaules de celui qui était devant eux. Les hommes cessèrent de se chercher querelle et les femmes de houspiller, avec cette verve qu’elles savent convoquer lorsqu’il s’agit de faire valoir leur caquet, les cavaliers et les soldats du régiment de Karrer qui avaient le grand tort d’êtres suisses. De leur balcon, devenu lui aussi silencieux, pouvaient voir l’esplanade, transformée en un ovale presque parfait dont le gibet était devenu l’épicentre, les tambours du régiment de Royal-Vaisseaux qui attendaient autour de leurs instruments en pyramides sur le sol tandis que le maître-tambour, les moustaches en avant et la canne sous le bras, allait et venait devant eux.

Monsieur de Lézingant souleva son chapeau et fit signe à un lieutenant qui attendait en présentant l'épée. L’officier pivota sur ses talons puis se dirigea vers le maître-tambour à qui il dit quelques mots d’un air grave.

Aussitôt, les musiciens s’emparèrent de leurs caisses puisse tirent, immobiles dans leur bel uniforme bleu clair galonné de rubans rouges et blancs, les baguettes levées, prêts à battre.

Inondé de sueur, le regard exorbité et toujours précédé parle prêtre au bord de l’hystérie, Jean Mor monta en vacillant les marches du gibet. Les préparatifs durèrent un peu puis Monsieur de Quimper, raide et indifférent, lui passa la corde autour du cou tandis que le maître-tambour levait sa canne enrubannée dont le pommeau brilla dans le soleil. Un roulement funèbre empli l’espace presque aussitôt suivi d’un silence brutal.  Jean Mor leva les yeux au ciel en grimaçant de manière effroyable, puis ses traits se figèrent. La dernière chose qu’il vit, celle qu’il emporta avec lui, fut un vol de mouettes et de courlis qui, passant au-dessus du gibet, flotta un court instant sur le château avant de se fixer à l’aplomb d’une escadre qui, la voilure réduite, mettait le cap sur l’Atlantique.

Les tambours reprirent leur sinistre roulement. Une rumeur immense monta de la foule chauffée à blanc tandis que; pour faire cesser les tressautements obscènes qui agitaient le corps, le grand échalas qui servait d’aide à Monsieur de Quimper  tirait Jean Mor par les pieds. Les tambours se turent.

Monsieur de Quimper en serait bien resté là, mais il lui fallait remplir jusqu’au bout son office. Du côté du maître-tambour, le cœur non plus n’y était plus. Pourtant, sur un signe de Monsieur de Lézingant, il leva à nouveau sa canne et les tambours reprirent leur infernal roulement. Alors, le bourreau et son aide saisirent à bras-le-corps le corps martyrisé de Jean Mor, badigeonnèrent de soufre sa casaque écarlate, puis, après avoir lié le cadavre par le cou, les pieds et la taille au poteau du bûcher, ils achevèrent leur tâche en entourant le corps de fagots et de paille.

Alors ils allumèrent le feu.

 ©José Le Moigne
L’esclave du Ponant
Mars 2015

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